La marche est le meilleur remède pour l’homme.
Hippocrate
(460-377 av. J.-C.)
La mobilité est l’un des éléments constitutifs d’une vie active et autonome. Aussi longtemps que nous sommes capables de nous déplacer par nos propres moyens, que nous pouvons marcher jusqu’au magasin du coin, prendre la voiture pour rendre visite à nos enfants, monter sur notre vélo pour une balade à la campagne, nous sentons que nous gardons la maîtrise de notre vie et que nous appartenons pleinement à la communauté humaine. Cette capacité à se mouvoir vient-elle à diminuer, ou, pire encore, à nous être enlevée, et voilà que nous nous sentons amputés de tout un pan de notre liberté, que nous entrons dans la catégorie des handicapés, des infirmes ; nous voilà privés d’une part importante de notre vie.
L’une des caractéristiques de la vieillesse, c’est de voir diminuer, ralentir, se resserrer cette mobilité : des grincements se font sentir dans la charpente, des flottements affectent notre sens de l’équilibre ou de l’orientation, des maladies chroniques nous affaiblissent, nous fragilisent… Et il vient un temps où les moyens de locomotion qui étaient devenus pour chacun de nous comme une seconde nature devront être remis en question. Je pense surtout à la voiture et à la bicyclette, auxquelles nous associons le plus souvent l’idée de mobilité.
Au volant
Même si ma sensibilité écologiste suscite en moi quelques réticences à l’égard de l’automobile, il faut bien reconnaître que la voiture donne accès à une liberté, à une autonomie, à une indépendance qui nous sont précieuses et auxquelles il n’est pas facile de renoncer. Il y a d’abord la liberté d’aller où l’on veut, par le chemin qu’on préfère, au rythme et au moment qui nous conviennent. À quoi s’ajoute le fait que, pour certaines personnes, la voiture est également le symbole d’un statut social ; pour d’autres le moyen d’exhiber certains traits de leur personnalité (ce m’as-tu-vu au volant de sa Ferrari rutilante, cette dame tentant d’oublier son âge, les cheveux au vent, dans sa voiture de sport décapotable, ce bourgeois repu trônant dans son gros quatre-quatre par les rues de la ville…). Pour certains enfin, la voiture donne accès à une forme de poésie : qui n’a pas ressenti, sillonnant les campagnes et les villages, circulant tranquillement par monts et par vaux, escaladant les montagnes sur des routes vertigineuses, bercé par une musique qui transforme l’habitacle en un espace d’intimité heureuse, ce sentiment de liberté, de plénitude qui donne l’impression d’être de plain-pied avec le paysage ?
Les transports publics sont l’alternative naturelle à la voiture, mais il faut bien admettre qu’ils n’offrent pas le même sentiment de liberté : il y a les contraintes d’horaire, de trajectoire, de correspondances, sans oublier que le train ou l’autobus sont des espaces publics, parfois de promiscuité, à la différence de l’espace intime de la voiture. Et il faut bien reconnaître que, pour les personnes âgées, les automates à billets et leur mode d’emploi compliqué ne facilitent pas toujours la vie.
Tout cela explique peut-être pourquoi l’arrêt de la conduite automobile est souvent redouté par les personnes âgées, vécu comme le signal d’une entrée dans la vieillesse et dans la dépendance, considéré parfois comme une forme de « mort sociale ».
Selon des études récentes, c’est à partir de 80 ans que commence effectivement la démotorisation des personnes âgées, et dès 90 ans, les ménages sans voiture deviennent majoritaires.
Les raisons d’abandonner la voiture sont trop souvent sous-estimées : la prise de médicaments, les troubles moteurs, les troubles cognitifs, certaines maladies chroniques, ce sont autant de motifs qui devraient nous rendre attentifs aux dangers que peut représenter la conduite automobile pour les personnes âgées. J’ai détaillé cette question dans un « Résumé utile » : « Quand faut-il abandonner le volant ? » que vous pouvez retrouver dans la rubrique « Perles » ou lire ici.
Face à la probabilité d’avoir un jour à renoncer à la conduite automobile, le mieux est sans doute de s’y préparer le plus tôt possible, en envisageant des alternatives, des solutions de remplacement, en adoptant peut-être une autre vision de la notion de mobilité, une autre conception de l’espace et du temps. Une bonne anticipation est encore la meilleure façon de traverser cette épreuve sans trop de dommages.
Au guidon
Chacun de vous l’a sans doute remarqué : le vélo est devenu à la mode. Que ce soit dans les rues, sur les chemins de campagne, sur les routes cantonales ou dans les montées et les descentes de nos routes de montagne, tout le monde s’est mis à pédaler. La politique de la mobilité douce et la sensibilité écologique de notre époque ont encore renforcé cette tendance en mettant en avant les bienfaits d’une bonne hygiène de vie, la nécessité d’une prévention des maladies chroniques, mais aussi l’urgence de renoncer à tout ce qui contribue à dégrader notre environnement.
À propos de la petite reine, je risquerai pourtant une petite réserve en proposant une distinction : autant je comprends le promeneur à bicyclette, autant j’ai de la sympathie pour le cycliste amoureux de la nature et du plein air qui aime à humer le vent du haut de sa bicyclette, à sentir sur sa peau le souffle de l’air, qui se délecte des paysages toujours changeants qu’il traverse presque en chantonnant ; autant me sont étrangers ces coureurs haletants, pliés sur leur guidon, suant sang et eau, frôlés sans cesse par les voitures qui les dépassent, traversant le paysage sans rien entendre, sans rien voir, sans rien sentir…
Depuis quelques années, la bicyclette s’est faite électrique. J’avoue que ce phénomène me fait davantage penser à un effet de mode qu’à une nouvelle et durable façon de prendre de l’exercice. D’autant plus que le vélo électrique est loin d’être sans danger ; le nombre des accidents est en constante augmentation : l’engin est lourd, plus difficile à maîtriser dans les descentes, dans les embarras de la circulation, dans une situation imprévue ; le moteur électrique autorise des vitesses souvent inadaptées à la situation, des performances qui incitent parfois les cyclistes à se mettre en danger dans des défis irresponsables. Et que dire du succès de cet engin auprès des personnes du troisième âge ?
Pour illustrer mon propos, je ne résiste pas à l’envie de raconter une petite anecdote personnelle. Au retour d’un voyage au Tessin, je me suis arrêtée au sommet du col du Nufenen (2478 m), où des dizaines de motards et autant de propriétaires de vélos électriques se dégourdissaient les jambes avant de reprendre la route. Toujours curieuse de mon prochain, je me suis approchée d’un groupe (une trentaine) de personnes d’un certain âge rassemblées autour d’autant de vélos électriques et discutant des mérites comparés de leurs machines. Après quoi je suis retournée à ma voiture et j’ai entrepris de descendre le col en direction d’Ulrichen et du Valais. Quelle ne fut pas ma surprise de dépasser des dizaines de cyclistes électriques, la plupart frisant la soixantaine et même la septantaine, un grand nombre sans casque et en liquette, beaucoup roulant à des 30, 40, 50 km à l’heure, les plus hardis dépassant leurs congénères sans se gêner pour leur faire des queues de poisson spectaculaires. Sur la route du col, ce jour-là, les plus lents étaient les automobilistes, effrayés à la perspective de toucher un de ces cyclistes zigzagants.
La conclusion à tirer de tout cela, c’est que le vélo – électrique ou pas – n’a pas que des vertus, et surtout pour les personnes qui avancent en âge. Présenté comme le nec plus ultra de la mobilité douce, il cache bien son jeu : sa pratique sollicite des compétences mentales et physiques qui sont les premières à s’affaiblir avec la vieillesse. Dès lors, il représente un véritable danger pour les papys et les mamys qui, y voyant peut-être une occasion de montrer leur verdeur, en oublient les pièges que recèle sa conduite.
Il y a un temps pour le volant et le guidon ; mais avec les années, une autre forme de mobilité devient de plus en plus précieuse : la marche à pied.
Éloge de la marche
Marche, flânerie, balade, pérégrination, tour, badauderie, déambulation, errance, vagabondage, promenade, randonnée, traversée, excursion, pèlerinage… Peu d’activités humaines ont suscité autant de synonymes pour exprimer leur richesse et leur diversité. Et chacun de ces vocables dit une nuance particulière : flâner laisse entendre un rythme, déambuler donne à voir une certaine démarche, vagabonder revendique une allure, etc. On le voit, la marche est un monde ! Et pour les personnes âgées, elle peut devenir une ressource irremplaçable.
La marche est d’abord un bienfait pour le corps. Les muscles sont les premiers bénéficiaires de nos promenades, avec les os et leurs articulations. Un spécialiste affirme que quatre heures de marche hebdomadaires réduiraient le risque de fracture de la hanche de 43 %. Les os sont des structures vivantes qui réagissent aux contraintes qu’ils subissent et se renforcent chaque fois qu’ils sont sollicités. On peut faire la même constatation à propos des articulations. Pour les personnes souffrant d’arthrose, quelle qu’en soit la localisation, l’effort et le mouvement qu’impose une bonne marche ont de réels effets anti-inflammatoires. Les organes digestifs (le pancréas, l’estomac, le foie, les intestins…) aussi voient leur fonctionnement s’améliorer par la pratique de la marche. Trois mille cinq cents pas (un peu plus de deux kilomètres) par jour permettraient de diminuer le risque de diabète de 30 %. Et le danger de développer un cancer du côlon diminuerait dès trente minutes d’efforts quotidiens. Du côté du cœur enfin : le risque de développer une maladie cardio-vasculaire diminuerait drastiquement à partir de trente minutes de marche quotidiennes. Marcher permet de diminuer la pression artérielle ainsi que le taux de cholestérol.
La marche est également la meilleure alliée du cerveau. Deux heures de marche par semaine auraient pour effet de diminuer le risque d’accident vasculaire cérébral de 30 %. La mémoire aussi retire un profit de nos balades : quarante minutes de marche trois fois par semaine auraient des effets protecteurs sur les zones du cerveau en charge de la mémorisation. Même la dépression peut être combattue en se promenant : trente minutes de marche quotidienne réduiraient de 36 % les symptômes de la dépression. La liste de tous les bénéfices que nous pouvons retirer de nos pérégrinations est longue : de la prévention de la maladie d’Alzheimer à la lutte contre le stress, de l’entretien de nos poumons à l’amélioration de notre circulation sanguine, la marche se présente vraiment comme une sorte de panacée contre les affaiblissements de la vieillesse.
Enfin, si l’on en croit les philosophes, les poètes, les écrivains qui ont consacré des pages à la marche, il semble bien que ce soit du côté de l’esprit – certains disent de l’âme – que se font sentir les bienfaits les plus surprenants de la marche. Je pourrais écrire tout un propos à ce sujet, mais je me contenterai de citer un auteur qui me paraît avoir compris en profondeur ce que j’appellerais la sagesse du promeneur.
Pour David Le Breton, le chemin du marcheur n’est pas un chemin comme les autres : « Pour que se déploie à l’infini la connaissance du monde, il faut les chemins ou les sentiers, mémoire incisée à même la terre, trace dans les nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps… Le chemin du promeneur est le lieu d’une sorte de solidarité des hommes nouée dans le paysage. » J’aime beaucoup cette idée du chemin sur lequel les hommes se sentent reliés à la fois à la terre et à l’humanité. Une autre idée revient souvent : la marche est également un exercice de lenteur, contre la vitesse, la précipitation, le remue-ménage de notre époque : « Ce n’est plus la durée du quotidien scandée par les tâches du jour et les habitudes, mais un temps qui s’étire, flâne, se détache de l’horloge. Cheminement patient dans un temps intérieur. La marche sollicite une suspension heureuse du temps. » Enfin, la marche est aussi une rencontre avec le paysage et la nature : « À nouveau dans le plein vent du monde, le promeneur renoue avec les grandes instances amputées par la ville : le soleil, le ciel, la pluie, les arbres, l’horizon, le soir qui tombe, la nuit, la neige, le silence, la lenteur, tout ce que l’enchevêtrement des rues et la circulation routière éliminent. »
Bienfaisante pour le corps, revigorante pour la tête, inspirante pour l’âme : la marche est digne de tous les éloges. Les cavaliers ont une devise : « En avant, calme et droit ! » Elle me semble très bien convenir aux marcheurs, non ?
Conclusion
Quelle meilleure façon de se préparer à renoncer en douceur aux moyens de locomotion mécanique que de se mettre à la marche ? Non pas comme à une corvée rébarbative, mais comme à un plaisir rare, à une nouvelle façon d’arpenter le paysage, à une manière inédite de côtoyer les merveilles de la nature.
Et c’est ainsi que les personnes âgées peuvent devenir les champions toutes catégories de la mobilité douce : sans bruit, sans pollution, sans embouteillage, sans problème de parcage, et pour un petit prix (de bons souliers de marche).
Pourquoi ne pas terminer ces quelques réflexions par l’histoire du marcheur le plus original de tous les temps : le Captain Tom ?
Tom Moore s’est fait connaître au monde entier le 6 avril 2020, 25 jours avant son 100ème anniversaire. Ce jour-là, il a décidé d’effectuer avec son déambulateur – son tintebin, comme on dirait chez nous – cent fois (quatre fois par jour) les cent pas que représentent la traversée de son jardin, et cela avant son centième anniversaire.
L’enjeu de ce défi, suivi en direct par les internautes, était de récolter 1’000 livres sterling au profit du personnel soignant pendant la pandémie du COVID. Le 30 avril 2020, jour de ses 100 ans, la collecte de fonds du centenaire, grâce à un bouche à oreille fabuleux, avait atteint les trente millions de livres !
Par la suite, notre marcheur, anobli par la reine, est devenu Sir Tom Moore. Des photographies le montrant aux commandes de son déambulateur, la poitrine bardée de médailles obtenues au cours de sa carrière militaire, ont fait le tour du monde. Tom est décédé le 2 février 2021, quelques jours après avoir contracté le COVID. Aux dernières nouvelles, il arpenterait aujourd’hui ce que mon ami l’abbé appelait « les plages de l’éternité ».
