publié le 15.12.2019

Une leçon de vie pour nous tous

Écouter la parole des malades

Les vérités sur la maladie d’Alzheimer, on a longtemps cru les trouver dans la bouche des scientifiques, des professionnels, des proches. Certes, ce qu’ils disent n’est pas sans intérêt : les scientifiques cherchent à comprendre les mécanismes de la maladie afin de mettre au point les médicaments qui pourraient la guérir, ou au moins en ralentir la progression. Les professionnels (médecins, psychologues), à l’aide des examens cliniques et des tests cognitifs, établissent des diagnostics et ordonnent des médicaments, jusqu’ici, comme nous le savons hélas, inefficaces. Quant aux proches, ils font part de leurs observations, de leurs interactions avec leur malade, de leurs inquiétudes aussi, y mettant tout leur cœur et toute leur compassion. Mais ces trois types de discours sur la maladie ne manquent-ils pas l’essentiel : les vérités que seul le malade lui-même peut nous communiquer.

Depuis quelque temps, heureusement, de plus en plus de malades Alzheimer ont décidé de prendre la parole, de témoigner ouvertement de leur expérience et de dire ce qu’ils attendent de nous : quelles attitudes, quels gestes, quelles aides leur seront les plus utiles ou les plus bienfaisants. L’une de ces malades s’appelle Florence Niederlander. En novembre 2019, elle a publié un livre magnifique : Alzheimer précoce. Mes petits carnets de vie. (Voir détails)

Une voix exemplaire

Florence Niederlander est aujourd’hui âgée de 48 ans. Elle vit en Moselle. On lui a diagnostiqué un Alzheimer précoce en 2013, elle avait alors 42 ans. Elle vivait seule avec son fils, Théo, un garçon de 12 ans. Depuis, elle note ses pensées, ses observations, ses souvenirs dans des carnets, afin de laisser une trace, pour son fils d’abord, mais aussi pour nous faire mieux connaître et comprendre sa maladie. L’éditeur a choisi de publier ses carnets tels quels, sans corriger leurs maladresses, et c’est là justement ce qui fait une grande part de la valeur de ce livre et son authenticité. Nous suivons Florence au jour le jour, nous assistons pour ainsi dire en direct à l’éclosion de sa pensée, jusque dans ses ratés, ses hésitations, ses désarrois et ses réussites. Elle-même exprime les doutes que pourrait avoir le lecteur : « J’entends les plus critiques ou les plus sceptiques d’entre vous dire : – C’est impossible qu’elle puisse écrire tant de choses avec la maladie d’Alzheimer. » Et c’est la première grande vérité que nous offre ce livre : un malade Alzheimer peut encore, pendant des années, vivre presque normalement, réfléchir sur ce qui lui arrive, le communiquer, le partager. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de lui donner la parole et de l’entendre, avant même les discours des scientifiques, des professionnels et des proches.

Les six vérités des malades

Le livre de Florence Niederlander est d’une si grande richesse qu’il m’est impossible ici d’en rendre compte de manière exhaustive. Je reprendrai, parmi toutes les vérités importantes sur lesquelles son livre attire notre attention, six d’entre elles qui me paraissent essentielles et qui pourront être utiles à celles et à ceux qui sont, directement ou indirectement, touchés par cette maladie.

  1. L’importance de témoigner

Si Florence a voulu parler de ce qui lui arrivait, si elle a tenu à mettre ses pensées par écrit, au fur et à mesure qu’elle avançait dans la maladie, c’est pour plusieurs raisons : elle voulait d’abord laisser des traces, des souvenirs ; elle pensait aussi qu’il était important d’expliquer la maladie, de la montrer « vue de l’intérieur » ; elle a découvert également que les mots déposés sur la page de ses carnets ne servaient pas seulement à noter des pensées et des réflexions, ils possédaient en eux-mêmes une force libératrice ; enfin c’était pour elle une manière de « militer » pour le droit des malades à prendre la parole et à être écoutés.

« Nous sommes nombreux à être atteints de cette maladie. Moi, je ne suis qu’un petit grain de sable parmi tant d’autres. Comme mes souvenirs sur une plage, ils s’effaceront pour laisser la place à d’autres personnes, avec leurs histoires, comme l’on fait les autres avant moi. Ils poursuivront les témoignages pour faire connaître cette maladie dans le futur et j’espère qu’un jour, il y aura tellement d’histoires entendues que ça ne surprendra plus personne. »

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« Ce qui m’a poussée à écrire ce livre, c’est ma volonté, mon désir de jeter la lumière sur l’Alzheimer précoce et les maladies apparentées, de changer le regard sur la maladie, d’obtenir une autre écoute. »

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« Parler, bavarder, discuter : pour moi, la parole transforme les choses, elle peut être valorisante ou blessante, aimable ou désagréable, que ce soit intentionnel ou non. Mais elle est toujours libératrice. »

  1. La lutte contre les idées fausses

En tant que jeune malade Alzheimer, Florence a dû faire face à des réactions d’incrédulité, parfois à une sorte de méfiance ou d’incompréhension : c’était comme si on l’accusait d’exagérer, de tricher afin d’obtenir plus d’égards.

« La maladie a mis une barrière entre moi et certaines personnes que j’ai perdues en route. Il faut s’armer de patience pour supporter la réalité, et si l’on s’attend à ce que je sois la femme d’avant, ou la maman d’avant, il est certain que la déception sera terrible. C’est ce qui explique aussi, à mon avis, que nos rapports peuvent être difficiles. »

Elle démontre, avec brio, que la maladie d’Alzheimer ne change pas la vie du malade d’un jour à l’autre, ni même d’une année à l’autre, comme on en répand encore trop souvent l’idée. Elle fait la preuve, et de quelle belle manière, qu’il est possible de vivre normalement avec la maladie pendant de nombreuses années, et d’en profiter pour réaliser des projets, réussir des exploits auxquels on n’aurait peut-être jamais pensé autrement. Peut-on aller jusqu’à dire que si Florence avait échappé à la maladie, elle n’aurait sans doute jamais mené sur elle-même et sur sa vie la réflexion à la fois profonde et vraie que la maladie l’a pour ainsi dire contrainte à engager.

Elle attire enfin l’attention sur l’importance de considérer la personne qui vit avec la maladie comme un être à part entière, qui a son histoire, son caractère, son humanité singulière ; ce que le corps médical peine encore trop souvent à comprendre, ne voyant d’abord et uniquement qu’un patient, « un cas d’Alzheimer ». Ainsi Florence s’insurge-t-elle contre le fait que l’on continue à lui infliger des tests qui la mettent en échec et qui la déshumanisent alors que le diagnostic a déjà été clairement posé.

« Face aux médecins qui pratiquent ces tests, je ne suis pas la même qu’en dehors du CHU. C’est trop théorique, trop triste, trop distant, trop répétitif. Toujours les mêmes classeurs, pardonnez-moi, charmant Dr… N’oublions pas que nous sommes, que nous restons des êtres humains, nous avons besoin d’empathie. Tout est relatif. Tout dépend toujours des personnes en face de nous. C’est comme ça dans tous les domaines… »

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« J’ai du mal encore à comprendre ce médecin qui m’a fait faire et refaire des tests parce que je ne rentrais pas dans les cases, et que c’était encore trop tôt pour lui ! »

  1. L’acceptation de la maladie

C’est peut-être la grande leçon du livre de Florence : l’importance d’accepter la maladie, de reconnaître qu’il faudra désormais vivre avec elle. Toutes les réactions de refus, de déni, de repli sur soi, d’échappatoire sont pour elles la pire des façons d’affronter la maladie. Elle reprend ainsi l’une des grandes et des plus difficiles leçons de la sagesse antique : accepter ce que l’on ne peut pas changer. Mais elle va encore plus loin : non seulement elle accepte l’inéluctable, mais elle le fait avec une sorte de confiance en la vie, un optimisme contagieux qui peut aller jusqu’à des moments où elle ressent une véritable joie de vivre, et tout cela sans perdre de vue la réalité de sa maladie. Accepter ce que l’on ne peut pas changer, et même finir par l’aimer : voilà l’une des grandes vérités que nous offre le livre de Florence. Une vérité non seulement pour les malades, mais pour chacun de nous !

« Je reste confiante dans le mot AVENIR. Je ne m’inquiète de rien. Je pense que la maladie m’a rendue comme ça, et aussi ma foi. Je pense sincèrement que pour moi, la médecine et la foi sont complémentaires. Les sceptiques qui croient que je mise tout dans la foi, et que j’en espère la guérison physique, se trompent. C’est l’AMOUR DE LA VIE qui m’aide à tenir dans les moments moins bons. »

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« J’erre dans mon espace-temps où il fait bon vivre, mais je vois et je comprends qu’il me faut beaucoup plus de temps pour y parvenir, qu’il faut m’accompagner malgré moi, mais j’apprends à accepter l’aide proposée de cette façon. Je n’y arrive plus, et je dois me rendre à l’évidence que je n’ai plus le choix, même si je ne comprends pas pourquoi. Je suis complètement démunie dans une situation qui court plus vite que moi. »

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« Garder le sens de l’humour, sourire sans culpabiliser d’être malade, essayer de s’accepter tel que l’on est, pleurer lorsqu’on n’en peut plus, que tout cela devient trop lourd, lâcher ces larmes qu’on retient – voilà ce que je me dis, ce qui résonne dans ma tête. »

  1. La joie du partage avec les autres

Pour Florence, l’une des plus belles façons de remplir ses journées, ce sont les rencontres avec les autres malades, mais aussi avec tous ceux qui s’occupent d’eux. L’appartenance à un groupe, à une communauté, à une sorte de famille qui vit les mêmes choses est essentielle ; c’est là que Florence peut à la fois recevoir et donner des gestes d’amitié et de solidarité, dans une relation de confiance et de bienveillance. Le temps qu’elle peut passer en compagnie de ses semblables est comme illuminé par leurs regards et leurs paroles.

« Égoïstement, j’avais parfois envie de ne me retrouver qu’avec des personnes atteintes de maladies identiques ou non à la mienne, qui puissent me comprendre. Et être avec des personnes qui vivent des situations similaires à la mienne (même si nous sommes tous différents), écouter leurs problèmes, être avec des bénévoles qui partagent tellement d’amour, avec un psychologue qui éclaire les questions sans réponses, ça repose. »

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« Lorsque c’est possible, il faut trouver une personne de confiance qui ne juge pas, mais qui sera dans l’écoute. Il n’y a peut-être pas toujours de réponse. Le silence peut être une réponse. Un sourire, un regard tendre compense la réponse, l’accompagne, parfois, et le plus souvent, j’ai besoin de réponse, de réconfort. Je dois pouvoir m’appuyer sur une grande confiance et sur une écoute attentive pour pouvoir me livrer au sujet des événements les plus personnels de ma maladie et de son évolution. »

  1. Accepter de devenir une autre

À plusieurs reprises, Florence constate que, au fil du temps, elle devient lentement une autre. Les souvenirs des choses s’effacent, et lorsque ces choses reviennent, elles sont comme neuves, comme si elle les voyait pour la première fois. Elle avait noté des pensées dans son carnet mais, au moment de les relire, elle ne les reconnaît plus ; elles lui apparaissent comme les pensées d’une autre personne ; et c’est avec plaisir qu’elle les acceptent, avec reconnaissance, comme des nouveautés intéressantes, parfois amusantes, parfois surprenantes. Elle se met à aimer l’autre qu’elle est en train de devenir. Elle accède ainsi à une sorte de « philosophie du changement » pleine de sagesse.

« Je regarde ça d’un côté positif. Je me dis, ma mémoire préparait déjà au début de ma maladie les oublis qui viendront complètement plus tard, même si je trouve cela effrayant aujourd’hui de ne plus me rappeler. Mais un jour, tout doucement, mes souvenirs seront effacés. Si tout me sera alors inconnu, je ne le serai pas pour vous. Il ne nous restera plus qu’à réinventer de nouveaux souvenirs ensemble. »

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« Je suis dans un univers de découverte. J’apprends, je ne retiens rien, mais il est plaisant pour moi d’apprendre. Il sera difficile de savoir si le mot que je dis est un mot qui existe ou que j’invente. Je le perds dans mes souvenirs, alors je pose la question : « Existe-t-il, ce mot, ou non ? » Alors qu’on me répond oui, même moi, j’en suis étonnée parce qu’il ne me dit rien dans ma mémoire. C’est comme si c’était l’écho de ce mot passé qui résonnait pour compléter ma phrase, qu’il reprenait sa place. Je ne retiendrai pas, mais ça ne fait rien, j’aime découvrir. C’est très agréable de croire encore savoir. »

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« Au départ, cela devait être un journal intime qui, je pensais, serait peut-être lu par mon fils, pour qu’il comprenne, au fur et à mesure du temps qui passait, du fou rire au cri parfois, sa maman qui devenait une autre personne. »

  1. Carpe diem

Tout au long de ces six années, Florence a avancé « au jour le jour », sans trop se préoccuper ni du passé, qui est déjà en train de s’effacer, ni de l’avenir qui, lui aussi, ne fera que passer. Elle a vécu le plus possible dans le moment présent – ici et maintenant –, savourant les petits bonheurs, les petites joies, au quotidien. Encore un aspect de cette sagesse des Anciens, si difficile à acquérir pour chacun d’entre nous, et que la maladie lui a en quelque sorte imposée. Carpe diem ! « Cueille le jour, vis dans l’instant présent ! »

« La vie est pour moi comme la mer. Elle a des moments calmes, merveilleux quand on sait la regarder, l’observer avec attention, lorsqu’on s’arrête, lorsqu’on s’accorde une pause… on s’aperçoit alors que le temps s’arrête. Tout est calme. Rien autour de nous n’a plus d’importance. Seul compte le moment présent, celui-là qui nous est offert, tout est différent. Je voudrais que jamais il ne s’arrête. Mais il y a aussi des moments où elle est plus agitée, il est difficile alors de calmer les vagues, il faut attendre. »

*

« Je recentre ma pensée sur le « vivre le moment présent ». Il fait de mes journées mon bonheur avec la ou les personnes qui les vivent avec moi. Inutile de faire quelque chose de particulier. Une petite conversation qui ne dure que 15 minutes, simple, agréable, enrichissante et vous aurez mis du soleil dans ma journée, même si je ne vous connais pas. Peu importe le lieu, le moment, ce qui importe, c’est le présent intense passé ensemble. »

Ma conclusion

Ces extraits, tirés des « petits carnets de vie » de Florence, nous apportent non seulement une compréhension tout à fait privilégiée de la maladie d’Alzheimer, en nous permettant d’en suivre les hauts et les bas – les méandres et les détours – du point de vue de la malade, « de l’intérieur », mais ils nous font aussi entendre la voix de la malade, avec ses cris de joie et ses plaintes, ses fêlures et ses harmoniques, ses silences parfois plus éloquents que les mots. Ce livre, par la volonté de son éditeur qui n’a pas voulu en gommer les imperfections afin de rester au plus près de la voix et de la parole de Florence, est un témoignage unique en son genre, et c’est à ce titre qu’il mérite notre attention. Sa lecture sera enrichissante pour toutes les personnes qui, professionnels de la santé ou proches d’un malade, s’interrogent sur les attentes et les besoins réels des malades Alzheimer. Mais, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai tenu à vous le présenter dans ce propos, le livre de Florence va bien au-delà, il est une leçon de sagesse et de vie pour nous tous, leçon difficile, exigeante, mais ce sont les seules qui vaillent, si l’on tient à avancer dans la vie en regardant vers les hauteurs.

« Je ne sais plus ce que je voulais dire. Je trouve merveilleux de me dire : la vie est un chemin où l’on ne sait jamais jusqu’où il nous conduit. »

« Je ne changerais ma vie contre une autre pour rien au monde. Je trouve la mienne belle. »