publié le 15.5.2022

Quand Alzheimer frappe deux fois

« Vous n’allez pas me croire, j’ai l’âge de ma mère. Et ce n’est pas rien ! »
Parole d’une malade Alzheimer.

Jean-François a 85 ans ; chaque fois qu’il sort de la maison avec sa femme, son premier geste est de lui prendre la main. Un jour, j’ai eu l’occasion de bavarder un moment avec lui : – Pourquoi est-ce que votre femme regarde toujours dans une autre direction ? – C’est parce qu’elle a l’Alzheimer. – Est-ce qu’elle s’inquiète si vous la laissez seule ? – Elle ne se souvient de rien, elle ne sait plus qui je suis, elle ne me reconnaît plus depuis des années. Elle n’a pas de raison de s’inquiéter. – Et vous avez continué à la guider chaque jour, même si elle ne vous reconnaissait pas ? Le vieil homme a souri, m’a regardée dans les yeux : – Elle ne sait peut-être pas qui je suis, mais moi, je sais qui elle est : elle est l’amour de ma vie !

C’est une de ces belles histoires de vie, comme il m’arrive heureusement d’en découvrir dans ma fréquentation des personnes âgées. Deux époux sont arrivés au bout du chemin, ils affrontent ensemble les épreuves du grand âge, et c’est finalement l’amour, la tendresse et la solidarité conjugale qui les aident à surmonter tous les obstacles.

Hélas, il n’en va pas toujours ainsi. L’histoire de Louis et de Marie nous montre une autre face de la vieillesse, lorsque les époux, en dépit de l’amour qui les a unis pendant tant d’années, se retrouvent un jour accablés, débordés par les épreuves, et en particulier par la maladie d’Alzheimer. 

L’histoire de Louis et Marie

L’histoire que je vais vous raconter n’est pas si rare que l’on pourrait se l’imaginer. Lorsque j’ai connu Louis et Marie, ils venaient de fêter en famille leur septante ans de mariage. Il avait 94 ans et elle, 92. « Fêter » : le mot n’est peut-être pas le plus approprié car, ce jour-là, ni Louis ni Marie ne comprenaient exactement ce qui se passait autour d’eux ; les personnes qui les entouraient, qui les félicitaient, étaient pour eux comme des inconnus. Louis et Marie étaient tous les deux atteints de la maladie d’Alzheimer. Mais remontons un peu le cours du temps.

Louis et Marie formaient depuis toujours un couple très uni, fusionnel, comme on dit. Leur histoire d’amour, sans nuages, était bien connue de tous leurs proches et de leurs amis. On ne les voyait jamais l’un sans l’autre. Ils ont élevé trois enfants : une fille, décédée d’un cancer dans la trentaine, et deux fils qui arrivent tout doucement à l’âge de la retraite.

Comme dans beaucoup de couples de leur génération, la répartition des tâches suivait le modèle traditionnel : Louis gagnait l’argent du ménage, en travaillant comme postier, pendant que Marie, « maman au foyer », élevait leurs trois enfants et assumait les tâches ménagères. 

Les années tranquilles de la retraite ont encore renforcé cette solidarité : Louis étant à la maison, il prenait part aux travaux ménagers, faisait les courses avec son épouse, lisait pour elle des articles du journal, commentait avec elle les faire-part de décès… Les années passaient et ils sont entrés dans le grand âge en vivant de plus en plus en vase clos, repliés sur eux-mêmes.

Leurs deux fils venaient régulièrement leur rendre visite, malgré les distances géographiques. Le plus souvent, ils proposaient à leurs parents de partager un bon repas dans un restaurant, leur évitant ainsi le souci de cuisiner. Durant toutes ces années, ils n’ont rien remarqué de spécial ou d’inquiétant dans la manière de vivre de leurs parents ; si ce n’est, peut-être, un ralentissement de la parole, des gestes, de la démarche, qu’ils attribuaient à l’âge, avec raison. Il y avait bien la tendance du père à « rabâcher », à se répéter, et le rire gêné de la maman qui tentait de rattraper ses radotages : « À nonante ans passés, on est comme ça ! »

À aucun moment Louis et Marie n’ont demandé de l’aide à leurs fils, ni d’ailleurs à personne d’autre. Ils étaient fiers de se suffire à eux-mêmes, ne se plaignaient jamais de rien ; ils vivaient de plus en plus éloignés de tout le monde, ils prenaient de moins en moins part à la vie du quartier, aux conversations dans les magasins ou avec les voisins. 

Cette image idyllique du vieux couple heureux s’est effondrée brusquement à la suite de l’hospitalisation de Marie pour une vilaine fracture à l’épaule. À l’hôpital, les soignants, les médecins se sont tout de suite rendu compte que leur patiente ne comprenait plus ce qu’ils lui disaient, qu’elle était incapable de répondre aux questions, même les plus simples. Son mari non plus, d’ailleurs… Et quelques jours plus tard, alors que les deux fils rendaient visite à leur père, ils ont découvert, à leur grande stupeur, l’état de la maison : le linge sale entassé dans un coin, la vaisselle rangée sans avoir été lavée, les factures impayées depuis quelque temps, avec de nombreux rappels, la boîte aux lettres d’où le courrier débordait… C’est alors que la réalité de l’état physique et mental de leurs deux parents leur a sauté aux yeux ! Jusqu’à l’accident de la mère, cette réalité avait pu échapper aux enfants, dans la mesure où leur père et leur mère s’étaient enfermés dans leur petit monde clos, mettant ainsi toutes leurs difficultés à l’abri des regards extérieurs.

Les enfants ont décidé que la consultation d’un spécialiste était nécessaire, pour tirer les choses au clair. Ce dernier, après avoir examiné les deux petits vieux, a doctement annoncé aux enfant – c’est un des fils qui me l’a répété – que leurs parents souffraient de TNC. Face à leur mimique étonnée, le spécialiste a daigné expliquer : « Des troubles neurocognitifs majeurs. » Et s’il avait simplement dit : maladie d’Alzheimer !

Il était clair que Louis et Marie n’étaient plus capables d’assumer les tâches quotidiennes dans leur maison. D’autre part, l’état de Marie, laquelle était beaucoup plus perdue que son mari, rendait impossible le retour à domicile. Il fallait donc lui trouver une place dans un EMS. Mais il était tout aussi évident qu’il était hors de question de séparer les deux époux. Par chance, une chambre pour couple s’était libérée dans un EMS de la région. Les deux fils y ont conduit leurs parents, auxquels ils ont pris l’habitude de rendre visite à tour de rôle, deux fois par mois. À ce moment-là, et après avoir liquidé l’appartement de leurs parents et réglé les affaires administratives, les fils ont pu penser que le plus dur était derrière eux.

Quelques semaines plus tard, ils ont reçu un appel de l’infirmier-chef de l’EMS, qui leur demandait de passer à son bureau pour un entretien. Et ils sont véritablement tombés des nues en apprenant que leur père, qui avait toujours été un « chic type », amoureux de sa femme et plein d’attention pour elle, maintenant la malmenait. On l’avait surpris à plusieurs reprises à la gifler ; et la petite dame, qui pesait à peine quarante kilos, montrait clairement qu’elle était effrayée lorsque son mari s’approchait d’elle. 

Les infirmiers ont fourni quelques explications : le mari demandait à son épouse de l’aider à s’habiller et à se laver ; Marie non seulement était incapable de le faire, mais elle ne comprenait même pas ce qu’il lui disait. Et, de plus en plus souvent, elle ne reconnaissait plus son mari, qu’elle appelait « Maman ». Le mari, ne comprenant pas pourquoi son épouse ne répondait pas à ses demandes, s’énervait, se fâchait et, perdant le contrôle, la frappait. De plus, il avait développé à l’égard des soignants un véritable sentiment de jalousie : il refusait qu’ils entrent dans la chambre ou dans la salle de bains pour s’occuper de son épouse. La situation devenait inextricable.

Comment comprendre cette histoire ?

Avec le vieillissement démographique, le nombre de couples très âgés – au-delà de la huitantaine – ne cesse d’augmenter. Et comme 1 octogénaire sur 5 et 2 nonagénaires sur 5 souffrent de la maladie d’Alzheimer, le risque de voir les deux membres d’un même couple atteints de la maladie est statistiquement assez grand. Comme dans le cas de Louis et de Marie, il arrive qu’Alzheimer frappe deux fois dans le même couple.

On sait bien que le vieillissement normal est un processus individuel, différent pour chacun des membres du couple, et qui peut, par là même, contribuer à les éloigner l’un de l’autre. Et lorsque le mari et l’épouse sont tous les deux frappés par la maladie d’Alzheimer, l’évolution de la maladie, différente pour chacun d’eux, peut encore contribuer à renforcer cet éloignement. C’est ce qui est arrivé à Louis et à Marie.

Tant que leur vie suivait plus ou moins son cours normal, et même s’il y avait longtemps que les premières difficultés s’étaient présentées, ils avaient réussi à les surmonter grâce à leur amour et à leur solidarité, et à les dissimuler aux autres en se repliant sur eux-mêmes. Mais la confrontation brutale avec le monde extérieur, provoquée par la chute de Marie, avait agi comme un révélateur de tout ce qui, en réalité, ne marchait plus depuis longtemps ; elle avait également mis au grand jour l’état de santé mentale et physique des deux parents. La consultation médicale demandée par les fils a révélé que Marie était beaucoup plus perdue que son mari ; elle était complètement désorientée dans le temps et dans l’espace, elle passait son temps dans son enfance, croyant retrouver sa maman en la personne de son mari… Quant à Louis, lui aussi avançant dans la maladie, mais plus lentement, il était devenu incapable de comprendre les réactions de son épouse, il prenait pour de la mauvaise volonté l’incapacité de Marie à lui venir en aide, d’où ses colères, ses pertes de contrôle et, finalement, les gifles… Dans son esprit embrumé par la maladie, il traitait son épouse comme une enfant que son père doit corriger. En réalité, depuis quelque temps déjà, Louis et Marie vivaient dans deux mondes différents, deux mondes dans lesquels les attentes et la compréhension des choses étaient devenues si éloignées les unes des autres que cela ne pouvait déboucher que sur des heurts et des frictions. Louis et Marie, pour le dire très simplement, étaient devenus complètement déphasés.

Tant qu’ils vivaient tous les deux dans leur appartement, dans leurs routines quotidiennes, repliés sur leur petit monde clos, personne ne pouvait remarquer leurs faiblesses et leurs difficultés. Quant aux enfants, il était normal qu’ils n’interviennent pas dans la vie intime de leurs parents, d’autant moins que ceux-ci dissimulaient leur situation et ne demandaient aucune aide. S’il n’y avait pas eu l’accident de Marie, la maladie aurait quand même fini par les rattraper un jour ou l’autre, et peut-être de manière bien plus dramatique.

Revenons à l’EMS. Face à l’attitude de Louis envers son épouse, qui s’apparentait à une forme de maltraitance involontaire, les soignants et les deux fils, avec beaucoup de tact, d’empathie et de professionnalisme, ont décidé de séparer le couple et de donner à chacun sa chambre, dans deux ailes du bâtiment éloignées l’une de l’autre. Une rencontre quotidienne est prévue, à l’occasion de la promenade, du goûter ou d’une activité d’animation, et bien sûr lorsque les enfants viennent en visite. C’est ainsi que la relation des époux a retrouvé un peu de sérénité. 

Conclusion

Lorsque les deux époux sont frappés par la maladie d’Alzheimer, les proches et les soignants sont souvent confrontés à un dilemme épineux : d’un côté l’exigence humaine et éthique de préserver l’intimité et la dignité du couple ; de l’autre la nécessité de garantir à chacun des conjoints son bien-être et sa sécurité. Dilemme que les deux fils de Louis et de Marie et les soignants de l’EMS ont résolu avec beaucoup de perspicacité et d’intelligence de la situation en éloignant les deux époux dans deux chambres séparées tout en leur ménageant des moments de rencontre.

____________________________________

J’aimerais renvoyer le lecteur à un très beau témoignage à propos d’une situation à peu près semblable. Béatrice Gurrey, une journaliste française, a publié en 2018 : La tête qui tourne et la parole qui s’en vaRécit du grand oubli, un livre dans lequel, selon un critique, « l’auteur décrit avec une grande délicatesse une plongée dans un autre monde ».