Les jeunes vont par bandes,
les couples vont par deux,
et les vieux vont avec la solitude.
Proverbe suédois
La solitude des vieux
La solitude de la vieillesse est encore trop souvent un sujet tabou. Les personnes âgées rechignent à en parler parce que ce serait avouer une faiblesse, une vulnérabilité, ce serait reconnaître une dépendance, une incapacité à vivre par soi-même. Quant aux proches, ils préfèrent souvent passer sous silence la solitude de leur vieux parent parce qu’elle sonnerait comme un reproche : « Vous me laissez trop souvent seul, vous ne vous occupez pas assez de moi, vous m’abandonnez ! » Les uns comme les autres, on le voit, préfèrent finalement parler d’autre chose.
Et pourtant, la solitude de la vieillesse est bien là, elle est une réalité dont je fais chaque jour l’expérience dans mon travail auprès des personnes âgées.
L’âge d’or et le grand âge
Mais lorsqu’on parle de la vieillesse ou des personnes âgées, il importe de distinguer ce que j’appellerais volontiers l’âge d’or et le grand âge.
L’âge d’or de la vieillesse se situe entre 60 et 80 ans, une vingtaine d’années au cours desquelles, du moins dans nos régions, les hommes et les femmes se maintiennent dans une relative bonne santé et conservent une entière autonomie, à la fois physique et mentale. La plupart d’entre eux continuent à se montrer actifs, en voyageant, en faisant du sport, en se dévouant à des tâches de bénévolat, en s’occupant de leurs petits-enfants. Il arrive même que, victimes des slogans du « bien vieillir » (voir mon Propos : « La dictature du bien vieillir ») propagés et entretenus par des marchands d’éternelle jeunesse, ils se fassent un point d’honneur de défier les années.
Mais si les avancées de la médecine, une meilleure hygiène de vie, des réseaux de soins de plus en plus efficaces ont rendu possible l’allongement de cet âge d’or de la vieillesse jusqu’au seuil de la huitantaine, et parfois bien au-delà, ces progrès ne sauraient reporter indéfiniment le moment de la confrontation avec le grand âge.
Le grand âge touche les octogénaires, les nonagénaires et, aujourd’hui de plus en plus nombreux, les centenaires. À cet égard, il faut reconnaître que nous vivons une époque remarquable : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’espèce humaine atteint une longévité qui, il y a un siècle seulement, n’était le lot que de quelques très rares chanceux de la vie.
Mais pour la plupart des gens, le grand âge est marqué par l’apparition, de manière plus ou moins chronique, des premières défaillances physiques, intellectuelles, psychologiques. C’est le moment où, sauf pour de très rares vieillards « indestructibles », chacun doit faire peu à peu le deuil de sa santé et de son autonomie.
C’est aussi pendant ces années que la vie nous fait faire connaissance avec une nouvelle compagne : la solitude.
Les deux formes de la solitude
Cette solitude, selon l’âge, les circonstances, le caractère et la personnalité de chacun, peut se présenter sous deux aspects opposés : elle peut être acceptée, voire désirée, comme la chance d’un retour sur soi, d’un approfondissement intérieur, comme un refuge contre les brusqueries d’un monde qui nous paraît de plus en plus incompréhensible ; mais, à l’inverse, elle est trop souvent subie comme une calamité, une défaite, une fatalité de la vieillesse.
Acceptée, la solitude vous donne des forces nouvelles contre les escarpements de l’âge, ses précipices et ses impasses ; subie, elle vous affaiblit, vous livre sans défenses à un isolement toujours plus cruel.
La solitude subie
Dans une société individualiste et narcissique, où la jeunesse, le dynamisme, l’efficacité, l’image positive de soi sont les maîtres mots, il n’est pas facile pour le vieillard (je parle des 80 ans et plus), avec ses bobos, ses déficiences, ses défaillances, de conserver sa place. Et si son état de santé le contraint de recourir aux outillages de la dépendance que sont les rolators, les fauteuils roulants, la canne blanche pour le malvoyant, s’il refuse de laisser voir ses faiblesses, ses infirmités, il ne lui reste que la solution de l’isolement. « Je préfère rester seul chez moi plutôt que d’être vu en fauteuil roulant ! » tel est le refrain que certains de mes petits vieux me rabâchent.
En réalité, l’isolement des personnes âgées débute très tôt, et de manière insidieuse. C’est au départ à la retraite que tout commence. La perte progressive du réseau professionnel, celle de la compagnie et de la camaraderie des collègues sont vécues comme une première forme d’isolement, plus ou moins difficile à surmonter, selon les cas. On a tous connu de ces retraités qui, au cours des premiers mois de leur retraite, retournent périodiquement sur leur lieu de travail « pour saluer les collègues ». Ce qu’ils expriment par là, c’est simplement leur difficulté à « couper le cordon ombilical », à se séparer du monde du travail qui a fait partie de leur vie pendant des décennies. Peu à peu pourtant, cette coupure sera surmontée, au point qu’il viendra un moment où l’habitude de se définir par sa profession sera oubliée. J’ai souvent observé ce moment où les personnes dans le grand âge cessent de se présenter en disant : « J’étais avocat, boulanger, coiffeuse… » Elles ne sont plus des retraitées, mais simplement des personnes âgées. Et même dans leur dossier médical, les médecins, les soignants ne prennent plus la peine de remplir la case : « Profession ».
Un autre grand pas vers la solitude est franchi lors de la perte d’un être cher : conjoint, frère ou sœur, enfant. Pour une personne âgée, la mort d’un proche du même âge ou plus jeune, et à plus forte raison d’un enfant, apparaît comme une injustice du destin ; elle lui rappelle l’inéluctable, la menaçante présence de sa propre mort. De manière plus ou moins consciente, elle fait l’épreuve de la solitude devant la mort, solitude contre laquelle il n’existe aucun recours. « On naît et on meurt seul », disait Orson Welles. La disparition d’un contemporain joue à peu près le même rôle : « Pourquoi lui et pas moi ? » se demande le survivant, ce qui signifie aussi : « Mon tour viendra. » Lorsque le presque centenaire Paul du Marchie explique qu’il ne rencontre plus de contemporains parce qu’ils sont tous décédés, il évoque très justement cette forme de solitude que ne peuplent plus, pour ainsi dire, que nos morts.
« La carcasse aussi se démantibule », écrivait mon ami centenaire Jean Vigny (voir son Questionnaire). À partir de 80 ans, les personnes âgées cumulent en moyenne trois ou quatre maladies chroniques dont les conséquences sont la plupart du temps la perte progressive de leur autonomie. Les difficultés de déplacement aboutissent à une sorte d’isolement géographique : les lieux et les personnes que nous fréquentions auparavant, les commerces, les cafés, les concerts, les amis, les enfants et les proches semblent s’éloigner, se tenir hors de notre portée, hors d’atteinte par nos propres moyens. J’ai parlé plus haut de la solitude devant la mort ; ici, c’est à la solitude devant la souffrance du corps que nous avons affaire.
Beaucoup de personnes dans le grand âge se résigneront à la solitude plutôt que de tomber à la charge de leur famille. Pendant toute leur existence, elles ont montré l’exemple d’une vie autonome et indépendante, elles ont assumé leurs responsabilités ; l’idée de devenir un poids pour leur entourage leur est insupportable. Point d’honneur de vieillard qui débouche sur un peu plus de solitude.
En fin de compte, ces différentes chutes dans un isolement de plus en plus pesant provoquent une sorte de bouleversement identitaire : tous les changements sont perçus par le vieillard comme des appauvrissements, des abandons où la conscience de son identité s’effrite. Tout ce qui avait fait la force de l’individu, son métier, sa famille, ses activités, ses responsabilités, sa liberté, tout cela disparaît peu à peu. Les choses de plus en plus lui échappent et il a l’impression de vivre une déchéance intérieure.
Ce tableau de la vieillesse et du grand âge peut sembler sombre. Je l’ai brossé tel parce qu’il correspond à une réalité hélas très courante. Mais, heureusement, un grand nombre de personnes âgées que j’ai pu rencontrer – et admirer – ont pris un tout autre chemin que celui de la solitude subie.
La solitude acceptée
La vieillesse, et en particulier le grand âge, n’est pas nécessairement cette fatalité triste, ce cul-de-sac décourageant, ce « naufrage » qu’évoquait le général de Gaulle. Elle peut être abordée avec un autre regard, de manière plus positive, et même enthousiasmante. La vieillesse peut être l’occasion d’une véritable renaissance, si on la prend d’emblée, c’est-à-dire dès son prélude dans la soixantaine, comme une étape de la vie qui, comme la jeunesse ou l’âge adulte, vaut la peine d’être vécue, avec ses ressources, ses valeurs, ses richesses, et même ses émerveillements.
La vieillesse est d’abord le temps des bilans. Se retourner sur son passé, s’en remémorer les belles étapes, les grands moments, tenter d’en comprendre les tournants, les défaites comme les victoires, les œuvres accomplies, évoquer les rencontres, les amitiés, les amours, les collaborations fructueuses mais aussi les déceptions, les petites trahisons, les échecs, tout cela peut contribuer à donner un sens – et même une certaine grandeur – à la vie que l’on a vécue. Et il ne faut pas négliger le plaisir que l’on aura pris à laisser son esprit remonter dans le passé, à retrouver les souvenirs enfouis au fond de sa mémoire. Il va de soi que ce bilan de vie ne peut se réaliser que dans la solitude, une solitude acceptée, désirée, fructueuse, joyeuse…
Je le disais plus haut, la solitude acceptée est aussi la chance d’un véritable retour sur soi, d’un approfondissement intérieur. C’est le moment de la réflexion sur les grandes questions de la vie, de la mort, de la transcendance (pour les croyants, de la place de Dieu dans leur existence). Je connais des personnes âgées pour qui ces moments de solitude méditative sont devenus indispensables, des trésors où elles vont puiser de nouvelles raisons de vivre, des joies inattendues. Parmi les magnifiques vieillards qui ont accepté de répondre à mon questionnaire, je citerai : Paul du Marchie, Hans Schöpfer, Marcel Conche et l’abbé Gilbert Perritaz (voir leurs réponses en cliquant sur leur nom).
Conclusion : la solitude et la mort
La solitude de la vieillesse, lorsqu’elle est acceptée comme un don et lorsqu’elle est vécue pleinement, peut encore s’élever à une signification plus haute : elle peut devenir le lieu privilégié d’une réflexion – une sorte d’exercice spirituel – qui, dans sa forme la plus accomplie, prépare à l’acceptation de la mort. Elle sera alors, pour reprendre les termes de la philosophie antique, la sagesse même.
J’aimerais conclure ces quelques remarques sur la vieillesse et la solitude par une citation de l’écrivain Alexandre Vialatte qui exprime à merveille cette dignité de la solitude dont je voulais vous entretenir dans ce Propos :
« Vieillir, c’est se rapprocher de plus en plus de soi,
de sa particularité, autant dire de sa solitude. »