Textes
Sur la vieillesse, mes lectures m’ont permis de découvrir des textes qui m’ont tout simplement enchantée. Il s’agit le plus souvent de « morceaux choisis » que j’ai extraits d’un livre ou d’un article. Ils proviennent de toutes les époques et de toutes les langues. Ils m’ont touchée par leur accent de vérité, leur originalité, leur style, leur esprit ou leur humour. Et par le fait qu’ils apportent un agréable contre-point aux discours des spécialistes, certes instructifs, mais trop souvent et inutilement jargonneux… et sérieux. De nouveaux textes viendront s’ajouter, au fil de mes découvertes et de mes lectures.

Si j’avais des ailes,
je volerais grâce à elles…
Boby Lapointe, « Marcelle »
Si j’avais des ailes dorées,
je volerais comme un milan royal
dans l’azur ou dans les moelleux nuages,
parmi les autres milans royaux.
Si j’avais du temps de reste, je rêverais
que je voyage en Suisse, en Italie,
en France, dans des endroits de rêve,
au lieu de me rêver en roi ou président.
Un après-midi j’ai voyagé en rêve,
sur les ailes d’un désir fou
je suis allé vers mes vingt ans,
vers mes quinze ans, peut-être moins.
Si j’avais trente ans de moins,
je me mettrais en marche vers Compostelle,
par les chemins de Saint-Jacques,
au lieu de laisser devant moi les pèlerins passer.
Aujourd’hui je voyage par la pensée,
sans souci des murs, des fossés, des frontières,
sans passeport ni carte d’identité,
même pas la Cumulus et la Supercard.
Dans mes rêves je voyage
dans le temps, dans l’espace,
à quatre rêves, à quatre pattes.
Mais hélas, je ne plane plus.
À plat ventre, je regarde les fourmis voyager ;
sur le dos, je passe avec les nuages,
qui passent, qui passent, qui passent ; comme sur le chemin
devant chez moi, les pèlerins et pèlerines.
Bertrand Baumann
Poète, écrivain,
né en 1941.

Vieillir !
C’est gravir un 8’000
Sans guide, sans porteurs,
Sans oxygène,
En solitaire,
Abandonnant à chaque bivouac
Victuailles, Illusions, Déguisements,
Tout ce qui pèse tant !
En toi, tout déjà se fragilise,
Hésite, vacille,
Du mot qui se refuse à ta mémoire
Au regard embrumé, comme lavé
D’avoir tant vu effrois et beautés,
Jusqu’aux muscles noués
Et au froid ressenti dans tous tes os !
Tu sombres, à l’abandon,
Trahie par ton propre corps !
Seule ta peau reste sensible
Aux caresses, aux baisers,
Mais déjà tu es seule
Et tu as choisi de monter.
Tu sais que jamais plus
Tu ne reviendras au camp de base
Où festoient encore tes enfants,
Ta famille, tes amis
Du temps d’avant.
Tu sais aussi que tu as le choix
Entre dérocher,
Te jeter dans le vide
Ou monter, escalader,
Monter encore, t’agripper,
Glissant sur les névés,
Évitant les crevasses,
Tant bien que mal,
Au prix d’énormes efforts.
Mais tu as choisi de monter
Car tu sais la lumière
Au sommet,
Celle que toute ta vie
Tu as désirée.
Tu sais aussi que la mort
Elle a épousée.
Tu le sais, mais encore
Tu dois monter,
Tu veux boire
Sa liqueur d’Éternité,
Tu t’en soûles.
Devenir Elle,
Ne plus penser,
Et en poussières d’étoiles
Tu te transformes
Pour encore, autrement,
Vivre, Aimer,
Et peut-être Briller.
Charlotte,
23 mars 2022,
pour mes 80 ans.

Marcher n’est pas un sport.
Le sport, c’est une question de techniques et de règles, de sports et de compétition, nécessitant tout un apprentissage : connaître les positions, incorporer les bons gestes. Et puis viennent, longtemps après, l’improvisation et le talent.
Le sport, ce sont des scores : quelle est ta place ? quel est ton temps ? quel résultat ? Toujours le même partage du vainqueur et du vaincu, comme à la guerre – il y a une parenté entre la guerre et le sport dont la guerre tire son honneur et le sport son déshonneur : du respect de l’adversaire à la haine de l’ennemi.
Le sport, c’est aussi évidemment le sens de l’endurance, le goût de l’effort, la discipline. Une équipe, un travail.
Mais c’est encore du matériel, des revues, des spectacles, un marché. Ce sont des performances. Le sport donne lieu à des cérémonies médiatiques immenses, où se pressent les consommateurs de marques et d’images. L’argent l’envahit pour vider les âmes, et la médecine pour construire des corps artificiels.
Marcher n’est pas un sport. Mettre un pied devant l’autre, c’est un jeu d’enfant. Pas de résultat, pas de chiffres quand on se rencontre : le marcheur dira quel chemin il a pris, sur quel sentier s’offre le plus beau paysage, la vue qu’on a depuis tel promontoire.
On a bien essayé pourtant de créer un nouveau marché d’accessoires : des chaussures révolutionnaires, des chaussettes incroyables, des sacs efficaces, des pantalons performants… On tente bien de faire entrer l’esprit du sport : on ne marche plus, on « fait un trek ». On vend des bâtons effilés qui font ressembler les marcheurs à des skieurs improbables. Mais cela ne va pas très loin. Ça ne peut pas aller loin.
La marche, on n’a rien trouver de mieux pour aller plus lentement. Pour marcher, il faut d’abord deux jambes. Le reste est vain. Aller plus vite ? Alors, ne marchez pas, faites autre chose : roulez, glissez, volez. Ne marchez pas. Et puis, marchant, il n’y a qu’une performance qui compte : l’intensité du ciel, l’éclat des paysages. Marcher n’est pas un sport.
Mais une fois debout, l’homme ne tient pas en place.
Frédéric Gros
Marcher, une philosophie
Editions Carnet Nord
Il a vieilli. C’est ce qu’elle s’est dit ce matin en le voyant se relever avec peine. Elle ne sait pas quand c’est arrivé. Rien vu venir, hier encore, il semblait comme d’habitude. Ça a dû se produire tout à coup. Tout à coup, il est devenu vieux.
Bon, si elle est honnête avec elle-même, voilà un moment déjà que ses gestes, ses pas surtout, étaient devenus plus lents. Un peu d’arthrose sans doute. Mais ce matin il y a comme une lassitude dans son regard alors qu’il la dévisage de son unique œil valide. L’autre, il l’a perdu. Son œil oui, comme on perd ses lunettes ou ses clés, sauf que cette fois, on ne le retrouvera pas sur le frigo. C’est l’âge qu’on lui avait dit, « eh oui Madame, lui aussi prend de l’âge, y a pas de raison ».
Prendre de l’âge. L’expression est plutôt bien choisie. Tout ce temps, les années coulent sur vous, elles vous effleurent, sculptent vos contours, les plus belles s’accrochent aux commissures de vos lèvres dans un éternel sourire. Et soudain vous commencez à les « prendre ». À les sentir. Vous vous affaissez sous leur poids mort. Vous prenez de l’âge comme on prend le bus, la poussière, ou un coup. Plusieurs même.
Elle ne saurait dire à partir de quel âge il a commencé à le prendre. Et pourtant il ne se plaint pas. Alors lui revient en mémoire le visage de cet oncle qui, lui, se plaignait. Il a passé sa vie à répéter : « De toute façon, je suis foutu ! » Foutu à la première grippe. Foutu, après son opération de la hanche. Foutu, quand on félicitait sa bonne mine. Et puis un jour, il a cessé de le dire. C’est le jour où il a commencé à le penser.
Et voilà qu’elle s’y met, elle aussi, en l’entendant souffler bruyamment. Vieux. Foutu. Et il n’est pas le seul. La chatte aussi a pris un coup de vieux, autrefois toute en courbes, elle est devenue rigide, osseuse, rectangulaire. Elle tourne du matin au soir à la recherche d’une place tiède pour accueillir ses angles. Tout a vieilli, le papier peint, les catelles passées de mode et le four qu’elle était pourtant sûre d’avoir changé il y a trois ans. Quatre tout au plus, elle doit même avoir encore la garantie quelque part.
Impossible de remettre la main dessus dans tout ce foutoir. Les classeurs débordent d’archives, des relevés bancaires périmés mais dûment datés qui se froissent sous ses doigts comme une preuve. Preuve que toutes ces années se sont bel et bien écoulées.
Le voilà qui s’approche, lentement. Pauvre chéri. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle non plus n’a pas compris le jour où cette douleur a commencé à s’installer. Elle s’est dit : ça passera. C’est comme tout, ça passera. Et ça n’est pas passé. Parce qu’il arrive un moment où les choses ne passent plus.
D’ailleurs elle le dit souvent : « Ah ça, avec moi ça ne passe plus ! » Depuis quand au juste ? Depuis quand le monde s’est-il mis à accélérer tandis que tout ralentit autour d’elle ? Tandis que tout rétrécit. Les journées, les promenades, les noms sur les faire-part et même les caractères du journal ?
Ça a dû se produire tout à coup. Comme ce matin, quand le chien est devenu vieux.
Angélique Eggenschwiler

1621-1695
La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière,
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La Mort ravit tout sans pudeur.
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré,
Et puisqu’il faut que je le die,
Rien où l’on soit moins préparé.
Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. « Est-il juste qu’on meure
Au pied levé ? dit-il ; attendez quelque peu.
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.
Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
– Vieillard, lui dit la Mort, je ne t’ai point surpris.
Tu te plains sans raison de mon impatience.
Eh ! n’as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose :
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe ;
Toute chose pour toi semble être évanouie ;
Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades.
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans réplique.
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament. »
La Mort avait raison. Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet :
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Jean de La Fontaine
1621-1695

Cinq enfants – deux filles et trois garçons – cheminent sur une route de campagne. C’est le printemps ; mille fleurs poussent dans les champs, s’accrochent aux branches des arbres où elles semblent tomber du ciel ; elles enchantent l’image.
Les deux fillettes marchent devant, côte à côte ; elles regardent le sol, l’esprit tout entier absorbé par on ne sait quelles graves considérations : est-ce la poésie à apprendre par cœur, dont elles n’ont retenu que les premiers vers : « Le temps a laissé son manteau de vent, de froidure et de pluie… » qui les préoccupe ? ou la baignade prévue pour jeudi au bord du lac ? Il y aura peut-être ce garçon fraîchement arrivé au village, avec son sourire et ses yeux qui font battre un peu le cœur…
L’un des garçons s’est arrêté au bord du chemin et, immobile, accroupi, il observe quelque chose parmi les herbes, on ne sait quoi : un papillon dépliant le kaléidoscope de ses ailes ? une sauterelle qui vous fixe de son regard vide avant de bondir ? une souris morte, avec son ventre blanc et doux où un rayon de soleil allume des reflets soyeux… ? Ses deux camarades se sont arrêtés eux aussi, ils attendent le verdict de l’observateur. Leur marche, comme suspendue, laisse entendre qu’il n’est pas temps de lambiner ; la cloche de l’école va bientôt sonner et il y a encore un bout de chemin à faire.
La photographie date des années cinquante. À cette époque, je fréquentais les mêmes chemins, j’avais le même cartable, les mêmes pantalons courts, les mêmes chaussettes en laine qui tombaient sur les chevilles. Les filles portaient de longues tresses blondes qu’on rêvait de dénouer. Et lorsqu’on avait pris du retard et qu’on se mettait à courir pour rattraper le temps perdu, le cartable tressautait dans le dos, contrariant notre course, pendant que les livres, les cahiers, le plumier ballottaient bruyamment au rythme de nos pas.
De tout cela, je me souviens très bien, car je n’étais pas loin ; si j’avais couru un peu plus vite, j’aurais peut-être réussi à entrer dans la photographie.
Pas d’infantilisation des « vieux » !
« Il retourne en enfance », « elle n’a plus toute sa tête », « il est à côté de ses pompes », « elle a beaucoup baissé ». La liste de ces amabilités est promise à celles et ceux qui marchent vers leurs 100 ans. On guette leurs fragilités. On anticipe leurs manques. On les caricature avec le signe « moins » ou, au mieux, avec l’adverbe « peu ».
Par beau temps, on les gratifie d’un « encore », ou plus timidement d’un « presque ». Aux heures de tempête, on agite les locutions qui sentent l’irréversible, le silence et la fin, jusqu’au peu délicat « passera pas l’hiver ! »
Face à ce tableau, à ces cohortes de demi-vivants, les plus jeunes et les « pas encore vieux » inventent de nouveaux regards, de nouvelles attitudes, de nouvelles attentes, de nouveaux gestes et un nouveau langage.
*
Quelle est la réponse des vieux ? Certains sont emportés par ce « tsunami », ils acceptent en maugréant et se résignent. Beaucoup d’autres pensent et peut-être disent tout autre chose. Ils découvrent d’autres couleurs au monde qui les entoure. Ils ouvrent les yeux sur des formes, des objets, des paysages, des mouvements offerts par les ritournelles enfantines et la déambulation coquette des jeunes gens et des jeunes filles.
Ce qui ressemble à un appauvrissement des sens et des appétits s’ouvre vers des formes nouvelles d’expression. Un nouveau rapport au monde, aux objets et aux vivants se laisse deviner. Il se révèle discrètement et s’affirme avec éclat.
Perpétuel recommencement, la vieillesse ne saurait être réduite à une marche vers la fin, à une relégation et à une dévalorisation, antichambre de l’oubli.
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Elle est plutôt affirmation, épanouissement et, pourquoi pas, feu d’artifice. La vieillesse, c’est Manet et les nymphéas, c’est Shakespeare avec La tempête, c’est Beethoven et la Neuvième, c’est Louise Bourgeois et ses œuvres tardives. Aux femmes que l’on veut flatter, et même aux hommes, on lance une petite phrase : « elle ne fait pas son âge ». Pourtant, si, elle le fait. Mais il est un solide moyen de ne pas se résigner à vivre à la petite semaine et de ne pas s’abîmer dans la mort. Ouvrir résolument les volets de la curiosité sur ce que l’on ne sait pas encore, juste pour le désir d’apprendre. C’est là une démarche riche de promesses. Elle redessine le monde, elle entretient, voire rallume le désir, elle stimule les audaces en évacuant les peurs ; elle ouvre sur l’au-delà pour trouver du nouveau.
Une sensation s’affirme avec de plus en plus de force : le bonheur d’être encore en vie.
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Certes, cela suppose une certaine lenteur, une sorte d’habitude à se voir vieillir, un consentement volontaire dans l’attente de nouvelles perceptions.
Nous savons qu’il ne nous est pas possible d’échapper à l’âge et au vieillissement. Mais nous disposons en nous de ressources considérables, peut-être sans le savoir, prisonniers que nous sommes du statut qu’on nous attribue de l’extérieur. Nous sommes sans cesse infiniment jeunes et vieux en même temps. Sans doute, dans la mesure où nous croyons en nos possibilités.
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Peut-être n’avons-nous pas encore accédé à la délicieuse découverte du détachement. Des biens matériels, des objets familiers, mais aussi des ambitions, du quant-à-soi, des frustrations et des rancœurs qui colonisent l’esprit en le rongeant. Sans parler de ces aspirations qui nous habitent et qui, comme pour Sisyphe, sont de véritables tortures.
Le détachement procure une sensation de légèreté, de liberté et de paix. Il ouvre vers une nouvelle capacité d’accueil. Il confère de la saveur aux jours qui viennent.
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Tous ces propos ne signifient en aucun cas un refus ou un déni de la mort. Celle-ci ne saurait se réduire à une sorte de terme et de décrépitude. Le temps qui précède la mort, c’est de la vie. Le vieillard le sait, il en mesure la fragilité précieuse. Il aspire à en extraire le meilleur. Il savoure, peut-être en silence, les bonnes surprises qu’il a hâte de cueillir.
En effet, la vieillesse n’est en rien un retour à l’enfance. Elle résonne comme un murmure d’espérance. Elle est achèvement parce qu’en elle se déploient toutes les potentialités de la vie. Ces propos s’écartent du regard porté par les générations plus jeunes ; celui-ci est largement associé à la fragilité, au manque et aux limites d’un corps affecté par diverses formes d’usure.
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Ce qui peut ressembler à du retrait, de l’absence ou de l’inaction est peut-être le signe de l’existence d’un autre monde qui ne trouve pas ses mots et ses gestes, mais qui n’est pas moins habité par une vie de l’esprit, ponctué d’émotions et de plaisirs nouveaux et apaisés.
Ce monde est animé par des énergies portées par un perpétuel recommencement, par une gerbe de promesses.
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Le rythme du temps est de moins en moins l’arbitre de la valeur des choses. Le présent s’impose comme le lieu de la vie, la référence pour apprécier le temps qui vient. Et nous n’éprouvons ni honte ni impatience à contempler les bégonias et à relire les mêmes poèmes. Les mots, les couleurs, les odeurs nous apportent un autre langage.
On ne veut plus entendre cette langue faite de sons inarticulés comme si c’était la vraie.
Oui, nous vieillissons. Oui, nous avons besoin de soutien. Oui nous apprécions à leur juste valeur les soins médicaux et la bienveillance qui souvent les accompagne. Cependant, nous ne voulons plus nous enfermer dans la dépendance, la médicalisation, l’assimilation régressive à l’enfance. Ce sont là des apparences. Quels que soient notre état et notre allure, notre vraie vie est ailleurs. Il nous appartient de vivre au jour le jour, comme s’il fallait plier bagage demain, mais aussi comme si l’on avait tout le temps devant soi.
*
Nous marchons vers des lendemains incertains, mais aussi vers des perspectives sur lesquelles on peut compter, qui ont la saveur d’une promesse. Le soleil se lèvera demain et nous espérons que nos yeux s’ouvriront pour le voir.
*
Les relations entre les grands-parents, les arrière-grands-parents, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants sont un trésor qu’il convient de stimuler avec la plus grande délicatesse. Cet univers développe son propre langage et ses propres gestes. Il va encore évoluer, les différences seront sans doute mieux affirmées et reconnues. À toutes les étapes de la vie, nos enfants et nos aïeux nous attendent et méritent la plus grande considération.

À quoi ça sert
Servir à quelque chose.
Servir à quelqu’un.
« Ça peut toujours servir.
On ne le jettera pas ! »
Servir à quoi ?
Servir à qui ?
Ça sert, de servir.
Ça sert à ceci :
À ne pas encore mourir.
Et puis, « ça sert à plus rien.
C’est d’une autre époque.
Ça resservira pas. »
Au musée !
À la poussière !
Au cimetière !
C’est à quoi je sers :
Je vis pour quelque chose.
Je vis pour quelqu’un.
Pour vous, si vous voulez.
Qu’on ne me jette pas !
Une place au soleil
Je connaissais la mère Dumoulin depuis longtemps. Lorsque j’avais ouvert mon cabinet de médecin de campagne dans la région, elle avait été l’une de mes premières patientes. À cette époque-là, bien qu’elle eût déjà largement passé la soixantaine, elle était encore fringante. Les travaux de la ferme, les soins de ses huit enfants, la vie avec un mari qui n’était pas toujours commode, tout cela l’avait maintenue alerte, dans son corps comme dans sa tête. Et lorsqu’elle passait à mon cabinet, ce qui se produisait en général une fois par année, à l’entrée de l’hiver, c’était pour se plaindre d’un mal de dos qui se rappelait à son souvenir avec l’arrivée des froidures. Je lui prescrivais une pommade et lui recommandais de se ménager, de penser à son âge, de laisser un peu travailler les jeunes ; il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire… Elle me regardait avec un petit sourire, l’air de se dire : « Me ménager ! Ce bon docteur, on voit bien qu’il n’a jamais vécu dans une ferme ! »
Et les années passèrent ainsi, chaque début de novembre ramenant la mère Dumoulin dans mon cabinet, fidèle messagère annonçant la venue prochaine de l’hiver et de ses frimas.
* * *
Un jour pourtant, bien des années plus tard, son fils appela le cabinet pour me demander de passer voir sa mère à la ferme. Durant toute ma carrière de médecin de campagne, j’avais gardé l’habitude d’effectuer des visites à domicile, pour mes patients âgés ou ceux qui étaient trop malades pour pouvoir se déplacer. Je faisais ces visites le mardi et le jeudi après-midi. Je répondis donc que je passerais le lendemain, qui était un mardi.
Cet après-midi-là, j’avais trois malades à voir : un instituteur à la retraite qui perdait doucement la boule et espérait que je pourrais lui rendre un peu de sa mémoire qui, me disait-il, « s’effilochait comme une vieille serpillière » ; la femme du notaire, bientôt centenaire, et qui, à l’approche de son anniversaire, s’inquiétait soudain qu’un méchant rhume l’empêchât d’atteindre la glorieuse ligne d’arrivée de ses cent ans. Je décidai de commencer ma tournée par la mère Dumoulin. Je l’avais encore aperçue le dimanche matin, qui sortait de l’église après la messe ; je n’avais rien remarqué de spécial, elle marchait en donnant le bras à son grand fils, comme d’habitude. J’étais curieux de savoir ce qui s’était passé depuis.
Arrivé à la ferme, je rangeai ma voiture entre un tracteur géant et le tas de fumier. C’était une grande ferme, bien entretenue, avec un large toit dont les pans descendaient presque jusqu’au sol. Un gros chien assoupi devant sa niche, la tête reposant sur ses pattes, souleva un instant ses lourdes paupières à mon arrivée ; un peu plus loin, des enfants jouaient dans le pré, courant autour d’un vieux chêne en poussant des cris de Sioux ; une dizaine de poules arpentaient la cour en caquetant, elles s’enfuirent à toutes pattes lorsque je claquai la portière de la voiture.
La porte de la ferme était grande ouverte et laissait deviner un long corridor obscur. Je frappai et, après un bruit de chaise qu’on déplaçait, de chaussures qui raclaient le sol, une porte s’ouvrit dans le noir, d’où émergea la lourde silhouette d’un paysan rajustant sa casquette sur un crâne chauve. C’était le fils Dumoulin, que j’avais eu l’occasion d’ausculter à deux ou trois reprises dans mon cabinet : un patient récalcitrant à la médecine et aux médicaments… Nous échangeâmes quelques mots et il me conduisit à « la chambre du fond », où sa mère était alitée. C’était une petite pièce qu’une fenêtre étroite donnant sur la prairie éclairait faiblement. On avait dû y reléguer la vieille dame lorsque le grand fils avait repris la ferme et qu’il s’était marié. Le père Dumoulin était mort il y avait bien longtemps, tombé du haut de l’échelle sur laquelle il avait grimpé pour cueillir des cerises. Je m’approchai du lit et saluai la malade, en vieilles connaissances que nous étions :
– Alors, mère Dumoulin, qu’est-ce que vous nous faites aujourd’hui ?
Elle restait muette. Je lui demandai où elle avait mal, elle gardait le silence, mais du regard, qu’elle accompagnait de clignements d’yeux et de mimiques à mon intention, elle me désignait son fils. Je compris qu’elle voulait qu’il sorte, ce qu’il fit dès que je l’en priai.
La mère Dumoulin avait beaucoup perdu de sa vaillance. Son visage était amaigri, ses cheveux s’étaient raréfiés et elle avait ce regard des vieux où il semble que chaque jour la lumière de la vie perde un peu de son éclat, comme s’éteint lentement la flamme d’une chandelle. Me remémorant le temps où je l’avais vue pour la première fois, je comptai qu’elle devait avoir largement dépassé les quatre-vingts ans. Elle me fit signe de m’approcher ; je déposai ma trousse sur le tapis et je m’assis sur le bord du lit. Elle me saisit une main, m’attira vers elle et, approchant sa bouche de mon oreille, elle chuchota :
– Docteur, vous devez faire quelque chose pour moi, je ne veux pas mourir.
– Il n’est pas question de mourir. D’où vous vient cette idée ?
– Je ne dirai rien pour le moment, mais je ne peux pas mourir maintenant. Il faut me guérir !
Cette insistance me surprit ; je ne voyais rien dans l’état de la vieille dame qui laissât augurer le pire. Elle s’était assise dans le lit, avait pris mes mains qu’elle secouait énergiquement. Je l’auscultai, elle avait dû prendre froid et je diagnostiquai un début de bronchite, rien de grave. Je lui donnai un médicament, lui recommandai de rester couchée et lui promis de revenir la semaine suivante. Ce que je fis, mais elle était déjà retournée à ses poules et à ses cochons, et me cria du fond de la cour – elle était en train de verser un seau de nourriture dans le parc aux cochons – que tout allait bien, que le bon dieu lui avait rendu ses forces et que ce n’était pas encore pour cette fois…
* * *
Quelques mois plus tard, ce devait être en janvier, nouvel appel de son fils, nouvelle visite à domicile. Je trouve la mère Dumoulin dans son lit, la mine défaite, les cheveux en pagaille, le regard brillant. Même jeu que la première fois, regards en coin vers le fils, qui finit par quitter la pièce en claquant la porte. Je m’assieds sur le lit, lui prends la main ; elle approche son visage du mien :
– Docteur, je ne me sens pas bien, mais pas bien du tout. Je ne veux pas mourir, docteur, il faut me guérir. Vous comprenez, je ne peux pas mourir maintenant.
– Mais bien sûr que je vais vous guérir, ne vous agitez pas comme ça ! Mais auparavant, mère Dumoulin, j’aimerais que vous répondiez à une question : pourquoi est-ce que vous me dites que vous ne pouvez pas mourir maintenant ?
– Je vous le dirai une autre fois, je vous le promets ; mais c’est encore trop tôt.
Il était inutile d’insister. Je ne connaîtrais pas le fin mot de cette histoire aujourd’hui… Je l’auscultai ; ce n’était rien, une grippe qui courait la campagne. Je lui donnai un médicament et lui prodiguai les conseils d’usage. Je rangeai mes affaires dans ma trousse, me levai pour sortir. Avant de quitter la pièce, je me retournai ; elle reposait, la tête douillettement appuyée contre les coussins, une main posée sur la couverture et l’autre tenant entre ses doigts la petite croix attachée autour de son cou par une chaînette d’or ; elle avait les yeux clos : elle dormait.
En m’éloignant de la ferme, et tandis que j’essayais d’éviter les fondrières qui creusaient le chemin et les paquets de neige que le vent avait chassés sur la route, je ruminais les raisons pour lesquelles la mère Dumoulin « ne pouvait pas mourir maintenant ». J’eus beau envisager toutes les hypothèses, imaginer toutes sortes d’explications, aucune ne me parut convaincante. Le mystère demeurait entier. Mais j’étais bien décidé, la fois suivante, à connaître la clé de cette énigme qui commençait à m’agacer…
* * *
Je n’eus pas à attendre longtemps. La semaine de Pâques, son fils me téléphona pour une nouvelle visite. Lorsque je me fus assis sur le bord du lit et que j’eus pris la main de la vieille, elle me fixa de son regard impénétrable :
– Docteur, je ne veux pas mourir, ce n’est pas encore le moment, vous devez me garder en vie. Je ne peux pas mourir maintenant, pas encore…
Je la regardai d’un air sévère :
– Mère Dumoulin, cela commence à suffire ! Je ne ferai rien tant que vous ne m’aurez pas expliqué pourquoi, depuis quelque temps, vous avez tellement peur de mourir. Je vous connais depuis longtemps, vous êtes une personne plutôt raisonnable, alors pourquoi maintenant cette peur de la mort ?
– Je ne peux pas encore vous le dire, docteur, mais si les choses tournent comme je pense, je crois que je pourrai tout vous expliquer la prochaine fois. Parole de mère Dumoulin !
Je cédai et l’auscultai. Encore une fois, ce n’était pas grand-chose, un de ces pépins de santé pour lesquels jamais auparavant elle n’aurait eu l’idée de venir consulter. Je fis ce qu’il fallait et, au moment où je quittais la chambre, elle me cria :
– Merci docteur ! Et après un bref instant de silence, elle ajouta :
– Bien le bonjour chez vous !
Je me retournai ; la vieille me regardait avec dans l’œil je ne sais quoi de malicieux…
* * *
L’été passa sans nouvelles de la mère Dumoulin. Mais au début du mois de novembre, par un petit matin frisquet, j’eus la surprise de trouver la vieille dame dans ma salle d’attente. Elle était venue avec son fils, qui l’attendait dans la voiture. Je l’invitai à passer dans mon cabinet. Elle se leva avec difficulté, elle marchait avec peine, elle passa près de moi sans me regarder, entra dans mon cabinet et se laissa tomber sur la chaise en soupirant. J’eus comme l’impression qu’elle exagérait un peu la gravité de son état. Il y avait quelque chose dans son regard, dans son sourire, qui démentait les allures de moribonde qu’elle cherchait à se donner.
– Alors, nous sommes en novembre, c’est votre dos qui vous fait encore souffrir ?
– Oui, docteur. Mais ça m’est égal ; maintenant, je peux mourir.
– Qu’est-ce qui vous arrive, mère Dumoulin ? Vous n’avez pas cessé de me dire que vous ne vouliez pas mourir, et maintenant cela vous est égal !
– Vous comprenez, docteur, au cimetière, le coin à l’ombre derrière l’église, eh bien il est complet ! La prochaine tombe sera de l’autre côté, orientée au soleil. Maintenant, je peux mourir, je serai bien…
La médaille de l’instant
Je me réjouis beaucoup d’être très vieux. Cela permet d’accomplir un rêve qui nous poursuit notre vie durant : vivre enfin dans l’instant présent !
Je le vérifie à chaque fois que je rends visite à ma mère dans son établissement pour personnes âgées.
L’autre jour, je tournais avec elle les pages d’un catalogue de vente de chaussures par correspondance. L’hiver approche, et qui affronterait l’hiver sans être bien chaussé ? Ce catalogue ouvert devant nous sur la table de la cafétéria concentrait donc toute notre attention. Voilà au moins cinquante modèles sous nos yeux ! On se réjouit : n’est-il pas tout aussi intéressant de choisir entre différents modèles de chaussures qu’entre une Lamborghini et une Ferrari ? On trace une croix ici, on corne une page là.
Certaines chaussures ferment à l’aide d’une bande Velcro.
– Mais cela n’évoque-t-il pas trop des pantoufles ? me dit ma mère, en passant rapidement à la page suivante.
Systématiquement, elle tombe en arrêt admiratif devant les modèles pourvus de lacets. On ose une réserve :
– Oui, c’est très joli, mais tu oublies qu’il y a des lacets… Est-ce que tu arriveras à les mettre toute seule, des chaussures comme celles-là ?
– Ah oui, c’est juste ! murmure-t-elle, comme rappelée à l’ordre, car on a déjà évoqué le problème plusieurs fois dans le quart d’heure précédent.
Elle a passé quatre-vingt-dix ans et sa mémoire immédiate la trahit de plus en plus – comme c’est le cas pour beaucoup de gens de son âge. Quand on s’étonne et qu’on leur fait remarquer : « Comment, tu ne te souviens plus qu’on t’a déjà rendu visite hier ? », ça les énerve, les vieilles personnes, ça les met de mauvaise humeur, ou alors elles ouvrent de grands yeux : « Tu es venu hier ? Ne me dis pas ça, je ne m’en souviens pas… vraiment, c’est la tête… ma tête qui va plus. »
Mais non, ce n’est pas la tête qui ne vas plus. C’est la tête qui fait son boulot : elle oublie, elle s’épure, elle devient de plus en plus capable d’être attentive à l’instant présent. À huit heures du soir, fatiguée, ma mère ne sait plus à quoi les animatrices l’on occupée pendant la journée, elle et les autres pensionnaires (jeu de loto ? mobilité ? groupe échange ? atelier pâtisserie ? film vu en commun ? autres activités ?).
Même les souvenirs du temps jadis, les mieux ancrés, faiblissent, pâlissent, s’estompent. Il faut parfois en raviver les couleurs : moments de bonheur par exemple que les vieux films de famille super-huit reconvertis en DVD que je lui passe dans sa chambre, sur un lecteur branché au poste de télévision.
Je le répète : ma vieille mère a toute sa tête ! Rien à voir avec l’Alzheimer. C’est simplement la nature qui fait son travail. À cet âge, on entre dans une nouvelle planète, qui s’appelle la planète Présent. On y apprécie des choses infimes et menues : un mot ou un geste gentils, l’apparition inattendue d’un visage aimé qui se glisse dans la chambre, une plaisanterie de l’aide-soignante, la course d’un écureuil sur une branche derrière la fenêtre, la cuisine du chef qui fait vraiment des efforts, un verre de rouge à midi, le rayon de soleil qui se pointe dans l’après-midi, un biscuit chocolaté, un baiser sur la joue. Des petits riens.
À chaque âge, cependant, ses combats, fût-ce avec des lacets. Même quand on atteint un âge vénérable, la conquête de la planète Présent n’est pas toujours facile. Sacrées vieilles personnes ! Certaines ne comprennent pas qu’elles ont le présent dans la main et au lieu de l’accueillir, elles regardent encore vers le futur. Elles vous disent : « Depuis que je suis ici, je ne fais plus rien d’autre qu’attendre » (sous-entendu : leur propre fin).
Elles attendent que leur attente finisse. Au lieu d’accueillir ce qui est. Elles ne s’aperçoivent pas qu’elles ont franchi depuis quelque temps la ligne d’arrivée, qu’elles sont sur le podium, parvenues victorieuses au terme de la course. Elles laissent échapper de leurs doigts la médaille d’or enfin remportée, la médaille de l’instant.
Faudrait-il qu’elles s’en souviennent ?
Bref aperçu des âges de la vie
Michalon Éditeur (2017)
Vieillir
Vieillir, c’est chiant. J’aurais pu dire : vieillir, c’est désolant, c’est insupportable, c’est douloureux, c’est horrible, c’est déprimant, c’est mortel. Mais j’ai préféré « chiant » parce que c’est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste. Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand ça a commencé et l’on sait encore moins quand ça finira. Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance. On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant. On était bien dans sa peau. On se sentait conquérant. Invulnérable. La vie devant soi. Même à cinquante ans, c’était encore très bien. Même à soixante. Si, si, je vous assure, j’étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme. Je le suis toujours, mais voilà, entre-temps – mais quand – j’ai vu le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge. J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard. Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables. Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans l’apartheid de l’âge. Le plus terrible est venu des dédicaces des écrivains, surtout des débutants. « Avec respect », « En hommage respectueux », Avec mes sentiments très respectueux ». Les salauds ! Ils croyaient probablement me faire plaisir en décapuchonnant leur stylo plein de respect ? Les cons ! Et du « cher Monsieur Pivot » long et solennel comme une citation à l’ordre des Arts et Lettres qui vous fiche dix ans de plus ! Un jour, dans le métro, c’était la première fois, une jeune fille s’est levée pour me donner sa place. J’ai failli la gifler. Puis la priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux, si je lui étais apparu fatigué. « Non, non, pas du tout, a-t-elle répondu, embarrassée. J’ai pensé que… » Moi aussitôt : «Vous pensiez que…? — Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus, que ça vous ferait plaisir de vous asseoir. – Parce que j’ai les cheveux blancs ? – Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ça été un réflexe, je me suis levée…– Je parais beaucoup, beaucoup plus âgé que vous ? –Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge… –Une question de quoi, alors ? – Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je crois…» J’ai arrêté de la taquiner, je l’ai remerciée de son geste généreux et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre. Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve. Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises. C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie. La musique est un puissant excitant du rêve. La musique est une drogue douce. J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil en écoutant soit l’adagio du Concerto no 23 en la majeur de Mozart, soit, du même, l’andante de son Concerto no 21 en ut majeur, musiques au bout desquelles se révéleront à mes yeux pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà. Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés. Nous allons prendre notre temps. Avec l’âge le temps passe, soit trop vite, soit trop lentement. Nous ignorons à combien se monte encore notre capital. En années ? En mois ? En jours ? Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital. Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables, il faut jouir sans modération. Après nous, le déluge ? Non, Mozart.
Les Mots de ma vie,
Le Livre de poche, 2013.
Le 5 novembre 1994
Mes chers Compatriotes,
J’ai récemment été informé que, comme des millions d’Américains, je serai un jour frappé par la maladie d’Alzheimer.
En apprenant cette nouvelle, il a fallu que nous décidions, Nancy et moi, si, comme citoyens privés, nous devions conserver cette information secrète ou bien s’il nous fallait la rendre publique.
Par le passé, Nancy fut victime d’un cancer du sein et j’ai moi même subi des opérations chirurgicales liées au cancer. Nous avions alors réalisé que notre transparence aidait à sensibiliser le public. Nous étions heureux de voir que, par la suite, bien plus de gens se firent tester. Ils furent diagnostiqués à un stade encore remédiable et ont donc pu retrouver des vies paisibles et une bonne santé.
Ainsi sentons-nous à présent qu’il est important de partager cela avec vous. En ouvrant nos cœurs, nous espérons pouvoir encourager une plus grande compréhension de cette condition. Peut-être cela permettra une meilleure connaissance des individus affectés et de leurs familles.
Pour le moment, je me porte très bien. J’ai l’intention de vivre le reste des années que Dieu m’a donné à vivre sur cette terre en faisant ce que j’ai toujours fait. Je vais continuer à partager le voyage de l’existence avec ma bien-aimée Nancy et ma famille. Je prévois de profiter des grands espaces et de rester en contact avec mes amis et mes supporters.
Malheureusement, plus la maladie d’Alzheimer progresse, plus la famille doit supporter un fardeau souvent très lourd. Mon seul souhait serait de trouver le moyen d’épargner à Nancy cette douloureuse expérience. Je suis sûr qu’avec votre aide elle affrontera cette situation avec foi et courage.
Pour finir, peuple américain, laissez-moi vous remercier de m’avoir octroyé le grand honneur de pouvoir vous servir comme Président. Lorsque le Seigneur m’appellera, quel que soit le moment, je professerai le plus grand amour pour notre patrie et un éternel optimisme pour son avenir.
Je commence à présent le voyage qui me guidera vers le couchant de mon existence. Je sais que pour l’Amérique l’aube sera toujours lumineuse à l’horizon.
Merci, mes amis. Que Dieu vous bénisse.
Sincèrement,
Ronald Reagan
Une dame au chapeau rouge. Dont le logis s’est encombré de mille livres au fil des années. Mille, dix mille constructions de philosophes, prières de mages, intrigues de romanciers, incantations d’hommes de théâtre, mots soigneusement embaumés de poètes. Une vraie bibliothèque d’Alexandrie cohabitant en belle intelligence avec force carafes, toiles de jeunes maîtres, bibelots en pagaille et souvenirs qui ont façonné son âme.
Le temps s’est usé au parapet de la vie.
Des livres, encore des livres… Toujours et encore des livres ! Amoncellements improbables de sentences, rimes en ballades, laves jamais éteintes, métaphores. Des livres par escouades, bataillons. Partout règne le burin : celui qui sculpte l’esprit, cisèle la mémoire. Le combat de toute une existence rugit en silence au coin de chaque table, guéridon ou étagère. L’arsenal de la pensée envahit la moindre parcelle de ses territoires.
En vérité, je vous le dis : la d’Artagnette a épousé la page.
Alors, la petite dame a pris son chapeau rouge et, sous un bras qui ne tremble pas, deux ou trois de ses livres si précieux. À chacun de ses pèlerinages hors les murs, à chacune de ses évasions, à chaque sortie vers le marché aux fleurs, la voilà qui essaime discrètement l’un ou l’autre de ces fameux ouvrages sur un banc d’amoureux ou la margelle d’une fontaine. On lui a certifié que seuls les écrans intéressent les rétines et que les poèmes ne sont plus que momies à l’abandon.
Non !
Jour après jour, elle dépose ses bouquins usagés, crayonnés, soulignés. Comme une communion distribuée à l’inconnu du square.
L’histoire est véridique. Vous ne le croirez pas : les livres disparaissent, recueillis par des mains virtuelles. Même les félins de gouttière et les pigeons chapardant leurs miettes n’en reviennent pas.
Et voilà que la ville, en sa province tranquille, semble se nourrir de poèmes. Le vieil Hugo grommelle d’aise. Cocteau, Prévert, Kant et Mauriac ont désormais gagné des adresses nouvelles.
D’aucuns appellent cela partage. Une notion révolutionnaire inventée par des économistes de la toute dernière génération.
Là-bas, une petite dame au chapeau rouge et sa main qui confie un livre à un banc public.
Demain sera un jour de joie.
© Claude Luezior
Fin des livres : faim de livres
(in : Buveur de rosée)
La vieillesse n’est honorée que dans la mesure où elle résiste, affirme sont droit, ne laisse personne lui voler son pouvoir et garde son emprise sur les siens jusqu’à son dernier souffle
J’aime découvrir de la verdeur chez le vieillard et des signes de la vieillesse chez l’adolescent. Celui qui comprendra cela vieillira peut-être dans son corps, jamais dans son esprit.
J’en connais beaucoup qui vivent leur vieillesse sans jérémiades, acceptent gaiment d’être libérés de la chair et sont respectés par leur entourage. C’est donc au caractère de chacun, et non à la vieillesse elle-même qu’il faut imputer toutes ces lamentations. Les vieillards intelligents, agréables et enjoués, supportent aisément la vieillesse, tandis que l’acrimonie, le naturel chagrin et la morosité sont fâcheux à tout âge.
Voilà, sur la vieillesse, tout ce que j’avais à vous dire. Je vous souhaite d’y parvenir pour vérifier, par vous-même, la justesse de mes paroles.
On entend encore des gens dire qu’ils « partent à la retraite ». C’est un crime contre l’imagination. De surcroît, l’expression est tout à fait mensongère ; elle donne à croire qu’on se retire de la vie, qu’on cède du terrain, qu’on rentre de la campagne de Russie ou de Waterloo, elle rime avec défaite.
Pourquoi pareille expression se perpétue-t-elle au XXIe siècle ? Elle ne correspond plus à aucune réalité tangible. Elle avait droit de cité dans la seconde moitié du XXe siècle ; aujourd’hui, elle n’est plus de mise, jetons-là aux orties. C’est important car notre vision du réel elle-même est orientée par le vocabulaire dont nous usons.
En vérité, voici ce qui se passe : à un moment donné, par pure conformité sociale, le contrat qui lie employés et employeurs devient caduc. Pendant un certain nombre d’années vous avez placé une partie de votre revenu auprès d’une caisse, ce revenu a progressivement constitué un capital dont vous tirez une rente. Vous ne partez pas à la retraite, vous devenez « rentier » – une expression qui fleure bon le XIXe siècle, mais elle vous a des allures bourgeoises et elle convient mal quand le revenu est modeste ; tout le monde ne nourrit pas l’idéal des stoïciens de jadis qui, modulant leurs besoins et sachant jouir de peu, étaient capables de voir dans des miettes un joli magot.
Tout à l’heure mon ami Félix, avec lequel je prenais une bière, persistait à parler des « retraités ». Je me suis exclamé : « Ah non, c’est un peu court, jeune homme ! La « retraite » désormais n’est ni un pic, ni un cap, ni même une péninsule : c’est un continent, un nouveau monde ! » C’est une évidence : comme la mort ne donne plus signe de vie, la vieillesse peut s’étirer en d’interminables tirades.
À preuve que, depuis peu, plusieurs sortes de vieillesse ont fait leur apparition. Certaines ont les joues aussi roses que celles des nouveau-nés. Les sociologues les distinguent et les classifient comme suit : de 60 à 75 ans, de 75 à 90 ans, de 90 à 120 ans. D’autres feront leur apparition. Désormais, les « retraités » fraîchement émoulus sont surtout frais comme des gardons. Personne n’est occupé comme les 60 ans et plus. On ne sonne plus la retraite : on ouvre de nouveaux fronts de bataille. On ne se retire pas du tout, on fonce en avant. On reprend ses billes, on retrouve sa liberté.
Le vocabulaire est en retard. J’aimerais entendre des gens m’annoncer avec éclat : « J’embarque pour des horizons flamboyants ! Je vogue vers de nouveaux mondes ! Je ne baisse pas les bras, je retrousse mes manches ! » Ou encore : « Désormais me voici corsaire de la vie, flibustier du temps qui passe, harponneur du futur, voleur de flamme, défricheur de territoires vierges, chercheur de piste, pionnier en route vers le soleil couchant, phénix des parages ignorés, franc-tireur, aventurier à peine blanchi sous le harnois ! » Les « retraités » partiraient en retraite ? Ineptie ! Ce sont des Christophe Colomb, des conquistadors, avec leurs scouts et leurs éclaireurs. Désormais, nous serons tous des gérontonautes, chrononautes. L’avenir qui pointe n’aura rien d’un point final, ce sera une tirade très variée, qu’il nous appartiendra de décliner sur tous les tons.
Avec imagination, je vous prie.
« Les Harponneurs du futur »
Bref aperçu des âges de la vie. (2017)
La vieillesse représente une étape de notre existence et, comme toutes les autres étapes, elle a son propre visage, une atmosphère et une ambiance spécifiques, ses joies et ses peines. Nous qui portons des cheveux blancs, nous sommes comme nos frères humains plus jeunes : nous avons une mission qui donne sens à notre vie. Celui qui se meurt, atteint d’un mal fatal, a lui aussi sa mission à remplir, a quelque chose d’important, d’indispensable à réaliser alors même qu’il est à peine capable de percevoir un appel venu d’ici-bas. Etre vieux représente une tâche aussi belle et sacrée que celle d’être jeune ou de se familiariser avec la mort. Mourir constitue par ailleurs un acte aussi important que les autres – à condition qu’il s’accomplisse dans le profond respect du sens et du caractère sacré de toute existence. Un homme âgé qui abhorre et craint la vieillesse, les cheveux blancs et la proximité de la mort, ne représente pas dignement l’étape de l’existence qu’il a atteinte, tout comme un jeune homme vigoureux qui déteste son métier, son travail quotidien et cherche à y échapper.
En résumé : pour accomplir sa destinée d’homme âgé et remplir convenablement sa mission, il faut accepter la vieillesse et tout ce qu’elle implique, il faut acquiescer à tout cela. Sans ce consentement, sans cette soumission à toutes les exigences de la nature, notre vie perd son sens et sa valeur et, que nous soyons jeunes ou vieux, nous commettons une trahison.
Vieillir dignement, avoir l’attitude ou la sagesse qui sied à chaque âge est un art difficile. Le plus souvent notre âme est en retard ou en avance sur notre corps, mais ces différences sont corrigées par les bouleversements que subit notre rapport intime à la réalité, par les tremblements et les angoisses qui nous agitent au plus profond de nous-mêmes lorsque surviennent dans notre existence un événement décisif, une maladie. Il me semble qu’on a alors le droit de se sentir et de demeurer petit face à cela, à l’instar des enfants pour qui les pleurs, la faiblesse constituent le meilleur moyen de retrouver un équilibre après un incident perturbant.
Eloge de la vieillesse