publié le 1.3.2020

« Une foutue maladie ! » Témoignage de Jean-Marie

Je reviens à une idée qui m’est chère : donner la parole à celles et à ceux qui vivent avec la maladie d’Alzheimer, aux malades eux-mêmes tout d’abord, mais aussi à leurs proches, comme je l’ai déjà fait avec Renée-Noëlle et Frieda (cliquer sur les prénoms pour lire les témoignages). Par mon métier de gérontopsychologue, par ma formation universitaire, mes lectures, par les soignants que je côtoie à longueur d’année, je sais à peu près tout ce qu’on peut apprendre de cette maladie, mais ce savoir, je m’en suis rendu compte peu à peu, ne vaudra jamais ce que peuvent me dire ceux qui vivent au quotidien avec elle, qui un jour ont reçu le coup de massue du diagnostic, puis qui ont accepté la maladie, l’ont affrontée, pour ainsi dire apprivoisée. Si nous voulons apprendre, nous les soignants, les proches aidants, comment accompagner les malades Alzheimer, c’est eux qu’il faut écouter d’abord.

Aujourd’hui, c’est à Jean-Marie, âgé de septante-deux ans, que j’ai tenu à donner la parole. J’ai connu Jean-Marie il y a maintenant cinq ans, lorsqu’il s’est présenté à mon bureau pour une consultation de mémoire. Très vite, j’ai compris que j’avais affaire à un homme qui n’allait pas se contenter de subir les événements sans s’y impliquer ; il voulait à tout prix comprendre ce qui lui arrivait, ce qui l’attendait, ce qu’il pouvait faire. Il voulait prendre le taureau par les cornes – cette expression imagée peut paraître cavalière, mais elle lui va comme un gant : elle exprime bien sa détermination et sa combativité. Lors de cette séance de consultation de mémoire, il s’y est investi, cherchant à comprendre le sens de mes questions, s’appliquant à y répondre le plus clairement possible… Et lorsque les autres investigations – IRM, examen médical – ont été terminées, il a demandé une copie du rapport final.

Par la suite, et comme il savait que j’étais très attachée à la cause Alzheimer, en particulier par mes liens avec l’Association Alzheimer, c’est lui qui m’a proposé de venir témoigner lors des conférences que je donne régulièrement afin de sensibiliser le grand public à cette maladie. Au cours de ces cinq dernières années, un vrai lien d’amitié s’est noué entre nous. De plus, il est un fidèle lecteur de mes « Propos d’une gérontopsychologue » !

Il y a quelque temps, j’ai donc demandé à Jean-Marie de mettre noir sur blanc le récit de son expérience. À cet effet, je lui ai suggéré quelques thèmes de réflexion, libre à lui de s’en écarter chaque fois que cela lui semblerait utile ou judicieux. Son témoignage, auquel je n’ai pas touché une virgule, commence de la manière suivante :

Lectrices, lecteurs,  ne soyez pas  choqués par le titre de ce propos : « une foutue maladie ». Il se veut pacifique et un simple témoin reflétant une réalité aussi simple que mystérieuse : nous sommes des milliers à souffrir de la maladie dite d’Alzheimer et, de plus, nous faisons souffrir les autres bien malgré nous : nos conjoints bien intentionnés mais souvent désemparés, nos enfants parfois fâchés contre l’impuissance de la recherche médicale, le personnel hospitalier stressé, etc.

Depuis que Jean-Marie a appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, je l’ai toujours entendu en parler comme de « cette fichue maladie », ou, plus rudement, de « cette foutue maladie ». Cette manière de nommer celle qui est devenue en somme son intime ennemie n’est pas gratuite. Je vois dans le choix de cette appellation l’expression d’une attitude active, d’une volonté de faire face, de combattre, une posture guerrière face à l’ennemi. Mais il y a également dans cette formule la distance ironique de quelqu’un qui ne s’en laisse pas conter et qui veut comprendre ce qui lui arrive, la tonalité humoristique aussi de celui qui, d’un mot, cherche à conjurer le mauvais sort.

Cette attitude combative n’empêche pourtant pas la souffrance :

Mais, je l’écris, je persiste et signe gravement : atteints de cette forme de démence, nous souffrons. Certains peut-être moins que d’autres, selon leur degré de lucidité et leur condition socio-culturelle, mais les souffrances existent pour les malades : souffrance devant la perte d’objets, la désorientation géographique, le mélange historico-professionnel, parfois les regards d’étonnement des interlocuteurs incrédules : « Mais oui, tu te souviens, tu n’as pas pu oublier ça ! » Quand on se rend compte qu’on a oublié, cela ne s’oublie pas, croyez-moi !

Je retiendrai de ces paroles de Jean-Marie, dans lesquelles il fait la preuve à la fois de sa lucidité et de sa clairvoyance, ce que l’on ignore trop souvent : à savoir que les malades, et cela pendant plusieurs années, sont parfaitement conscients de ce qui leur arrive. Il convient de préciser ici que Jean-Marie est un universitaire et qu’il a occupé de hautes responsabilités dans le domaine social.  Ses grandes capacités intellectuelles lui donnent ce qu’on appelle une « réserve cognitive », qui lui permet de comprendre et d’analyser sa situation en profondeur, pendant que d’autres, plus démunis à cet égard, subissent la maladie de plein fouet et sombrent rapidement dans l’angoisse et dans l’incompréhension. Mais cette « intellectualisation » de la situation, telle que la vit Jean-Marie, n’empêche pas la souffrance, qui relève d’un autre ordre.

Dès les premiers symptômes, Jean-Marie était désireux de tirer au clair ce qui lui arrivait.  Il a demandé à son médecin traitant de l’orienter vers des spécialistes.

A la suite de plusieurs oublis (perte d’un chemin de montagne parcouru très souvent, annulation totale d’une séance vécue pour la signature d’un acte notarié, etc. ), mon médecin généraliste m’a conseillé de prendre contact avec la consultation de mémoire de ma région. Sceptique quant à ses soupçons, j’y suis allé, persuadé que j’aurais facilement raison des tests à effectuer. Le diagnostic est tombé : démence mixte (vasculaire et dégénérative de type Alzheimer).

Il est intéressant de constater que, lorsque son médecin évoque l’éventualité de la maladie d’Alzheimer, Jean-Marie se montre sceptique. Cela s’explique facilement : il sent bien qu’il a encore toute sa tête, qu’il est capable de raisonner, de comprendre ce qu’on lui demande, et ce ne sont pas quelques oublis ou égarements qui vont le désarçonner. Mais, et c’est là que Jean-Marie fait preuve à la fois d’intelligence, de courage et de lucidité, il se rend tout de même à la consultation de mémoire, avec la certitude pourtant qu’il en viendra facilement à bout. Cette ambivalence – scepticisme et volonté de savoir – est caractéristique de l’appréhension qu’il ressent face à la possibilité d’un diagnostic redoutable. Mais à la fin, c’est le courage qui l’emporte.

Contrairement à Jean-Marie et à sa volonté d’affronter le diagnostic sans tarder, je pense à celle et à ceux qui, trop nombreux encore, face aux premiers symptômes de la maladie, et parfois avec l’approbation de leurs proches, se réfugient dans le déni, mettent la tête dans le sable, ne veulent rien savoir et reportent indéfiniment le moment de consulter. On les retrouve alors, après des années de souffrances et de drames pour eux-mêmes et pour leurs proches, qui se présentent enfin devant le médecin ; mais il est bien trop tard, le malade est déjà perdu, le proche est épuisé, la fin ne peut plus être autre chose qu’une tragédie.

Mais revenons à Jean-Marie qui, comme je le disais, a eu le courage d’affronter tout de suite le diagnostic. Celui-ci tombe et, dans un premier temps, Jean-Marie s’interroge.

Par principe, j’ai tout de suite douté de la justesse de ce diagnostic : cette sorte de déni m’a permis de poursuivre tant bien que mal mes activités socio-personnelles et j’ai mis en place des stratégies et des comportements adéquats : ainsi, j’ai pris l’habitude de mettre systématiquement un stylo et un petit carnet de notes (10×5) dans mes poches de chemise. Je note très régulièrement les choses que je crains d’oublier, les téléphones à faire, les achats, même mineurs. J’ai aussi fait l’acquisition d’un podomètre afin de quantifier mes pas journaliers et, ô miracle, nous dégustons une salade de fruits à chaque petit déjeuner, salade de fruits que je prépare la veille en écoutant Forum à la RTS, histoire de me tenir au courant de l’actualité économique, politique et culturelle. De par mes activités antérieures à cette maladie, j’ai gardé de nombreux contacts sociaux et activités diverses. Grâce à ces réseaux, à l’écriture et à la lecture, je peux maintenir  une certaine qualité de vie qui me permet de ne pas m’enfermer dans mon « ailleurs ». Malgré de gros efforts pour être plus strict dans mon organisation personnelle, la perte de documents ou d’objets est source d’angoisse et de dévalorisation de moi-même.

C’est là véritablement que Jean-Marie s’est montré admirable, et un exemple à suivre pour tous ceux qui sont diagnostiqués au début de la maladie. Le doute qui le saisit au moment du diagnostic, qui ne sera d’ailleurs que passager, il en fait tout de suite une sorte de levier, ou de ressource, pour mieux réagir. Il met aussitôt en œuvre toute une panoplie de stratégies – nouvelle hygiène de vie, organisation et gestion méticuleuses du quotidien, maintien et même relance des liens sociaux – qui lui permettent de poursuivre une vie normale.

Jean-Marie omet de raconter ici l’amusante anecdote de l’iPhone, qu’il aime appeler « mon aïe-phone ». Il y a environ deux ans, sa famille lui a offert un iPhone pour son anniversaire. Il a aussitôt accepté le défi de se familiariser avec cet appareil, nouveau pour lui. Il y a eu d’abord l’application de géolocalisation, qu’il a acceptée avec bonne humeur, comprenant que c’était pour lui un « filet de sécurité » lors de ses balades solitaires en montagne. Il a également appris à maîtriser WhatsApp, prenant plaisir à envoyer des messages et des photographies de ses vacances à ses proches et à ses amis. L’admirable, dans cette petite anecdote, c’est la volonté de Jean-Marie de toujours aller de l’avant !

C’est ainsi que Jean-Marie a abordé la maladie de la manière la plus juste et la plus efficace qui soit, en l’acceptant et en lui faisant face. On voit le résultat : aujourd’hui, au bout de cinq années, il peut se dire qu’il a vécu presque normalement, qu’il a profité de toutes les joies que la vie pouvait lui donner, même si les coups de blues et les moments de découragement n’ont pas manqué.

Aujourd’hui, 5 ans après ce diagnostic, je constate cependant que la maladie avance inexorablement. Lentement, mais…

Bien sûr, dans son combat contre la maladie, Jean-Marie a pu compter sur le soutien et l’amour indéfectibles de son épouse, Denise.

Pour mon épouse, certains moments sont très difficiles : elle doit presque penser pour deux et s’assurer que j’ai toutes mes affaires, mon téléphone portable et mes clés. Elle doit souvent vérifier mes actions (ce qui est fort vexant pour moi qui ai, par le passé, assumé d’importantes responsabilités). Elle m’a toujours encouragé à parler de cette maladie et me pousse à écrire et à partager mon vécu actuel.

Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle du couple dans l’affrontement de la maladie d’Alzheimer. Pour un couple comme celui que forment Jean-Marie et Denise, uni depuis plus de quatre décennies, il saute aux yeux que la solidarité, la générosité, l’amour contribuent dans une large mesure à aplanir bien des difficultés. Et cela est d’autant plus vrai lorsque les deux personnes abordent la maladie avec la même vision des choses et la même philosophie de la vie ; dès le début, Jean-Marie et Denise ont décidé qu’ils parleraient ouvertement de ce qui leur arrivait, Denise encourageant même son mari à témoigner publiquement. Cette relation de franchise et de transparence avec les autres, les amis, le voisinage, les proches, concourt également à rendre leur vie plus facile.

Cette ouverture d’esprit est hélas encore trop rare : combien de couples dans lesquels on veut à tout prix cacher la maladie ; on s’enferme et on s’isole dans le drame, n’en ressortant que lorsqu’il est trop tard, lorsque le malade est perdu et que son proche est épuisé ? Et toutes ces années perdues, qui auraient encore pu être vécues quasi normalement !

Sans parler des couples désunis, chez qui la maladie vient souvent confirmer, voire renforcer les tensions, les aigreurs, les ressentiments…

Jean-Marie poursuit son témoignage en revenant sur l’un des symptômes importants de la maladie d’Alzheimer : les oublis, et les malentendus que ceux-ci peuvent provoquer.

Je suis intimement persuadé que ma mémoire a des “ratés“ et il m’arrive parfois de soupçonner mes proches de me rappeler des événements inexacts ou même inventés… pourtant, j’ai confiance en eux ! Et je finis par me dire : c’est horrible d’avoir oublié.

Ces moments où un malade met en doute ou conteste l’attitude de son proche aidant sont assez fréquents et peuvent facilement s’expliquer. En effet, le malade et son proche vivent ensemble et intensément tous les petits événements de leur vie quotidienne, et lorsque le malade fait un faux pas (une suite d’oublis, de demandes répétées, de maladresses…), il peut être assez pénible pour lui d’entendre les petites remontrances que son proche peut lui faire, même si celui-ci le fait avec gentillesse. À la longue, le malade peut même élaborer un petit délire de persécution, accusant son proche, par exemple, de lui mentir, d’inventer des histoires… Mais là encore, Jean-Marie comprend rapidement son erreur, la rectifie, non sans souffrir pourtant des défaillances de sa mémoire.

Jean-Marie revient ensuite sur son désir de témoigner publiquement de ce qu’il vit.

C’est pourquoi j’ai accepté bien volontiers de parler de cette maladie en public : cours universitaires aux futur(e)s psychologues, groupes de bénévoles, à des gens non encore concernés et, à chaque occasion, l’écho a été le même : « C’est bien de parler de cette maladie. On comprend un peu mieux ! » Comprendra-t-on mieux ? Acceptera-t-on avec davantage de mansuétude celles et ceux qu’on dit  « ailleurs » ? J’ose l’espérer.

Je ne peux que reprendre ici ce que je disais au début de ce propos : ce sont les témoignages, les paroles poignantes des malades, et parfois des proches, qui nous montrent le vrai visage de la maladie d’Alzheimer, parce qu’ils la décrivent de l’intérieur, qu’ils en révèlent des aspects, des recoins cachés qui échappent naturellement au discours des spécialistes. C’est pourquoi je recommande vivement à tous les gens concernés par la maladie de lire tout d’abord quelques-uns de ces témoignages (les références sont ici), avant de rechercher des informations dans des ouvrages scientifiques ou sur Internet.

Jean-Marie conclut son témoignage par une interrogation vitale pour tous ceux qui vivent avec la maladie :

En guise de conclusion personnelle, je vous livre une question qui a pris place peu à peu dans mon esprit parfois chamboulé : finalement, le plus important est-il de se souvenir ou de vivre le plus intensément possible ? Pour ma part, je tente chaque jour d’y répondre.

Un petit point d’orgue pour me faire pardonner mon titre un brin provocateur, une citation de Christiane Singer :

« Être là !
Le secret. Il n’y a rien d’autre.
Il n’est pas d’autre chemin pour sortir des léthargies nauséabondes,
des demi-sommeils, des commentaires sans fin.
Que de naître enfin à ce qui est. »

Ces mots de la fin de Jean-Marie nous renvoie à une notion essentielle dans la vie du malade : le carpe diem. En effet, plus cette « foutue maladie » avance, plus elle installe et, pour ainsi dire, confine le malade dans le moment présent, effaçant petit à petit le passé et l’avenir. La seule ressource alors est de vivre pleinement ce qui se passe ici et maintenant.

Conclusion

Le témoignage de Jean-Marie nous livre plusieurs enseignements. Il fait d’abord la preuve éclatante que la maladie d’Alzheimer offre encore, à tous ceux qui sont diagnostiqués au début de la maladie, des années de vie presque normale, de joies partagées, d’occasions de réfléchir à ce qui arrive, de possibilités de parler – ou d’écrire – de son expérience, de planifier son avenir… La prise de parole par les malades contribue magistralement à la lutte contre cette idée trop répandue que les malades se retrouvent rapidement à un stade très avancé de la maladie. Il n’en est rien ; ce sont des années, souvent une dizaine d’années, qui peuvent être vécues pleinement, qui seront encore riches d’activités, de rencontres, de réflexions, et même, comme le suggérait Renée-Noëlle dans une remarque très profonde, dans une plénitude qu’ils n’auraient peut-être pas connue sans la maladie.

Il me reste à remercier Jean-Marie et Denise, et à souhaiter que Jean-Marie continue encore longtemps à témoigner de son expérience, et peut-être dans un livre…