publié le 15.11.2021

Quand la vieillesse affronte la douleur

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille !
Charles Baudelaire

Pour la plupart des êtres humains, il arrive un moment où l’avancée en âge, et en particulier dans le grand âge, débouche sur une confrontation avec la douleur. Maladie chronique, usure des organes, chute accidentelle : ces défaillances du corps se manifestent un jour ou l’autre par une emprise plus ou moins tenace et lancinante de la douleur.

Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est la douleur. Le philosophe André Comte-Sponville, dans son Dictionnaire philosophique, en donne, me semble-t-il, une très bonne définition : « La douleur est plus qu’une sensation pénible ou désagréable ; c’est une sensation qu’on ne peut oublier, qui s’impose absolument, qui interdit tout bien-être, toute détente, tout repos, enfin qu’on ne peut supporter, quand elle est vive, que dans l’horreur ou l’héroïsme. » Je retiendrai de cette définition que la douleur a quelque chose d’innommable, que celui qui l’éprouve est dans une sorte de sidération qui l’empêche d’en parler : il souffre en silence, comme on dit.

C’est en partie cet indicible de la douleur qui explique que, chez les personnes âgées, elle soit souvent sous-estimée. Muette, elle passe pour aller de soi : « À cet âge, c’est normal de souffrir, je dois vivre avec ça ! » Elle s’impose comme inévitable, inéluctable, il est inutile de s’y arrêter… Les proches regardent souffrir leur vieux parent avec un mélange de compassion et de frayeur, et le malade lui-même est tenté de la minimiser, de la banaliser. Certains, s’affolant de cette cruauté du sort, appelle la mort au secours, sont tentés par le suicide ; d’autres, affrontant la douleur avec stoïcisme, y trouve une occasion de se montrer héroïque face à la fatalité ; ils peuvent même y trouver une forme de grandeur. Les uns comme les autres font l’expérience d’une vie qui ressemble de moins en moins à la vie…

La définition de la douleur

À côté de la définition philosophique de la douleur, il y a celle des spécialistes. L’Association internationale d’étude de la douleur propose la définition suivante : « C’est une expérience sensorielle et émotionnelle associée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en termes évoquant une telle lésion ». Derrière cette formulation un peu pédante – quand donc les spécialistes apprendront-ils à parler comme tout le monde ? – qu’est-ce qu’on entend ? Il y a des douleurs qui ont un lien démontrable avec des lésions physiques – une tumeur, un ulcère, une fracture… – , mais il y en a d’autres aussi qui se manifestent sans qu’une lésion puisse être localisée précisément ; c’est le cas par exemple de beaucoup de maux de dos, dont aucune radiographie ou IRM ne peut déceler concrètement la source physique, mais qui n’en existe pas moins.

Ici, certains spécialistes proposent de faire une distinction qui n’est pas sans intérêt : selon eux, il ne faut pas confondre la douleur – sensation pour ainsi dire brute, muette ; un « cri du corps » qu’on subit dans une sorte d’aveuglement, de stupeur – avec la souffrance, qui comporte une dimension morale, affective, psychique que l’on peut exprimer plus ou moins clairement : on souffre en raison d’un deuil, d’une dépression, d’un sentiment de solitude, d’abandon, etc. Cette distinction n’est pas inutile, dans la mesure où elle met en évidence le caractère imprévisible, brutal, indicible de la douleur.

Même si la douleur peut frapper l’enfant comme l’adulte, elle a un lien particulier avec la vieillesse. Selon des études scientifiques récentes, la douleur chronique touche entre 40% et 75% des personnes âgées vivant à domicile et presque 90% des résidents d’EMS. Ce dernier chiffre montre une fois de plus que nos EMS n’ont plus rien de commun avec les « maisons de retraite » d’antan ; aujourd’hui, ce sont des lieux hautement médicalisés dans lesquels nos « petits vieux » reçoivent des soins palliatifs, au sens large de ce terme. On a pris l’habitude de parler de placement en EMS ; ne serait-il pas plus exact de parler bientôt d’hospitalisation ?

Les causes les plus répandues de la douleur à l’âge avancé sont l’arthrose, le cancer, le zona, les troubles circulatoires, la fibromyalgie, sans oublier les lésions plus ou moins graves dues à des chutes.

Le cercle vicieux de la douleur

La douleur ne se contente pas d’être là ; elle évolue, elle engendre un enchaînement de phénomènes dévastateurs qui en augmentent encore la virulence ; c’est un cercle vicieux irréversible qui enferme le malade dans une sorte de calvaire sans fin. En effet, la douleur contraint le plus souvent le malade à rester immobile, ce qui va provoquer une perte musculaire qui réduit encore sa capacité à se mouvoir ; et la crainte de la chute fatale contribue à cette diminution de sa mobilité. Le malade se retrouve de plus en plus incapable de réaliser les activités courantes de la vie quotidienne, impuissance qui pèse sur son état moral et conduit à une forme de dépression, à une perte de l’appétit – dénutrition – et, par là, à une aggravation supplémentaire de la perte musculaire. L’immobilité provoque en outre l’apparition d’escarres (plaies de pression) et, en fin de compte, une augmentation de la douleur.

Ce sont les différentes étapes de cet enchaînement funeste et leur évolution qui doivent être observées, nommées, évaluées avec le patient et son proche. Cette évaluation est essentielle pour un meilleur diagnostic de l’état douloureux et pour une proposition de soins adaptés. Elle dépasse largement le petit contrôle de routine d’un quart d’heure chez le médecin traitant. Hélas, c’est justement ce travail d’observation et d’évaluation du cercle vicieux de la douleur qui est bien trop rarement effectué correctement, soit par manque de temps, soit par sous-évaluation de son importance. Combien de patients âgés ai-je rencontrés, dont on se contentait d’alléger les douleurs par des médicaments, sans entendre véritablement leurs plaintes et sans chercher à comprendre les mécanismes physiques et psychiques qui entretenaient et aggravaient leurs douleurs ?

La première démarche serait de comprendre que la douleur est toujours une forme de langage du corps. Les manifestations de la douleur sont autant de signes à décrypter par l’entourage et à rapporter au médecin traitant : les larmes, les yeux clos, le front qui se ride, les grognements lorsque le malade bouge, les poings serrés, le corps qui se raidit, les déplacements qui se ralentissent, la diminution de l’activité, les troubles du sommeil, la perte de l’appétit, voilà les signaux que le corps envoie et auxquels il faut être attentif, qu’il faut observer, déchiffrer. Les douleurs chroniques ne doivent pas seulement être traitées médicalement ; elles doivent aussi être écoutées, entendues. Pour le malade, savoir que l’on cherche à comprendre ce qui lui arrive, qu’on ne le considère pas seulement comme un corps souffrant, mais comme une personne qui souffre, est aussi important que de recevoir les médicaments qui atténueront ses douleurs.

Le silence des malades

Beaucoup de personnes vieillissantes ne souhaitent pas parler de leurs douleurs à leur médecin, par crainte des nouveaux médicaments qui viendront encore s’ajouter à tous ceux qu’elles prennent déjà, avec leurs effets secondaires souvent effrayants. De plus, pour le vieillard, la douleur passe souvent pour un symptôme négligeable, un mal inévitable, une fatalité de la vieillesse. Parfois, c’est la peur de passer pour « un petit vieux pénible », rebutant, passant son temps à se plaindre, qui le retient d’avouer ses douleurs. Il a parfaitement assimilé le cliché, trop répandu, des « vieux qui se plaignent tout le temps »…

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, et surtout à un stade avancé, ce sont les mots qui manquent au malade pour exprimer ses douleurs ; il en est réduit à les manifester par des états d’angoisse, des troubles du comportement défensifs – irritabilité, colère, cris – que les proches peinent à interpréter correctement comme l’expression d’une douleur. Chez le malade Alzheimer, les manifestations corporelles de la douleur peuvent être déroutantes ; ce n’est que par une bonne compréhension de la maladie que les proches réussissent à les interpréter correctement et à réagir de manière adaptée.

La douleur rédemptrice

La génération actuelle des personnes âgées a souvent reçue une éducation judéo-chrétienne pour laquelle la douleur a une valeur de rédemption : elle doit être supportée avec courage et confiance parce qu’elle est en quelque sorte le prix à payer pour les fautes, les péchés dont toute vie humaine est entachée. On n’en parle pas, on la supporte dans un élan de foi en la divine Providence. Du point de vue de la psychologue que je suis, et si je m’en tiens à ce que j’ai pu observer moi-même, il faut reconnaître que, face à la douleur, la foi peut apporter une forme de soutien mental et moral, une aide psychologique dont il importe de tenir compte. À l’inverse de cette vision rédemptrice de la douleur, il faut mentionner les cas où un malade, submergé par des souffrances chroniques, se détourne de l’église et de la foi : « Le bon Dieu ne peut pas me faire ça, c’est trop injuste. Je ne peux plus croire en un Dieu qui fait souffrir ainsi ses créatures… »

Affronter stoïquement la douleur

Se montrer capable de supporter et d’accepter la douleur est l’un des principes fondamentaux de la sagesse stoïcienne, l’une des plus anciennes philosophies de l’humanité. Pour les philosophes stoicïens, le sage ne doit pas se préoccuper de ce qui ne dépend pas de sa volonté et qui pourrait mettre en danger la vertu qu’il considère comme cardinale : la tranquillité de l’âme (ataraxie). Face à la douleur, contre laquelle sa volonté ne peut rien, il n’y a, pour le stoïcien, qu’une seule attitude : la supporter courageusement et, si possible, l’oublier. J’admets volontiers que, dans notre société marquée par un individualisme de plus en plus frileux et timoré, la grandeur d’âme et la fermeté héroïque d’un Sénèque ou d’un Marc Aurèle soient des vertus de plus en plus rares… Toutefois, le magnifique exemple de stoïcisme d’Auguste Renoir mérite d’être rappeler : souffrant d’une polyarthrite rhumatoïde extrêmement douloureuse et qui lui déformait les mains, le peintre demandait qu’on lui attache le pinceau à la main pour pouvoir continuer à peindre ; ce qu’il a fait jusqu’à la fin. La femme à la mandoline et le Vase de roses sont deux de ses dernières œuvres, conquises sur la douleur.

Conclusion

Au cours de ces dernières décennies, des progrès considérables ont été accomplis dans la prise en charge de la douleur chronique chez les personnes âgées. Il y a bien sûr les avancées de la médecine qui, avec de nouvelles générations d’analgésiques, plus facilement dosables et avec moins d’effets secondaires, ont permis d’atténuer – voire de supprimer – la douleur plus efficacement. Par ailleurs, des approches globales de la douleur ont été mises en œuvre avec succès, recourant à des séances de physiothérapie, à des soutiens psychologiques. Enfin, de nouvelles méthodes alternatives – l’acupuncture, l’hypnose, des thérapies naturelles – rencontrent plus facilement l’adhésion des nouvelles générations de seniors (les baby boomers).

Aujourd’hui, face à la douleur des personnes âgées, il importe de mettre en œuvre ce que l’on appelle des « plans de soins personnalisés » ; ceux-ci doivent être discutés avec le patient, son entourage et les professionnels : médecins, psychologues, physiothérapeutes, ergothérapeutes… C’est seulement ainsi que l’on pourra écouter la douleur au lieu de la faire taire par la surmédicalisation. La pharmacopée anti-douleur a certes fait d’immenses progrès mais, en fin de compte, elle n’est pas grand-chose si l’approche humaine fait défaut. Bourrer le malade de médicaments qui finissent par le priver de sa conscience et de son humanité, est-ce vraiment cela que nous voulons ? Encore une fois, ce sont mes chers Anciens qui avaient tout compris, lorsqu’ils affirmaient que « le meilleur médicament, c’est l’homme » ! C’est la présence de l’autre, son attention, sa compassion, son affection et son amour qui seuls peuvent donner un sens à la douleur.

 

Vase de roses
Auguste Renoir