Je me réjouis de voir ma vie se terminer,
comme j’ai dû me réjouir de la voir commencer.
Adrien Gygax
Se réjouir de la fin
Il y a quelques semaines, l’équipe soignante d’un EMS de la région m’a sollicitée car, pour la première fois, l’institution allait vivre le départ avec EXIT d’un de ses résidents. L’on savait que j’étais déjà intervenue dans d’autres EMS pour assister les soignants dans une expérience semblable. Pour les soignants, en effet, le départ volontaire d’un résident a toujours quelque chose de déroutant, dans la mesure où l’idée d’une mort programmée, outre qu’elle est tout à fait inhabituelle, est encore loin d’être entrée dans les mœurs. Mais l’histoire de Janot, par sa valeur exemplaire, aura cette vertu de montrer à l’équipe soignante que la mort, quand elle se passe dans la dignité et la bienveillance, peut aussi être envisagée comme un accomplissement de la vie.
La touchante histoire de Janot

Lorsque Janot, alors âgé de 88 ans, a exprimé le souhait de s’en aller avec EXIT, les soignants ont été d’autant plus surpris que son séjour à l’EMS se passait au mieux ; il s’était bien adapté à la vie dans l’institution, il était très apprécié des soignants avec qui il avait des contacts chaleureux et à qui il ne manquait jamais une occasion d’exprimer sa reconnaissance de tout ce qu’ils faisaient pour lui ; tous s’accordaient pour lui trouver une personnalité particulièrement attachante.
Afin d’éviter de créer des embarras ou de la gêne chez les soignants, et par souci de « ne pas faire de vagues », Janot a attendu que tout soit décidé, prévu, organisé pour les avertir de sa décision.
Mais revenons un peu en arrière. Il y a un peu plus d’une année, Janot a perdu son épouse bien-aimée. À la suite de ce deuil, il est encore resté quelques mois à la maison, mais le grand âge et la perte progressive de sa santé et de son autonomie l’ont finalement décidé à aller vivre dans un EMS. Il a effectué lui-même toutes les démarches, appelant le directeur d’un établissement de sa région. Dans sa chambre, décorée avec goût par ses enfants, il a installé en bonne place l’urne contenant les cendres de son épouse. Tout près, il a posé la photographie de la chère disparue.

Comme beaucoup de personnes dans le grand âge, Janot réfléchissait à sa vie, faisait le bilan de ces presque nonante années au cours desquelles il avait travaillé, fondé une famille, assumé quelques responsabilités politiques, partagé de beaux moments avec ses amis ; en somme, il avait été plutôt heureux. Mais les maladies qui l’accablaient depuis quelque temps – il ne marchait plus que difficilement, avait de la peine à parler, se sentait chaque jour plus affaibli –, la perte de sa chère épouse, la perspective d’être de plus en plus à charge pour ses enfants, tout cela le déterminait à ne pas vouloir « jouer les prolongations », comme il me l’a dit, non sans une pointe d’humour, lors d’une de nos rencontres. Les soignants eux-mêmes reconnaissaient que Janot, qui « avait toute sa tête », souffrait beaucoup et que la vie devenait pour lui de plus en plus difficile.
Janot savait bien qu’il pourrait vivre encore un certain temps, mais son médecin lui avait aussi parlé du risque de faire un AVC (attaque cérébrale) dont il ressortirait encore plus affaibli et plus dépendant. Il ne voulait pas vivre cela ; il voulait partir sereinement, en ayant encore toute sa capacité de discernement ; il ne pouvait pas prendre le risque d’attendre plus longtemps.
À plusieurs reprises, il a longuement parlé de sa décision avec ses quatre enfants. Il était calme, serein, déterminé. Bien sûr, les enfants ont d’abord été très étonnés des intentions de leur père, mais il a su trouver les mots apaisants, les arguments convaincants pour les amener à accepter de vivre avec lui, dans le calme et la sérénité, le départ de leur père.
Le dossier médical de Janot ainsi que sa capacité de discernement répondaient aux exigences établies par l’Association pour de Droit de Mourir dans la Dignité – EXIT. Une date a été fixée, au dernier jour du printemps.
Tout a été organisé dans le calme, sans aucune précipitation. Les membres plus éloignés de la famille sont venus, les uns après les autres, dire au revoir à Janot. Il y a eu des sorties en famille, le week-end, avec les enfants de Janot et ses petits-enfants (déjà grands), des pique-nique dans la nature de cette belle Gruyère qu’il aimait tant…

Et le jour du départ est arrivé : Janot était entouré de ses quatre enfants. C’est sa fille, Fabienne, qui, m’écrivant pour me donner des nouvelles, a trouvé les mots justes pour dire cet instant intense et émouvant : Tous ces derniers jours, ces dernières heures, ces dernières minutes, jusqu’à la toute fin, furent empreints de sérénité, d’humour, de profondeur, de paroles pour la suite, de légèreté, d’amour, d’attentions multiples et bienveillantes. Ce fut un départ parfait pour un homme si merveilleux. Nous sommes tristes bien sûr, mais apaisés.
Mon rôle dans cet accompagnement a été minime. J’ai d’abord rencontré l’équipe des soignants. Depuis que Janot était arrivé à l’EMS, les soignants avaient établi un très bon contact avec ce résident si gentil et si sympathique, ils s’étaient attachés à lui. Dans un premier temps, ils n’ont pu s’empêcher d’interpréter sa décision comme une remise en cause leur travail : ils avaient le sentiment que leur accompagnement n’avait pas été suffisant. C’était mon rôle d’écouter ce qu’ils avaient à dire, de laisser chacun exprimer ses impressions, ses doutes. Il fallait éviter tout sentiment de culpabilité chez les soignants et, devant une situation et une expérience nouvelles pour eux, il fallait leur permettre de comprendre les tenants et les aboutissants de l’histoire personnelle de Janot. Cette séance a parfaitement rempli son rôle : permettre aux soignants de comprendre en profondeur une situation inédite pour eux et, la compréhension étant le premier pas vers l’acceptation, de la vivre avec calme et sérénité. Par la suite, tout s’est passé si bien que la séance de debriefing prévue après le départ de Janot a pu être tout simplement annulée.

Après ma séance avec les soignants, j’ai pu rencontrer Janot. Le vieil homme m’a accueillie avec tant de gentillesse, si chaleureusement, que, très vite, ce n’était plus la psychologue qui parlait à un patient, mais une amie qui bavardait avec un vieil ami, alors même que nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Il ne cherchait pas à m’expliquer sa décision, à me convaincre de ses raisons ; il n’était plus dans la justification et il n’avait aucun besoin d’une aide psychologique. Nous avons parlé de tout et de rien, de son épouse, de ses enfants, de son histoire, de sa vie. Tant et si bien que, au bout d’une heure et demie, et lorsqu’il était temps pour moi de lui dire adieu, il m’a gentiment demandé si je voulais bien revenir la semaine suivante, quelques jours avant son départ. Ce que j’ai bien sûr accepté.
Dans cette deuxième rencontre, Janot était serein, bienveillant, heureux de poursuivre notre conversation de la semaine précédente. Il m’appelait Marianna, et moi, sur la lancée, je l’ai appelé Janot. Il a évoqué son prochain départ en me disant que, pour lui, la boucle était bouclée ; il avait réussi sa vie et maintenant, il était au bout du chemin. Nous avons encore longuement parlé de sa famille : de sa chère épouse disparue, de ses enfants à qui il allait dire adieu. À un moment, il m’a dit qu’il avait déjà entendu parler de moi : il y avait bien des années de cela, un de ses vieux amis, Marcel, venait chaque jour rendre visite à son épouse, atteinte d’Alzheimer, dans l’hôpital où je travaillais. J’avais fait sa connaissance, nous étions devenus amis ; Marcel faisait partie de ce noyau de proches aidants qui étaient avec moi pour fonder la Section fribourgeoise d’Alzheimer Suisse, en 1994. Et, me disait Janot, Marcel lui avait parlé de moi, lui avait dit que je l’avais beaucoup aidé à traverser l’épreuve de la maladie de son épouse. Comme le monde est petit ! Puis il m’a reparlé de son prochain départ, qu’il abordait avec la plus grande sérénité, heureux d’avoir ses enfants autour de lui, et de bientôt retrouver sa chère épouse.

Ce jour-là, j’ai compris que Janot venait de me donner une belle leçon de sagesse et de dignité. Je l’ai quitté sereine, calme, rassurée ; sur le seuil de la porte, je me suis retournée vers lui – il avait ce regard chaleureux et apaisé de quelqu’un qui est en paix avec soi-même – et je lui ai dit : « Adieu Janot ! »
Sur le chemin du retour, je continuais mes réflexions sur ce que je venais de vivre. On pourrait penser qu’une personne qui se prépare à s’en aller pense d’abord à elle-même, se renferme dans son monde intérieur. Janot m’avait démontré l’inverse : il était attentif aux autres, soucieux du bien-être de sa famille ; il restait ouvert au monde, heureux de faire une nouvelle connaissance, curieux du métier que j’exerçais… Ce qui mérite d’être remarqué car, en général, les personnes de l’âge de Janot sont assez rares à souhaiter rencontrer une psychologue !
Janot a donné à sa famille et aux soignants qui s’occupaient de lui un exemple magnifique de courage, de lucidité, de générosité. Il a su donner à son départ une qualité de sérénité et de paix qui explique que, par la suite, ni la famille, ni les soignants n’ont ressenti le besoin d’une continuation de mon soutien psychologique. Tout le monde était en paix. Et moi aussi.
Mais partir ainsi en douceur n’est pas donné à tout le monde, et les obstacles à une fin de vie paisible sont nombreux, et de nature très diverse.
Les obstacles à une fin de vie paisible
Chacun d’entre nous, s’il doit évoquer la manière dont il souhaiterait s’en aller, parlera de mourir de vieillesse, à la maison, comme s’éteint la flamme d’une chandelle, pour reprendre une image courante. Cette sorte de mort paisible n’arrive, hélas, qu’à environ un tiers des personnes âgées.
Pour le plus grand nombre, les choses sont plus compliquées. Quand la vieillesse se prolonge, que les maladies chroniques s’installent, que la souffrance devient le lot de chaque jour, que la dépendance enfin laisse la personne à la charge de ses proches, il vient un moment où, inévitablement, la question ultime se pose : est-ce que cela vaut encore la peine de vivre ? Combien de vieilles personnes ai-je entendues me parler de leur désir de s’en aller. Il est important de les écouter, de leur montrer que nous sommes prêts à entendre leur détresse. Évitons cette attitude à la fois fausse et hypocrite, et qui consiste à éviter le sujet, à détourner la conversation, parfois par une pirouette – « Mais, maman, il y a encore de bonnes choses dans la vie ! » – parce que, si nous prenons la peine d’y réfléchir un instant avec franchise, dans cette manière de réagir, c’est à nous-mêmes que nous pensons d’abord, c’est nous-mêmes qui avons peur d’aborder la question de la mort.
Ainsi, c’est parfois parmi ses proches, parce qu’ils refusent de l’entendre et de le comprendre, parce qu’ils pensent à eux avant de se soucier vraiment de son bien-être, que le vieillard rencontre le premier obstacle à la fin de vie paisible qu’il souhaite. Mais il y en a d’autres.

1. La surmédicalisation. Aux avancées considérables dans le domaine de la santé et de la médecine, nous devons de vivre beaucoup plus longtemps, et, dans bien des cas, nous pouvons nous en réjouir. Mais lorsque les opérations, les médicaments, les traitements se multiplient, que l’on tente de prolonger indéfiniment une vie qui n’est plus que douleur, souffrance, dépendance, voire inconscience, il vient un moment où cela n’a plus aucun sens. J’ai connu des personnes dans le grand âge que l’on maintenait en vie avec une quinzaine de médicaments pris chaque jour et qui, additionnant leurs effets secondaires, finissaient par être plus dangereux que les maladies elles-mêmes. Et lorsque, comme je l’ai vu trop souvent, le malade exprime son envie d’en finir, de s’en aller pour échapper à ce supplice, tout se passe comme si le corps médical – obnubilé par le serment d’Hippocrate ou manquant du courage de regarder la réalité en face – était incapable de l’entendre, ne jurant que par ses potions, ses pilules, ses injections, et dieu sait quoi encore… Et si, pour une fois, on écoutait le malade, si on le laissait s’éteindre gentiment, l’accompagnant dans sa fin de vie au lieu de le maintenir en vie coûte que coûte, au prix d’un acharnement thérapeutique encore trop répandu ?
2. Les bilans de vie négatifs, les regrets, les non-dits, les ruptures. Ils sont assez rares ceux qui ont la chance d’arriver au bout de leur chemin en se réjouissant d’avoir eu une vie bien remplie, d’avoir réalisé un grand nombre de leurs rêves et de leurs ambitions, de laisser derrière eux une famille harmonieuse, des enfants qui les entourent de leur amour et de leur reconnaissance. Ceux-là peuvent s’en aller en douceur, la paix au cœur.

Hélas, pour beaucoup, l’obstacle à cette fin de vie tranquille vient des échecs, des ruptures, des querelles, des humiliations qui ont émaillé leur vie. Lorsque vient le moment du bilan, ce sont les passifs, les zones d’ombre, les points noirs qui dominent et qui viennent empoisonner leur fin de vie. Que faire ?
Ce qui serait à la fois utile et bénéfique, ce serait d’avoir la possibilité de parler de ce passé pesant, d’être entendu, de revoir les personnes chères dont des malentendus nous ont éloignés, des ruptures nous ont séparés ; d’avoir avec elles des explications, la chance d’une réconciliation… Mais tout cela demande, de part et d’autre, une grande bienveillance, une généreuse ouverture d’esprit, des qualités d’humanité qui ne sont pas si fréquentes, hélas !
J’ai très bien connu un vieux monsieur qui passait les dernières années de sa vie dans une maison isolée de la campagne française, pays de son enfance. Sa famille, vivant en Suisse, à qui il avait consacré la plus grande partie de sa vie, l’avait quasiment renié et ne lui donnait plus que de rares signes de vie. Ce vieillard, chaque fois que j’allais lui rendre visite dans sa Bourgogne, me disait son souhait d’avoir une explication avec ses enfants et son ex-épouse, son désir de se réconcilier avec eux, de pouvoir s’en aller en paix. Il avait réalisé beaucoup de choses dans sa vie ; dans sa nouvelle région, il jouissait d’une petite réputation ; en Suisse, il avait conservé beaucoup d’amis, dont certains venaient régulièrement le trouver. Mais tout cela était comme contaminé, sali par l’impossible réconciliation avec sa propre famille. Hélas, il est mort tout seul, sans pouvoir retrouver la paix que son implacable famille lui a refusée jusqu’au bout.

3. La gravité de l’état de santé. Il est malheureusement des cas où s’en aller en paix, en douceur, est rendu difficile, voire impossible par l’état de santé de la personne âgée. Des maladies chroniques multiples, une maladie d’Alzheimer parvenue à son stade ultime, des soins intensifs invalidants, le coma, ce sont autant de situations où le malade n’est plus en possession de sa pleine conscience. Dans ce prolongement exagéré de la vie, la surmédicalisation a joué son rôle, elle a entretenu le vieillard jusqu’à cet état extrême où plus rien ne peut se passer, où la fin de vie est pour ainsi dire escamotée. Fallait-il prolonger ainsi la vie, alors même qu’elle ressemblait de moins en moins à la vie, pour qui, pourquoi ? Sûrement pas pour le petit vieux, qui aurait préféré s’en aller pendant qu’il avait toute sa conscience et qu’il pouvait encore dire adieu à ses proches.
En fin de compte, il y a beaucoup d’obstacles sur le chemin d’une fin de vie en douceur. Certains se sont mis en place depuis longtemps déjà, d’autres surgissent lorsque la vieillesse arrive, d’autres enfin pourraient être levés facilement, avec un peu de bienveillance, de compréhension, de compassion et d’amour.
Ma conclusion
La fin de vie ne devrait pas être un sujet tabou. Mais elle l’est encore trop souvent parce que, dans notre société, tout est focalisé sur la jeunesse, la santé, le dynamisme, le mouvement, l’efficacité, autant de valeurs dont la vieillesse, d’une certaine manière, dénonce ce qu’elles ont de superficiel et d’éphémère. Dans ces conditions, qui veut encore aborder les thématiques liées à l’avancée en âge, à la vieillesse et à la mort ?
Comme à mon habitude, j’aimerais terminer ce Propos sur une note positive. Des études récentes démontrent que les personnes âgées ont tendance à devenir plus altruistes, plus sensibles aux êtres et aux choses qui les entourent, gens, animaux, nature. En avançant en âge, les personnes âgées ressentent moins le désir de conquérir des pouvoirs, d’amasser des biens, que celui de transmettre, de léguer, de laisser des traces. La fin de vie, quand elle est vécue en pleine conscience, est le moment pour beaucoup de se tourner plus intensivement vers les proches, les êtres aimés, les descendants. C’est une manière de léguer l’avenir, qui ne leur appartient plus, aux générations nouvelles, de prendre congé de ceux qu’on aime dans la paix et dans la sérénité.
C’est l’exemple que l’histoire de Janot a montré, magnifiquement.