publié le 15.6.2022

Rendre visite à son proche âgé en EMS

« Quand je te vois vieillir, maman, tu me donnes un avenir ! » Cette phrase, adressée par mon amie Nadine à sa mère âgée de 89 ans, m’a fortement impressionnée ; elle m’a aussi donné matière à réflexion. Nadine, qui vient d’entrer dans la soixantaine, me dit qu’elle trouve dans la présence de sa vieille maman une raison d’aborder la vieillesse avec confiance, et même, ajoute-t-elle, avec un certain enthousiasme : « Chaque fois que je vais rendre visite à ma mère dans son petit appartement, je me fais une fête de ce moment que je vais passer en sa compagnie. »

Nadine a le bonheur d’avoir une maman qui, en dépit de son grand âge, continue à vivre dans son appartement. Lorsqu’elle lui fait une visite, elle la retrouve telle qu’elle l’a toujours connue, dans son décor habituel, avec au mur les mêmes tableaux, sur la commode les mêmes bibelots. Mon amie a de la chance : pour rencontrer sa maman, elle n’a pas besoin de se rendre dans un établissement médicalisé réservé aux personnes âgées fragilisées. 

Heureusement, et il est important de le rappeler, la situation de la mère de Nadine est celle de la grande majorité des personnes âgées dans notre pays : en effet, on compte en Suisse environ 2 millions de personnes de plus de 60 ans, et parmi celles-là une centaine de milliers seulement se retrouvent un jour ou l’autre dans un EMS, ce qui représente 5 % de la population des seniors, soit 1 retraité sur 20.

Mais aujourd’hui, c’est à cette minorité vivant dans un EMS que j’aimerais consacrer ce propos ; et en particulier à l’un des aspects de la vie en EMS : les visites que les proches – enfants, conjoints, parents – rendent à leur vieux parent. Aller passer un moment avec son vieux père ou sa mère âgée dans son appartement se fait tout naturellement, sans y penser, comme on l’a vu avec mon amie Nadine. Mais se rendre dans un EMS est une tout autre histoire. Combien de conjoints ou d’enfants vont trouver leur proche dans un EMS sans aucune appréhension, sans avoir le cœur serré, souvent sans vraiment comprendre cette gêne ? Comment expliquer que les visites en EMS soient souvent ressenties comme une épreuve par les proches ?    

L’image de l’EMS dans notre société

L’explication qui vient la première à l’esprit tient à l’image négative que nous avons des EMS en général. Je tiens à préciser d’emblée qu’il n’est pas question pour moi de mettre en cause le travail admirable effectué par le personnel des EMS, travail difficile, exigeant et souvent complexe, comme j’ai pu m’en rendre compte moi-même si souvent, et qui ne peut inspirer que la plus vive admiration. Non ! l’image dépréciative des EMS dans le public a d’autres explications, à la fois sociales et psychologiques. 

La première raison tient tout simplement à la nature même de la notion d’EMS : par définition, ce sont des établissements qui ont pour vocation de rassembler dans un même lieu des personnes âgées déjà gravement atteintes dans leur santé. Aller dans un EMS, c’est se confronter à l’avancée en âge : à ses maladies chroniques, à ses ralentissements du corps et de l’esprit, à ses souffrances, à la proximité de la mort… 

Il faut savoir aussi que la grande majorité des résidents en EMS sont très âgés et fortement dépendants. Ils souffrent de plusieurs maladies chroniques graves et, pour 70 à 80 % d’entre eux, de troubles cognitifs plus ou moins avancés. Leur espérance de vie moyenne est de 18 mois à 2 ans. Cette réalité est inéluctable, il faut l’accepter comme telle et la regarder en face : l’EMS est un lieu de soins, et de soins palliatifs. Je n’aime pas le terme de « mouroir », mais force est d’admettre qu’il y a un peu de cela dans les EMS. Cette situation de fait explique pour une grande part l’image inévitablement décourageante que le public se fait de la vie en EMS.

Il y a d’autres raisons à cette image dépréciative : dans une société où triomphe la jeunesse, la rapidité, la productivité, le dynamisme et la compétitivité, le monde de l’EMS représente l’exact inverse de ces valeurs ; il est vu comme le lieu du ralentissement, de la déchéance, de la maladie incurable, de la fin de vie et de la mort. L’EMS incarne tout ce que notre société refuse de voir, tout ce qu’elle veut mettre à l’écart, refouler dans les marges.

Évoquons également l’image que la publicité et les films nous donnent de l’avancée en âge : les seniors y sont montrés comme des retraités vaillants, actifs et profitant de tous les petits bonheurs que la vie peut encore leur offrir. Le contraste est immense entre les fringants seniors des magazines et des écrans et les vieillards de nos EMS. On le voit, notre société met en œuvre toute sorte de stratégies pour dissimuler une réalité qui saute aux yeux quand nous nous rendons dans un EMS : celle de vieillards marqués par les maladies chroniques, le grand âge, des ralentissements et des fragilisations.

Il y a aussi des raisons psychologiques à cette image dépréciative des EMS : la fréquentation d’un endroit peuplé exclusivement de vieillards dépendants ne peut que nous confronter à notre propre destin ; au milieu de tous ces petits vieux plus ou moins cacochymes, plus ou moins délabrés par les affaiblissements du corps et de l’esprit, on ne peut s’empêcher de penser avec une sourde inquiétude à ce qui peut-être nous attend nous-mêmes, un jour ou l’autre.

Il y a pourtant un point sur lequel une part de la responsabilité de cette vision négative revient au monde de l’EMS lui-même, aux concepteurs, aux planificateurs, aux architectes qui président à la construction des nouveaux EMS et qui, obsédés par toujours plus de gigantisme, bâtissent des établissements toujours plus grands. Se rendre en visite dans un EMS à dimension humaine (40 à 50 lits), où l’on finit par connaître presque tous les résidents et les soignants, où l’on a l’impression de venir dans une grande famille, est beaucoup moins déroutant que de se rendre dans un de ces nouveaux EMS hypermodernes et de taille démesurée (120 lits et plus) où le grand nombre de vieillards rassemblés dans un même espace crée un « effet de foule », d’anonymat, et même de ghetto extrêmement pénible à vivre. Ces « usines à vieillards », que l’on a en projet ici et là, sont un véritable contre-sens ; elles ne se préoccupent que d’économie financière et gestionnaire et elles vont à l’encontre de tout ce que l’on sait des besoins des personnes âgées et de leurs proches, de tout ce que les études en gérontologie ont mis en évidence : le résident est heureux s’il n’est pas trop dépaysé, s’il peut facilement trouver ses repères, si les liens qu’il noue avec ses congénères conservent une dimension familiale.

Enfin, les résidents eux-mêmes partagent cette vision négative des EMS. En effet, la plupart d’entre eux ne savent que trop bien, en arrivant à l’EMS, qu’ils vont y passer les dernières semaines, les derniers mois, au mieux les dernières années qu’il leur reste à vivre. Le plus souvent, au moment d’envisager leur placement dans un EMS, ils mettent les pieds au mur, ils résistent, ils veulent rester à la maison jusqu’au bout, coûte que coûte. Combien de fois ai-je entendu cette phrase : « Jamais je n’irai dans un EMS ; plutôt mourir ! » Ils font promettre à leurs enfants de ne jamais les placer dans une résidence médicalisée. Dans leur esprit, et ils finissent par transmettre cette vision à leur entourage, l’EMS est le lieu à fuir à tout prix, c’est le lieu de la dépendance, de la déchéance et de la mort… Et lorsque le placement s’effectue malgré tout, et presque toujours en situation de crise, tout le monde en souffre : les proches parce qu’ils se sentent coupables d’abandonner leur vieux parent ; le résident parce qu’il se sent trahi, perdu, exilé de sa vie d’avant. Il est rarissime qu’un vieillard choisissent de son plein gré d’aller finir sa vie dans un EMS.

Rendre visite à son proche dans un EMS n’est donc jamais facile à vivre ; la confrontation avec les aspects déroutants que nous venons d’évoquer est inévitable. Plus le proche d’un résident sera conscient de tout cela, et plus facilement il pourra accompagner son vieux parent. (Vous pouvez découvrir les cinq Propos que j’ai consacrés à l’EMS en cliquant sur la catégorie « EMS » en haut de cette page.)

Ce que ressentent les résidents

Il est important, pour les proches, de bien comprendre ce que peuvent ressentir les personnes très âgées vivant dans un EMS. J’ai souvent écouté des résidents me raconter combien ils vivaient difficilement la perte de leur santé, de leur autonomie, de leur appartement ou de leur maison, sans oublier celle de leur conjoint disparu : ce sont autant de deuils qu’ils doivent vivre au quotidien et qui les plongent souvent dans des formes de dépression réactionnelle pénibles. Dans ce nouveau lieu de vie, réduit le plus souvent à une chambre, et où une grande partie de la journée se passe dans la compagnie – certains diront la promiscuité – des autres résidents, ils ont le sentiment de ne pas être chez eux. Certains finissent par souhaiter s’en aller ; ils expriment ouvertement leur désir de mourir.

Ce que ressentent les proches

Les proches se culpabilisent : ils n’ont pas pu tenir leur promesse de garder leur parent âgé à la maison ; au moment du placement, ils ont le sentiment d’abandonner leur vieux parent, de le laisser dans des mains étrangères. Ils ont de la peine à accepter que des personnes inconnues s’occuperont désormais de leur parent, et peut-être mieux qu’ils n’ont pu ou su le faire eux-mêmes… C’est ce qui explique que certains proches en viennent facilement à des reproches à l’égard des soignants, qu’ils s’en prennent à eux au moindre manquement, même insignifiant ; c’est une forme de jalousie qui s’exprime à travers ces remontrances. 

Plus profondément, les proches vivent difficilement l’impuissance, l’insuffisance de leur amour filial ou conjugal à soulager leur vieux parent de ses souffrances, de sa solitude, de la maladie et, en fin de compte, de la mort.

Enfin, à chaque visite qu’ils font à leur parent en EMS, ils ne peuvent s’empêcher de ressentir sourdement l’angoisse de se retrouver un jour dans la même situation, de devenir eux-mêmes à charge pour leurs propres enfants, d’affronter la fin de vie et la mort dans le même état de dépendance. C’est ce qui explique que beaucoup de proches ne peuvent s’empêcher, lorsqu’ils viennent passer un moment avec leur vieux parent, de le faire le cœur serré, la gorge nouée, ne sachant pas comment se comporter. 

Comment mieux vivre les visites à nos proches âgés en EMS ?

On le voit, en dépit de l’affection et de l’amour que nous portons à notre vieux parent, lui rendre visite dans son EMS n’est pas toujours si facile. Nous devons tenir compte de toutes les émotions, plus ou moins obscures ou contradictoires, qui se jouent dans cette visite. Mais si nous réussissons à dépasser ces premières réactions, à comprendre et à accepter que l’EMS n’est pas un lieu comme un autre, il est tout à fait possible de le rendre à la fois rassurant pour le résident et accueillant pour les proches. Dans cette perspective, j’aimerais proposer quelques sujets de réflexion aux proches qui vont rendre visite à leur vieux parent en EMS.

1. Chaque visite doit se préparer. La rencontre idéale avec son vieux parent ne doit pas se réduire à un simple tête-à-tête dans lequel soit on rabâchera des paroles cent fois répétées, soit on laissera s’installer de pesants silences. On imaginera à l’avance ce que l’on pourra faire avec son petit vieux : on prépare un album de photos à feuilleter avec lui, des chansons de son temps à écouter ou à chanter ensemble, un vieux film à regarder, des lettres à relire ; on réfléchira à quelques souvenirs précis à évoquer : une histoire mémorable, un vieil ami, une fête, un anniversaire, etc. On pourra aussi, si l’état du résident le permet, envisager un petit tour en voiture, passer dans des endroits qui lui rappellent des souvenirs, aller prendre une pâtisserie dans un tea-room, amener sa vieille maman chez la coiffeuse… On le voit, ce ne sont pas les idées qui manquent, il suffit d’y penser un moment avant de se rendre à l’EMS.   

2. La visite idéale devrait obéir à quelques principes simples. On ne viendra pas trop nombreux : la capacité d’attention des personnes âgées n’est plus ce qu’elle était ; suivre une conversation entre cinq ou six personnes devient très vite difficile et épuisant, surtout si les visiteurs finissent, comme c’est souvent le cas, par parler entre eux pendant que leur vieux parent reste silencieux, à l’écart. La visite ne doit pas être trop longue : en fonction de l’état du résident, elle ne devra pas dépasser l’heure, au grand maximum l’heure et demie.   

3. Ne pas se rendre à l’EMS à contre-cœur. Si, un jour, nous ne nous sentons pas capable d’y aller le cœur léger, si d’autres soucis nous préoccupent, il vaut mieux y renoncer. Notre vieux parent ressent très bien nos émotions : en effet, même si sa raison est affaiblie, son cœur est encore très sensible et il devine facilement que nous sommes là sans y être, que nous nous sommes forcés à venir. Nous serons à peine sortis de sa chambre qu’il se sentira coupable de nous être à charge, de nous infliger ces visites…

4. Quelle que soit l’humeur de notre vieux parent, il est important que nous nous mettions au diapason de ses émotions et de ses réactions. Nous entrons dans sa chambre, et il commence aussitôt à se plaindre : il dresse la liste de ce qui ne va pas, il se plaint de son état de santé, de ses douleurs, de ses articulations, de ses médicaments qui ne lui font plus rien ; il veut qu’on aille trouver le cuisinier pour lui reprocher ses viandes trop dures ; il veut en finir, demande au bon dieu de venir le libérer… Il ne faut surtout pas tenter de le raisonner : lui rappeler que l’EMS coûte très cher, que c’est l’un des meilleurs de la région, que la chambre donne sur une très belle vue du Moléson, que le personnel est très gentil, etc. Non ! Il faut d’abord l’écouter jusqu’au bout, le laisser « vider son sac », comme on dit, lui dire qu’on le comprend : c’est la meilleure façon de valider ce qu’il dit. Et le mieux, après l’avoir écouté et avoir acquiescé à ses paroles, est de parler d’autre chose, ou de laisser passer un moment de silence ; il n’est pas nécessaire de meubler le silence à tout prix. 

5. Il arrive que des proches veuillent revenir avec leur vieux parent sur des histoires anciennes, des conflits de famille, parfois obtenir des éclaircissements sur des relations familiales qui ont été difficiles… Il faut renoncer à ces clarifications ou à ces règlements de compte, d’abord parce que le parent âgé n’en est plus capable, ou qu’il ne comprend plus de quoi il est question, et surtout parce que c’est pour vous que vous le faites, et non pour lui, qui ne peut qu’en souffrir. Il faut accepter qu’il est trop tard pour revenir sur les douleurs du passé. À ce sujet, on relira le témoignage d’André Comte-Sponville – lire ici – !

6. 80 % des résidents de nos EMS souffrent de troubles cognitifs, et en particulier de troubles de la mémoire. Combien de fois ai-je assisté à des visites d’un proche à son vieux parent qui commençaient ainsi : « Qu’est-ce que tu as mangé à midi ? Et la semaine passée, qui est venu te rendre visite ? Et le médecin, quand est-ce qu’il est venu te voir ? L’animatrice qui te fait faire un peu de gymnastique, elle s’appelle comment ? » Le visiteur ne se rend pas compte qu’il joue pour ainsi dire à mettre en échec son vieux parent qui, naturellement, est incapable de lui répondre ; ce qui ne l’empêche pas de se creuser les méninges pour chercher la bonne réponse et de souffrir de ne pas être capable de la trouver.

Conclusion

Rendre visite à son vieux parent dans un EMS, pour toutes les raisons que nous venons de dire, ne va pas de soi. Le point de départ, pour les proches, c’est de comprendre et d’accepter la réalité des EMS : ce ne sont plus les « maisons de retraite » d’autrefois, où des petits vieux encore vaillants allaient passer leurs dernières années ; aujourd’hui, si une personne âgée est placée dans un EMS, c’est qu’elle est très affaiblie par des maladies chroniques qui nécessitent des soins professionnels ; ses mois, ses semaines, parfois ses jours sont comptés. Avoir son vieux parent dans un EMS, c’est toujours une épreuve difficile, c’est aussi un coup du sort, parce que l’immense majorité des personnes âgées ne vont pas en EMS et finissent leurs jours à la maison. Mais si nous affrontons cette épreuve avec une pleine compréhension et acceptation de la situation, si nous réfléchissons à la meilleure manière de rendre visite à notre vieux parent, alors cette épreuve peut se révéler une occasion de mûrir, de nous enrichir d’une expérience irremplaçable, mais aussi d’avoir, sur la vieillesse et la mort, un regard qui, le moment venu, nous aidera nous-mêmes à affronter notre destin avec plus de sérénité. 

Si nous réussissons, grâce à notre capacité de résilience, à offrir à notre vieux parent un accompagnement paisible et serein jusqu’au bout, nous en retirerons certainement un sentiment de satisfaction et d’accomplissement personnel précieux. Et notre relation à notre vieux parent pourra elle aussi se renforcer, s’approfondir, se clarifier, s’élever parfois à une dimension d’humanité et de spiritualité d’autant plus grande que les épreuves auront été plus difficiles. Et peut-être que nous aussi nous pourrons, comme mon amie Nadine, dire à notre vieux parent : « Quand je te vois vieillir, tu me donnes un avenir ! »