publié le 31.3.2020

Une vaillante nonagénaire

Portrait d’Élisabeth Butty

Le 1er janvier dernier, je dédiais mon Propos consacré aux « Douze vaillants chevaliers de la passion et de la longévité » à mon amie Élisabeth Butty, qui fêtait ce jour-là ses nonante ans. J’avais trouvé, chez ces douze personnalités d’exception, quatre traits communs à leurs caractères, ce que j’appelais les « 4 P » : Passion, Persévérance, Partage, Paix avec soi-même. L’idée de dédier mon article à Élisabeth m’était venue parce que je retrouvais chez elle, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie de femme, les mêmes qualités du cœur, de l’esprit et de l’âme. J’ai plaisir aujourd’hui à lui rendre hommage en brossant d’elle le portrait d’une battante qui, à l’âge de nonante ans, n’a rien perdu de son enthousiasme et de sa combativité.

Pour préparer ce portrait, j’ai rendu visite deux ou trois fois à Élisabeth dans son charmant appartement situé à l’entrée de la ville de Gruyères. Elle m’a reçue dans son salon dont, de la rue, on aperçoit par la fenêtre les bibliothèques remplies de livres et de souvenirs – bibelots et photographies. C’est un salon coquet, un peu biscornu, avec au centre une grande table et, dans les coins, trois ou quatre petits secrétaires encombrés de livres et de papiers ; l’un de ces petits bureaux est niché sous les escaliers de bois qui conduisent à l’étage. Lorsqu’on va chez Élisabeth, on n’a jamais l’impression de déranger ; sa porte est toujours ouverte et, à toutes les heures du jour, elle vous attend pour parler avec vous de ses lectures, de ses souvenirs, de sa ville de Gruyères, des événements du monde…

J’ai passé plusieurs heures chez Élisabeth, à l’entendre évoquer pour moi l’histoire de sa vie. J’ai bien souvent été stupéfaite de la vivacité de sa mémoire et de la précision des détails qu’elle me fournissait. Souvent même je devais l’interrompre, surtout quand lui revenait le souvenir de l’un ou l’autre des anciens élèves de l’école internationale qu’elle avait dirigée ; elle se rappelait tout : les prénoms, les parents, les difficultés et les talents, les réussites et les bêtises… Ces élèves sont aujourd’hui des adultes dans la soixantaine, et souvent plus, mais chacun a conservé sa petite place dans la mémoire intacte d’Élisabeth.

Une enfance studieuse

Élisabeth est née le 1er janvier 1930, à Villars-sous-Mont, dans la vallée de l’Intyamon. Elle était la septième d’une famille de neuf enfants. Son père était instituteur et toute la famille vivait dans l’appartement de l’école, qui n’était séparé de la salle de classe que par un couloir.

Élisabeth aime beaucoup évoquer cette école des années trente : « C’était une école mixte, avec un seul maître pour une trentaine d’élèves de tous les niveaux. L’année scolaire commençait au mois de mai et l’instituteur – mon père – nous emmenait en forêt à cinq heures et demie du matin pour écouter les oiseaux, identifier les fleurs, reconnaître les arbres. J’ai fait toute mon école primaire avec mon père, jusqu’à mes treize ans ; je ne voulais pas aller au pensionnat, parce que je trouvais que, dans tous les domaines, j’apprenais plus avec mon père. À cette époque, l’instituteur avait une grande liberté d’action : il n’avait pas besoin de demander une permission pour aller passer une journée avec ses élèves au bord de la Sarine. J’ai gardé des souvenirs inoubliables de ces balades dans la nature. À la maison, nous avions de grands dictionnaires et mon père me montrait comment y trouver les réponses à mes questions. »

Une formation pédagogique

Très tôt, Élisabeth a su qu’elle deviendrait elle aussi institutrice. Après les trois années d’école secondaire, elle a fréquenté l’École Normale qui venait d’être créée à Bulle. À 21 ans, elle a commencé à enseigner à l’école primaire de Porsel, une école pour filles. « Je venais de sortir de l’École Normale, je n’avais aucune expérience et on m’a tout de suite donné une classe de quarante élèves ! Au-dessus de ma tête, je me souviens qu’il y avait la classe des garçons de monsieur Seydoux. Je devais enseigner toutes les branches, y compris ce qu’on appelait à l’époque « l’ouvrage », activité pour laquelle je n’avais aucune prédisposition ; finalement, c’est la mère d’une de mes élèves qui m’a aidée en effectuant elle-même les travaux de couture, de reprisage, de tricotage… »

Vers l’école privée

Élisabeth est restée trois ans à Porsel, les trois années imposées alors à tous les maîtres par l’Instruction publique, en remboursement des années d’École Normale. Après quoi elle a rejoint son frère, André Vial, qui, avec son collègue et associé, Alexis Tinguely, venait de fonder L’Institut « La Gruyère », à Vaulruz. Quelque temps plus tard, l’école s’est installée à Gruyères, dans les locaux de l’ancien Hôtel du Bourgoz, magnifique bâtiment construit en 1912 dans le style « chalet » et situé sur une colline au pied de la ville de Gruyères. « Au début, on avait quinze élèves, tous internes. Il fallait tout savoir faire, on devait sans cesse s’adapter, innover, trouver des solutions, prendre des risques… J’étais partout, je veillais à tout ; j’enseignais, j’aidais à l’administration, je surveillais les élèves, je travaillais à faire connaître l’école. Chaque année, le nombre d’élèves augmentait, l’école devenait de plus en plus internationale. On s’est affilié à la Fédération Suisse des Écoles Privées. »

Les succès et les épreuves

En 1966, Élisabeth s’est mariée avec Stan Butty, qui est également venu travailler dans l’école. Cette même année a été celle d’un premier drame : la mort de son frère, André. Mais entretemps un autre frère, Louis, était venu rejoindre l’équipe. Après la mort d’André, et avec le développement de l’école, les tâches se sont réparties : Louis était responsable des études, Stan assurait la bonne marche de l’internat et Élisabeth s’occupait de l’administration.

« C’est à partir de ce moment-là que mes activités et mes responsabilités se sont multipliées. À côté de l’administration de l’école, qui représentait une tâche énorme, je suis devenue mère de trois enfants : Bénédicte en 1967, Anne en 1970 et Grégoire en 1971. J’avais l’impression que c’était cette accumulation des occupations qui me stimulaient et me donnaient la force, l’énergie, la santé pour aller de l’avant. Mais bien sûr, le ressort essentiel, c’était ma passion pour la pédagogie, une passion qui était comme chevillée à mon corps et à mon esprit ! Je me préoccupais beaucoup des élèves, de leur formation, de leur éducation, de leur réussite, avec l’étroite collaboration des parents… Mais ce souci était largement payé de retour par tout ce que les élèves m’apprenaient et m’apportaient ; ils venaient des quatre coins du monde et, à travers ce qu’ils me racontaient, je découvrais des pays, des coutumes, des cultures… »

En 1971, Stan et Élisabeth ont construit leur maison, qui était pour ainsi dire « collée » à l’école. Un étage était réservé aux élèves filles de L’Institut. « En-dehors des heures de bureau, les appels pour L’Institut étaient déviés vers la maison et, dès qu’il y avait un problème, je répondais. En somme, j’étais présente pour l’école 24 heures sur 24 ! »

Mais les épreuves n’ont pas épargné Élisabeth. À cinquante-quatre ans, elle est devenue veuve, avec ses trois enfants adolescents. Non seulement elle perdait son mari, mais aussi un précieux collaborateur. Quelques années plus tard, un nouveau drame la frappait, avec la perte de son fils, Grégoire. Et peu de temps avant de prendre sa retraite, Élisabeth a encore connu l’épreuve de découvrir la maladie de sa fille et le handicap de sa deuxième petite-fille.

Ultime coup du sort : Élisabeth a connu récemment la fermeture définitive de L’Institut « La Gruyère ». Âgée de 89 ans, elle a assisté, impuissante, à la disparition de ce qui avait été en grande partie son œuvre et celle de sa famille. De la fenêtre de son appartement, il lui arrive sans doute de temps en temps de tourner son regard vers le grand chalet trônant sur la colline ; là où grouillait la fourmilière des élèves s’ébattant sur les terrains de jeu, la vaste maison semble maintenant endormie, les volets sont clos, les feuilles mortes roulent sur le court de tennis…

À la retraite

À septante ans, Élisabeth a décidé qu’il était temps de prendre sa retraite et de céder les rênes à sa fille Anne. Elle a également  décidé de déménager, pour s’installer à Gruyères. Mais on ne s’accommode pas du jour au lendemain au farniente lorsque, comme Élisabeth, on a passé sa vie à être la cheville ouvrière d’une école internationale qui a compté jusqu’à huitante élèves, à assumer des responsabilités qui assuraient leur emploi à trente-cinq professeurs et employés, à s’occuper de l’éducation de trois enfants.

Depuis qu’elle est à la retraite, Élisabeth n’a pas pu s’empêcher de continuer à créer, à organiser, à animer. Depuis toujours amoureuse des livres, elle a créé en 2000, année de son départ à la retraite, « La Fête du livre », qu’elle a animée pendant une quinzaine d’années. Greffé en 2007 sur cette manifestation, « Le Prix littéraire de la Ville de Gruyères » a fourni à notre battante de nouvelles occasions de montrer ses talents, son sens du contact et son inépuisable énergie. Elle avait également été l’une des instigatrices (avec son mari Stan) des « Expositions au Calvaire », expositions organisées dans la saunerie de la ville de Gruyères.

Une femme dans un monde d’hommes

Élisabeth et son frère Louis

À notre époque où le féminisme prend parfois des allures pour le moins déroutante, j’ai demandé à Élisabeth s’il avait été difficile pour elle de s’imposer dans le monde professionnel qui, dans les années cinquante et soixante, était surtout un monde d’hommes. « J’étais parmi les premières femmes de ma génération à obtenir le permis de conduire et à devenir enseignante à plein temps. J’ai tout le temps travaillé avec des hommes, que ce soit avec mes collègues de la direction de l’école ou avec les professeurs, sans parler des élèves qui, pendant longtemps, étaient tous des garçons. Je n’ai jamais ressenti la moindre réticence de leur part, je n’ai jamais dû lutter pour faire reconnaître mon travail et mes compétences. Je crois que lorsqu’on sait ce qu’on veut et que l’on est à la hauteur de ce que l’on veut, tout le reste suit… »

Conclusion : les « 4 P »

Je viens de relire les réponses d’Élisabeth à mon Questionnaire (cliquer ici pour les lire), et j’y retrouve les « 4 P » qui ont marqué toute sa vie et qu’elle conserve intacts encore aujourd’hui.

Passion. Élisabeth a un rapport passionné, entier, avec les choses qu’elle aime et les projets ou les entreprises qu’elle met sur pied. Aujourd’hui encore, parlez-lui des livres et de la littérature, des questions liées à l’enseignement et à l’éducation, de la ville où elle habite, et vous verrez s’allumer une flamme dans ses yeux, la même sans doute qui brillait déjà dans sa jeunesse. J’ai une immense admiration pour ces personnes qui arrivent en vue du dernier rivage sans laisser se taire cette « musique en soi qui fait danser la vie », comme disait le poète.

Persévérance. À 90 ans, Élisabeth semble n’avoir renoncé à rien. Contrairement à beaucoup de personnes âgées que je peux côtoyer et qui se désintéressent progressivement de tout ce qui remplissait leur vie, Élisabeth continue à réfléchir sur le monde dans lequel elle vit, sur les plaies et les bosses qui meurtrissent notre planète, sur le sens de sa vie, comme elle l’a toujours fait, depuis plus de trente ans que je la connais. Sa grande persévérance ? Elle ne renonce pas à l’idée que « les hommes ont en eux le pouvoir d’ouvrir les chemins de la Paix ».

Partage. Comme on le voit à travers les activités associatives qu’elle a créées depuis sa retraite, le souci de rester en lien et en partage avec les autres ne faiblit pas, et cela jusque dans sa vie la plus quotidienne : frappez à sa porte, elle vous ouvrira. Elle a toujours le temps de partager son café, son repas, ses lectures, ses enthousiasmes avec ceux qu’elle aime et qui viennent la voir.

Paix avec soi-même. Il y a toujours quelque chose de reposant à passer un moment avec Élisabeth ; elle vous communique une impression de sagesse, un sentiment de quiétude, de paix avec soi-même qui fait qu’on la quitte toujours en meilleur état qu’on ne l’était en arrivant. Je souhaite atteindre à une telle sérénité lorsque, comme elle vient de le faire, je franchirai moi aussi le cap de mes 90 ans !