Pour ma maman, Anna (1928-2014).
Dans mon précédent Propos, j’ai parlé de la réminiscence à l’âge avancé, de son rôle et de sa contribution bienfaisante à l’épanouissement d’une vieillesse harmonieuse. Aujourd’hui, j’aimerais m’arrêter sur les liens particuliers de la réminiscence avec les troubles de la mémoire chez les personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer. On verra que l’observation des mécanismes psychiques et mémoriels chez les malades nous en apprend beaucoup sur les mécanismes à l’œuvre dans nos cerveaux sains.
Mémoire et vieillissement normal
Le vieillissement normal s’accompagne inéluctablement d’une perte progressive de la mémoire. En effet, comme tous les organes, le cerveau vieillit : ses fonctions ralentissent, ses connections se grippent, sa plasticité diminue, plus ou moins tôt et plus ou moins rapidement chez chacun de nous. Cette différence de rythme peut être très grande : je connais des sexagénaires déjà en butte à de fréquents « trous de mémoire » alors que de fringants nonagénaires conservent une « mémoire d’éléphant ». Cette vulnérabilité de la mémoire dans le grand âge est un processus tout à fait normal. (Voir mon Propos : « Le travail du grand âge »).
Un autre phénomène habituel accompagne l’avancée en âge : les souvenirs anciens prennent de plus en plus de place. Il y a une explication simple à cela : avec l’âge, c’est la mémoire à court terme (la mémoire épisodique) qui s’affaiblit en premier, au profit de la mémoire ancienne, qui tend à perdurer et à devenir plus vivace. Cette perte de la capacité à se souvenir des épisodes récents de notre vie, qui n’est pas sans créer un sentiment d’insécurité et d’angoisse, est en quelque sorte compensée par la possibilité de retourner à un passé plus ancien et à se réjouir qu’il soit encore si présent à notre mémoire. Et n’oublions pas, comme on l’a vu dans mon précédent Propos, que cette mémoire ancienne a ceci de particulier qu’elle est accessible principalement par les émotions ; le chemin vers les réminiscences passe par l’affectivité, par la sensibilité, par les sentiments. Finalement, la vulnérabilité des personnes âgées, leur dépendance, les ralentissements de leur esprit et de leur mémoire trouvent une sorte d’échappatoire dans la remémoration, par les émotions et les réminiscences, d’un passé heureux et rassurant. La vieillesse peut connaître une certaine douceur de vivre.
Maladie d’Alzheimer et troubles de la mémoire
Il en va différemment chez les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, chez qui la perte de la mémoire s’aggrave, au fil des années d’évolution, d’autres troubles cognitifs : perte du raisonnement logique et du langage, désorientation dans le temps et dans l’espace, problèmes de comportement… C’est l’accumulation de ces troubles qui crée chez le malade un sentiment d’insécurité, une angoisse devant un environnement de plus en plus incompréhensible, inquiétant, menaçant. Pour surmonter son désarroi, le malade va s’accrocher à tout ce qui peut lui procurer un peu de sécurité ; il lui arrivera de s’adresser à sa fille ou à son épouse comme si elle était sa mère, ou de lui demander des nouvelles de son père, tous les deux décédés depuis longtemps. Il veut retrouver le monde rassurant de son enfance. C’est la raison pour laquelle le recours aux réminiscences est si important dans l’accompagnement des malades Alzheimer.
Que se passe-t-il dans la mémoire des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ? Cette maladie neurodégénérative du cerveau provoque une désintégration des différentes formes de la mémoire : c’est d’abord l’enregistrement des événements récents (la mémoire épisodique) qui pose problème, et qui finit, au bout de quelques années, par disparaître complètement ; quant à la mémoire ancienne (la mémoire rétrograde), et c’est le point essentiel, elle reste intacte très longtemps, et parfois jusqu’au stade avancé de la maladie.
En activant cette mémoire ancienne, c’est-à-dire en suscitant des réminiscences par le biais des émotions, on permet au malade de retrouver des moments de son passé, de son enfance où il se sent à nouveau en sécurité ; il retrouve des étapes importantes de son existence ; il oublie pour un instant l’angoisse de ce présent incompréhensible et hostile. On peut voir dans ce recours thérapeutique à la réminiscence une forme de « maternage », mais c’est un maternage en douceur, un maternage heureux. J’entends dire parfois qu’il ne faut pas materner les patients ou les résidents des EMS ; je ne suis pas du tout d’accord avec cette idée : tout ce qui peut procurer au malade un sentiment de sécurité et de bonheur est bon à prendre.
Le retour à l’enfance
Lorsqu’on parle des malades Alzheimer, beaucoup de clichés, de stéréotypes négatifs viennent à l’esprit des gens : « il est retombé en enfance », ou « il se comporte comme un enfant ». Comme si ce retour à certains comportements de l’enfant était automatiquement une déchéance.
Pourtant, cette idée selon laquelle la vie est une boucle – nous naissons, nous grandissons, nous vieillissons, enfin nous revenons à l’innocence de l’enfance – a souvent été exprimée par la sagesse des nations, mais aussi par les plus grands esprits.
On connaît quelques proverbes exprimant cette vision de la vie humaine : « Enfant nous naissons, enfant nous redevenons », ou encore : « Le vin est le lait des vieux, le lait est le vin des enfants ». Cette idée que notre vie est une boucle, qu’elle dessine une orbite sur laquelle nous cheminons pour revenir enfin à notre innocence première me plaît assez.
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Shakespeare, un des plus grands génies de l’humanité, exprime cette même idée dans la comédie : Comme il vous plaira.
« Et voici la scène finale,
Qui met un terme au cours de cette étrange histoire,
Il redevient enfant, l’enfant qui vient de naître,
Sans mémoire, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. » (II, 7)
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Dans un tout autre style, l’écrivain Serge Rezvani dit à peu près la même chose dans L’Éclipse, le livre qu’il a écrit pour raconter la maladie d’Alzheimer de son épouse, Lula.
« La voilà adorable comme une enfant… moi qui n’ai jamais voulu d’enfant…
Cet obsessionnel désir d’être ailleurs déclenchait en moi de sombres colères, jusqu’à ce que je comprenne… qu’elle souhaite fixement retourner vers son enfance, vers la protection maternelle, vers la douceur amoureuse d’une mère…
Elle n’est plus là, mais ailleurs, elle est très loin de notre temps, réfugiée dans l’innocence des années enfantines où tout était douceur et protection…
Elle me demanda, me fixant droit au visage : tu es ma mère ? elle avait perdu mon nom…
Elle pleure sa mère, me réclame pour sa mère… »
Je l’ai serrée dans mes bras et doucement je l’ai entraînée, comme une enfant… »
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Je pense enfin à John Bayley, cet écrivain anglais qui a accompagné son épouse, la grande Iris Murdoch, tout au long des années pendant lesquelles elle a souffert de la maladie d’Alzheimer. Il a tiré de cette longue épreuve un livre : Élégie pour Iris, qui est une merveille de délicatesse, de compréhension de la maladie, de dévouement et d’amour. Le livre a été magnifiquement adapté au cinéma sous le titre : Iris, avec deux immenses acteurs anglais dans les rôles principaux : Jim Broadbent (Oscar du meilleur acteur) et Judi Dench (Oscar de la meilleure actrice). À propos de ce film, il est intéressant de savoir que le réalisateur, Richard Eyre, avait lui aussi accompagné une malade Alzheimer, sa mère. C’est sans doute à cette double expérience de l’accompagnement d’une malade que le film doit cette compréhension magistrale de la nature et de l’évolution de la maladie d’Alzheimer.
Dans son livre, John Bayley évoque également les vers de Shakespeare, pour constater qu’il a connu à peu près la même expérience avec son épouse Iris :
« Il m’arrive d’être hanté par le vers de Shakespesre qui suggère que ces deux états, la mort et la naissance, ne sont pas tellement différents. Parfois, la ressemblance d’Iris avec une enfant de trois ans est si troublante que je m’attends à la voir rétrécir jusqu’à atteindre la taille appropriée.
Quant à moi, je me découvre jouant le rôle de parent avec une fidélité totale au modèle, mais involontaire. Quand je la fais manger à la cuillère, elle avale son gateau de riz avec une sorte d’avidité négligente, comme une gamine qui prétend qu’elle n’en a pas vraiment envie, qu’elle est au-dessus de cette chose triviale qu’est la nourriture. Le plus souvent, elle commence par tourner la tête, mais quand j’insiste en portant la cuillère à ses lèvres, elle ouvre la bouche et, tel un oisillon dans son nid, reçoit la becquée. »
Un radotage bienfaisant
L’idée de ce rapprochement des deux moments extrêmes de la vie est très ancienne. Dans les épopées d’Homère (VIIIe siècle avant notre ère), on rencontre déjà des vieillards qui passent leur temps à raconter leurs vieux souvenirs, comme si, fuyant le monde présent, il préférait vivre dans leur passé.
On traite volontiers de radotage cette propension des personnes âgées à remonter le cours du temps, à retourner dans leur enfance, à ressasser des souvenirs du « bon vieux temps ». En réalité, il s’agit d’un phénomène tout à fait normal, connu dans la littérature gérontologique sous la notion de « plongeon rétrograde ».
Chez les malades Alzheimer, ces retours en arrière peuvent prendre des formes spectaculaires. Des scènes entières de leur passé remontent soudain à leur mémoire, avec une force et une précision incroyables, au détriment des souvenirs récents.
Gisèle est une malade Alzheimer de 86 ans, à un stade déjà avancé de la maladie. Presque chaque jour, vers cinq heures de l’après-midi, elle se met à paniquer ; d’une voix angoissée, elle dit qu’elle doit à tout prix rentrer à la ferme familiale : « Ma mère m’attend, elle va me gronder si j’arrive en retard, elle a déjà préparé les quatre heures, un morceau de pain, de la saucisse et du lard avec un café au lait. »
Et elle se met à entrer dans les détails, à raconter sa vie à la ferme, sa mère qu’elle aide dans les travaux du ménage, son père qu’elle accompagne dans les champs, le cheval Flambeau dont elle s’est occupée pendant son enfance… Et peu à peu, elle retrouve son calme, son sourire ; elle semble heureuse. Ce retour dans son enfance lui a permis de retrouver un passé où elle se sentait utile, aimée, de restaurer un peu de sa dignité, de son identité. Ces réminiscences lui ont redonné un sentiment de sécurité que son présent délabré, le désarroi dans lequel l’a plongée la maladie, lui avaient fait perdre.
Paul a 92 ans. La maladie d’Alzheimer l’a rendu complètement dépendant de son épouse. Un jour, ils sont allés se promener dans les champs ; l’odeur des foins fraîchement fauchés embaumaient l’atmosphère. Soudain, Paul s’est arrêté : « Je dois rentrer, mon père m’attend, on doit faucher le pré… » Et il se souvient des outils, des chevaux, des habits, il doit se changer…
Dans le présent, Paul est complètement perdu, il erre autour de la ferme sans savoir où il va, s’arrête, angoissé, au milieu de la cour ; mais dans le passé, il retrouve son chemin, sait exactement ce qu’il doit faire ; il revoit les moindres détails de la scène qui remonte à sa mémoire. On peut penser qu’il délire, mais en réalité il revit un événement de son passé grâce à la persistance de la mémoire émotionnelle. Dans cette histoire, c’est l’odeur des foins coupés qui a suscité une émotion, provoqué une réminiscence grâce à laquelle il a revécu un moment de son enfance, trouvant dans cette remémoration un sentiment bienfaisant de calme et de sérénité.
Tout cela est très bénéfique pour le malade. Il vit dans une réalité psychique qui est la sienne et qu’il ne faut pas nier, ni considérer comme du radotage ou du délire. Le malade, perdu dans un présent devenu incompréhensible et angoissant, recherche une sécurité primaire auprès de ses parents, et surtout de la mère, qui représente pour lui le chez soi, le foyer natal… Un bon accompagnement du malade Alzheimer, au stade avancé de la maladie, doit favoriser le fonctionnement de la mémoire émotionnelle – par le regard, le toucher, la voix, les parfums, les odeurs, la musique, les attitudes maternantes – et l’accompagner dans ses retrouvailles avec son enfance.
La « rétrogenèse » du Dr Barry Reisberg
Un gérontopsychiatre américain, Barry Reisberg, a tenté de donner, en 1982, une explication scientifique à cette propension des malades Alzheimer à retourner dans leur enfance. Il a émis l’hypothèse selon laquelle la progression de la maladie correspondait à une régression symétrique du malade vers son enfance. C’est ce qu’il a appelé, dans son style un peu pédant, la rétrogenèse.
Le Dr Barry Reisberg distingue 7 stades dans l’évolution de la maladie d’Alzheimer (on pourra lire le tableau de ces stades dans le « résumé utile » que j’ai placé dans mes Perles). Chacun de ces stades correspondrait à un « âge mental » auquel le malade régresse. Ainsi, en partant du 1er stade, dans lequel le malade est encore entièrement autonome et où son âge mental est celui de l’adulte, on régresse vers le stade où le malade peine à lire et à calculer, comme le ferait un enfant de 7 ou 8 ans ; puis vers l’avant-dernier stade, qui correspond à un âge mental de 5 à 2 ans, et enfin au stade ultime de la maladie, correspondant à un âge mental de 2 ans à zéro.
Naturellement, cette théorie doit être prise avec des pincettes, et elle a fait l’objet de nombreuses critiques, mais elle comporte néanmoins une idée importante : dans l’accompagnement des malades Alzheimer au stade avancé, il vient toujours un moment où se produit une sorte de retour à l’enfance, qui peut prendre des formes diverses. Il n’est pas rare, par exemple, qu’un parent atteint d’Alzheimer devienne l’enfant de ses enfants, dans une inversion des rôles à la fois déroutante et émouvante pour les proches. Combien de fois ai-je entendu des fils ou des filles d’un parent Alzheimer me dire : « Je peux enfin lui rendre ce qu’il m’a donné. » Ces enfants trouvent, dans cette expérience inédite, quelque chose de très riche : ils peuvent exprimer et échanger avec leur vieux parent malade une forme d’affectivité qui remonte de leur passé commun. Dans cette régression qui accompagne la maladie d’Alzheimer, c’est cet « enfant intérieur » persistant en chacun de nous qui exprime ses besoins d’affection et de protection.
Lorsque Gisèle ou Paul veulent rentrer à la maison parce que leur père ou leur mère – décédés depuis longtemps – les attendent, il faut les écouter d’une oreille bienveillante, et même les suivre et les accompagner dans leurs souvenirs et dans leur retour au monde de leur enfance.
La méthode Roumanoff
Chez le malade Alzheimer, les réminiscences, les retours dans le passé donnent souvent l’impression que le malade confond le présent et le passé, que pour lui la vieillesse et l’enfance se rejoignent. L’erreur, pour les proches ou les soignants, ce serait de vouloir le « remettre dans la réalité », de chercher à le convaincre de son erreur, de lui ouvrir les yeux sur les confusions de son esprit. C’est exactement le contraire qu’il faut faire, comme le montre bien Colette Roumanoff.
J’ai déjà eu l’occasion de parler d’elle en présentant ses trois livres dans mes Perles. Colette Roumanoff, qui est une metteur en scène de théâtre française, a accompagné son mari Daniel, malade Alzheimer, pendant une douzaine d’années. Elle a raconté cette expérience dans trois livres qui proposent, à mon avis, la réflexion la plus juste et la plus profonde sur la maladie et sur la manière dont il faut accompagner les malades Alzheimer.
Dans son petit livre (à trois euros, pour être accessible à tout le monde) : Alzheimer. Accompagner ceux qu’on aime (et les autres), elle évoque, parmi beaucoup d’autres, deux cas de malades qui, face à un présent trop difficile, se réfugient dans leur passé. Et les réflexions qu’elle développe à propos des attitudes à adopter avec eux sont très instructives :
« Françoise, 76 ans, demande à téléphoner à sa mère, morte depuis 40 ans. L’erreur serait d’aller chercher le certificat de décès de sa mère, de lui montrer les photos de l’enterrement, de l’amener au cimetière pour qu’elle voie la tombe. Ce serait franchir la ligne jaune : lui montrer qu’elle n’est pas au courant d’un événement qui la touche de près, la mettre en échec, alors que si elle pose cette question, c’est qu’elle a besoin d’être rassurée par une présence maternelle. Elle n’a pas besoin que l’on fasse une enquête sur son passé.
Au moment où la malade pose ce genre de questions, elle se trouve quelque part dans un des derniers stades de la maladie ; elle ne se reconnaît probablement pas dans une glace ni sur des photos récentes. Par contre, elle pourra se reconnaître sur des photos de sa jeunesse. Son cerveau n’est pas en état de digérer ce que nous appelons la « vérité des faits ». Elle ne sait plus se servir d’un téléphone. Sa demande correspond à son ressenti, à un brusque besoin de sécurité qu’elle a intelligemment relié à une époque où sa mère était vivante, où elle-même était en possession de ses moyens, où elle se sentait en sécurité. Elle vient probablement de ressentir un manque et une difficulté qui lui sont apparus insurmontables et l’ont mise en échec.
Le plus simple ? Dire tranquillement : « Désolé, je n’ai pas son numéro de téléphone… Mais, si tu veux, on peut téléphoner à X ou à Y. »
« Une femme vient de perdre son mari, qui lui rendait visite dans son EMS tous les jours. Elle demande aux soignantes : « Quand est-ce que’il va venir ? » Certains pensent qu’il « faut dire la vérité, elle a le droit de savoir, il ne faut pas lui mentir ». Mais si la malade est arrivée à un stade où elle ne peut pas comprendre la signification de ce qu’on lui dit, exactement comme un enfant de trois ans qui ne peut pas se représenter la mort, le lui répéter tous les jours reviendra à la faire pleurer chaque jour, car la nouvelle la surprendra et la rendra triste chaque jour. C’est franchir la ligne jaune. Il faut bien répondre quelque chose, par exemple : « Aujourd’hui, il ne vient pas, il a un empêchement. » Et proposer une activité qui rendra le manque moins douloureux. C’est la révolution Alzheimer qui oblige à repenser nos jugements, notre échelle de valeurs concernant le mensonge et la vérité. Le bien-être du malade est la priorité qui nous oblige à changer nos codes. »
On le voit, pour les malades Alzheimer, la régression vers un moment lointain du passé, souvent jusque dans l’enfance, est presque toujours une manière d’échapper à un présent délabré, angoissant, pour retrouver la sérénité du temps où le monde était rassurant, accueillant, chaleureux, auprès d’un père protecteur ou d’une mère aimante. Pour le malade Alzheimer, la réminiscence a une vertu thérapeutique, elle est un remède contre le désarroi d’un présent qui s’effondre. Vouloir remettre le malade dans la réalité peut s’apparenter à une forme de maltraitance.
Dans certaines institutions, et chez quelques spécialistes, l’idée qu’il ne faut pas materner les malades Alzheimer, ne pas les infantiliser, et qu’il faut donc refuser de les suivre dans leur « délire », cette idée est malheureusement encore à l’ordre du jour. On enjoint aux soignants de se montrer vigilants, de garder leur distance à l’égard de ces « divagations », de ces « hallucinations »… C’est une grave erreur. J’espère que cette vision « politiquement correcte » de la maladie et des malades disparaîtra rapidement du paysage. Les livres de Colette Roumanoff sont le meilleur antidote à cette conception étroite et moralisante de la maladie d’Alzheimer.
Des ateliers de réminiscence
Heureusement, dans un nombre toujours plus grand d’EMS, la « méthode Roumanoff » est clairement comprise, et l’on encourage les soignants à se montrer compréhensifs, compatissants, à ne pas craindre de materner les personnes âgées et perdues, sans que cela enlève rien au respect de leur dignité.
En outre, depuis quelques années, on a vu se développer des « ateliers de réminiscence » : les malades se rencontrent en petits groupes menés par des animateurs spécialement formés ; ils écoutent des musiques de leur jeunesse, regardent des films de leur époque, des albums de photos, manipulent des objets de leur enfance (un plumier, un cartable, un vieux syllabaire…), récitent des contines, des poésies d’autrefois, participent à un atelier de cuisine en préparant ensemble un repas typique de leur enfance.

À cet égard, je trouve complètement inadéquat de préparer, comme on le fait ici et là, et certainement avec la meilleure intention, de la cuisine gastronomique ou exotique dans les EMS. Ce que veulent les petits vieux, et en particulier les malades Alzheimer, c’est un papet vaudois, un salé, un pot-au-feu, une fondue, et non de la cuisine thaïlandaise ou de la cuisine moderne.
Pour revenir aux ateliers de réminiscence, je les trouve particulièrement profitables dans la mesure où l’on recourt aux émotions des résidents perdus, à leurs réactions affectives pour leur permettre d’échapper pour un moment à un présent angoissant et déprimant et de retrouver calme, sérénité et joie dans « leurs neiges d’antan ».
Ma conclusion
Le présent d’un malade Alzheimer, dès le stade modérément avancé de la maladie, est toujours vécu dans le désarroi et dans l’angoisse. Perdre progressivement tous ses repères, sentir sa mémoire partir en miettes, ne plus trouver les mots pour exprimer ses idées et ses émotions, hésiter à reconnaître les visages de ceux qui viennent en visite, tout cela fait que le monde dans lequel le malade vit devient de plus en plus une course d’obstacles, un univers oppressant, effrayant. Heureusement, il reste, à l’autre bout de la vie, du côté de l’enfance, des souvenirs, des images, des moments heureux que le malade peut retrouver grâce aux réminiscences et aux émotions qui les rendent possibles. Pourquoi, et au nom de quelle morale sanitaire déplacée, les lui refuser ? Pour le malade Alzheimer, comme pour chacun d’entre nous, la fin de la vie est comme aimantée par le désir d’en retrouver les débuts lumineux et rassurants.
Nota bene : Deux petits phénomènes sociologiques nous montrent, de manière assez touchante, ce rapprochement des deux extrémités de la vie : je connais beaucoup de nurses et de sages-femmes qui se sont reconverties et sont devenues des soignantes dans des EMS ; un certain nombre d’EMS, dans toute la Suisse, étaient autrefois des foyers d’accueil pour enfants ou des orphelinats.