Paroles de malades
La maladie d’Alzheimer, comme toutes les autres maladies, a été pendant longtemps l’affaire exclusive des spécialistes, et en particulier du monde médical. Cependant, depuis quelques décennies, on a compris que, derrière chaque « cas d’Alzheimer », il y a un être humain unique qui a sa propre manière de vivre sa maladie, et qu’il était donc important de lui donner la parole. Parallèlement, les malades eux-mêmes se manifestaient publiquement en prenant la plume ou le micro pour raconter, à visage découvert, ce qu’ils vivaient. Ce sont ces témoignages personnels qui, venant s’ajouter à l’analyse scientifique, ont permis de donner une description plus complète et plus juste de la maladie. Ce mouvement de prise de parole des malades Alzheimer est venu du monde anglo-saxon. La championne toutes catégories est l’Australienne Christine Bryden. Les francophones leur ont emboîté le pas, avec quelque retard.

Birgitta Martensson est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Pour cette ex-directrice de l’Association Alzheimer Suisse, raconter son histoire est tout naturel. Son leitmotiv n’a pas changé : « Il faut parler de la maladie, briser le tabou et dissiper les peurs. »
Tout sourire dans son appartement d’Épalinges, Birgitta Martensson parle avec enthousiasme de Drive my car, le dernier film qu’elle a vu au cinéma et qui lui rappelle le Japon, un pays qu’elle connaît bien. Dans deux jours, elle s’envolera pour la Suède afin de rendre visite à sa famille. Impossible d’imaginer, en discutant avec cette femme active de 72 ans, qu’elle vit avec la maladie d’Alzheimer.
« J’avais 65 ans et j’allais bientôt prendre ma retraite, raconte-t-elle, quand les premiers symptômes sont apparus. J’ai commencé à me répéter. Lors d’une réunion, j’ai abordé un sujet de discussion et mes collaborateurs m’ont regardée bizarrement. Ils m’ont dit : « Mais nous avons déjà parlé de cela ! » Alors, j’ai su. Je savais que je commençais à développer la maladie d’Alzheimer. Mais je ne suis pas allée tout de suite chez le médecin. J’étais sous le coup du stress et de l’émotion à l’idée de quitter l’Association Alzheimer Suisse, que j’avais dirigée pendant quinze ans avec tant de passion. »
Cette maladie, elle la connaît mieux que quiconque. Sa mère en était atteinte. C’est d’ailleurs ce qui avait décidé Birgitta, à l’époque manager dans une maison d’édition, de poser sa candidature pour le poste de responsable de l’Association Alzheimer Suisse. « J’ai été choisie alors que je n’avais pas le profil classique pour ce job. Mon projet était de gérer l’association comme une entreprise. » Un travail auquel elle s’est donnée par la suite sans compter, développant des activités, levant des fonds et, surtout, militant sans relâche pour faire connaître une maladie au-delà des peurs et du tabou qui l’entourent.
Le diagnostic
Une année après son départ de l’association, Birgitta décide d’aller consulter. « Je connaissais bien le professeur Démonet qui dirigeait alors le Centre de la mémoire du CHUV. Je lui ai demandé de m’examiner. Contre toute attente, les tests n’ont pas permis d’aboutir à un diagnostic. Pour les médecins, les résultats des tests neurocognitifs correspondaient aux capacités normales d’une personne de mon âge. J’ai subi d’autres examens, dont les résultats n’étaient pas suffisamment clairs. Mais, moi, je n’avais aucun doute. C’est seulement l’année dernière, quand on m’a proposé de faire une ponction lombaire, que le diagnostic a été posé. Les deux biomarqueurs qui permettent de diagnostiquer avec certitude la maladie d’Alzheimer étaient positifs. Pour moi, ce diagnostic n’a rien changé, puisque je disais depuis longtemps que je vivais avec la maladie. »
Alzheimer est une pathologie silencieuse qui s’installe bien avant l’apparition consciente des premiers symptômes. Elle évolue lentement et permet de vivre normalement ou quasi-normalement pendant de nombreuses années. C’est le cas pour Birgitta, dont la première initiative à l’annonce du diagnostic a été d’en informer son entourage : « Je l’ai dit à ma famille, à mes proches amis et, peu à peu, à d’autres personnes, dans différents contextes. Par exemple, même mes voisins sont au courant. Déjà à l’époque où je travaillais à l’association, mon discours était : « Il n’y a rien de pire que de ne pas savoir. Certains préfèrent cacher la maladie, parce qu’elle fait peur, d’autant qu’il n’existe aucun traitement. Mais cela les pousse à s’isoler et à s’enfermer chez eux. C’est pour cela que les groupes de parole sont très importants. Cela permet de sortir de l’isolement, d’échanger, d’oser parler de ce que chacun vit, de ne pas ressentir l’accompagnement de ses proches comme une atteinte à sa liberté. »
Les symptômes
Depuis l’époque, il y a sept ans, où Birgitta a remarqué qu’elle avait tendance à se répéter, d’autres symptômes sont apparus : « J’ai des troubles de l’orientation. Je dois être très attentive pour trouver mon chemin. Et j’égare des choses. Je ne remets pas les objets au bon endroit, je ne sais plus où je les ai posés. Alors, je tourne beaucoup en rond dans l’appartement pour les retrouver, mon téléphone, par exemple. Un autre symptôme, c’est que, pour moi, le fonctionnement des appareils est de plus en plus compliqué. Heureusement, je n’ai pas de difficultés avec ceux que j’utilise souvent, comme mon ordinateur. Du moins pour le moment… J’ai aussi du mal à me rappeler le nom des gens, les noms de lieux ou les titres de livres. Je lis beaucoup. Nous sommes un groupe de six amies qui nous passons les livres à tour de rôle. Quand nous discutons d’un livre, quelques mois plus tard, ce n’est pas le titre, mais l’illustration de la couverture dont je me souviens. »
Birgitta a-t-elle eu des conseils de la part des médecins, a-t-elle adopté certaines stratégies ? « Je connais trop la maladie. Que voulez-vous qu’on me conseille ? Je vis normalement. Ce qui est important, c’est de continuer à vivre ma vie, à rester active. Je fais beaucoup de sport, je marche beaucoup, je fais du fitness, du vélo. Et, récemment, je me suis prise d’une passion pour les sudokus ! »
Alzheimer, une histoire de famille
L’une des trois sœurs de Birgitta a également développé la maladie d’Alzheimer. Elle vit en Suède. C’est elle que Birgitta s’apprête à rejoindre : « Je vais lui tenir compagnie pour que son mari ait un peu de temps pour lui. Le rôle de proche aidant est usant. Ma sœur est dans le déni, elle affirme qu’elle n’a pas besoin d’être surveillée, alors qu’elle en a besoin, c’est évident. Elle qui était physiothérapeute, très douée et très habile de ses mains, a abandonné toutes ses activités. Elle ne veut pas reconnaître qu’elle n’est plus capable de faire certaines choses, comme la cuisine, alors elle dit : « Je l’ai fait pendant si longtemps alors, maintenant, c’est au tour de mon mari ! » En fait, nous suivons toutes les deux les traces de notre mère. N’étant pas mariée, Birgitta n’aura pas pour la soutenir un proche aidant vivant à son côté. Si les symptômes s’aggravent, acceptera-t-elle d’avoir une aide à domicile ou d’aller dans un EMS ? « Pour l’aide à domicile, je ne sais pas. Je n’en suis pas encore là. Quant à l’EMS, je n’en veux pas. Je n’irai pas dans un EMS. J’ai décidé de recourir à Exit. Pour moi, c’est une décision évidente. Encore faudrait-il alors que je sache si je suis encore capable de discernement. Mais ce que je dis aujourd’hui n’est pas forcément ce que je dirai demain… La seule chose certaine, c’est que je ne survivrai pas. »
Marlyse Tschui
Générations,
mars 2022

« Au départ, cela devait être un journal intime qui, je pensais, serait peut-être lu par mon fils, pour qu’il comprenne, au fur et à mesure du temps qui passait, du fou rire au cri parfois, sa maman qui devenait une autre personne. »
Florence Niederlander a été diagnostiquée Alzheimer en 2013, à l’âge de 42 ans. Depuis l’annonce de la maladie, elle écrit, quand elle le peut, sur des petits bouts de papier ou dans des carnets, un journal intime épars. Sa mémoire, souvent, lui joue des tours. Florence ne se rappelle plus les visages, peut faire ses courses deux fois de suite sans s’en apercevoir, oublier l’utilité de certains objets, se trouver dans un lieu sans savoir pourquoi, ni comment elle y est arrivée. Elle peut, aussi, ne plus reconnaître son fils, Théo.
Pour la première fois, un témoignage apporte un regard neuf sur les symptômes d’Alzheimer : sentiment d’égarement permanent, oubli des siens et de soi-même, émotions décuplées… Florence se bat au quotidien contre l’évolution progressive de la maladie, pour retarder au maximum sa perte d’autonomie. De sa mémoire qui doucement se fragmente, elle a su faire naître un texte à son image : lumineux, solaire, d’un amour et d’un courage exemplaires, car, malgré la maladie, elle conserve une simplicité et une joie de vivre qui nous questionnent : que reste-t-il lorsque l’on vit dans un éternel présent ?
Un document exceptionnel, d’une rare lucidité, au plus près de la maladie d’Alzheimer.

Christine Bryden, une brillante biochimiste australienne, a été diagnostiquée en 1995, à l’âge de 46 ans. Dès ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui, elle a eu à coeur de faire entendre la voix des malades Alzheimer et de lutter pour leurs droits. Elle a publié cinq livres, elle donne régulièrement des interviews et elle participe à des conférences internationales dans le cadre de Alzheimer Disease International. Son leitmotiv reste : « Vis chaque jour comme si c’était ton dernier jour et profite pleinement de chaque moment ! » J’ai pour Christine Bryden une immense admiration pour tout ce qu’elle accomplit en faveur de la cause des personnes qui vivent avec une démence. Sa manière active de faire face à la maladie est exemplaire.

J’ai encore fait un rêve bizarre. Je devais reconstituer un puzzle et je devais trouver les morceaux dans une espèce de caverne avec des tas de couloirs (genre labyrinthe du Minotaure), mais les morceaux étaient de plus en plus éloignés et j’avais du mal à retrouver mon chemin pour retourner au centre du jeu ; petit à petit, j’avais l’impression de toujours tourner en rond avec, en plus, mes poches percées qui laissaient tomber les morceaux.
Je voudrais arriver à peindre ce que j’éprouve… Peindre l’absence et la déroute, pour traduire comment je vis ce moment : absente pour le monde extérieur, mais rentrée tellement en moi-même, vers l’intérieur, que certaines portes ne peuvent plus s’ouvrir (ou alors j’en ai perdu les clés). Je pars en lambeaux. Mon moi fout le camp ! J’espère que Dieu au moins sait ce que deviennent mes neurones disparus, et surtout qu’il en fait bon usage ! Ils doivent bien être quelque part et servir à quelque chose…

Le fait de raconter son histoire participe de l’acharnement qu’elle met à retrouver ses souvenirs. Une idée lui vient mais les mots lui échappent. Alors elle note l’idée, et quand les mots reviennent, elle envoie un mail à son aide écrivain… Dans la vie, c’est pareil, elle met des Post-it partout, pour retrouver ses clés, son sac, sa liste de commissions. Elle a perdu la mémoire des faits, mais exprime ses émotions avec une précision inouïe : la panique qu’elle tente de surmonter, la culpabilité vis-à-vis des siens, l’indifférence, parfois, quand elle est dans sa bulle, paralysée par la peur : peur de ne plus reconnaître, un jour, son mari et ses enfants, et au bout du compte de ne plus savoir qui elle est.
Un témoignage terrible et une incitation à l’espoir : avec d’autres, Fabienne a créé l’association » La Vie sans oubli « , pour les milliers de jeunes patients qui, comme elle, essaient de retisser la trame de leur vie.

Vicky a été diagnostiquée Alzheimer en 2012. À force d’exercices, de sorties et d’activités, elle vit sa maladie sereinement. Son espoir : une stabilisation définitive. Dans ce livre, elle raconte ses réflexions quotidiennes, la manière dont elle vit son Alzheimer. Parfois un flash qu’elle saisit au vol et consigne soigneusement. Elle nous emmène alors sur ses pas, au Zaïre avec son mari, ou pendant sa jeunesse, comme infirmière chez les prématurés, ou encore adolescente, dans le cinéma de ses parents. Mémoire, ma petite mémoire est un témoignage d’espoir. Parce qu’il y a autant de maladies d’Alzheimer que de patients et que les routines quotidiennes, les exercices, la gentillesse de l’entourage peuvent aider à vivre longtemps dans les meilleures conditions. Ma petite mémoire, toi et moi, nous sommes un binôme. À la vie, à la mort. Même si nous pleurons, quelquefois, nous nous soutenons l’une l’autre. Tu m’aides à écrire ces pages, tu m’envoies encore quelques flashs, de temps en temps. Parfois, je me dis que je vais arrêter un peu d’écrire. Puis, comme ça me démange, je reprends mon crayon. Petite mémoire, il faut oublier ce grand vide qui nous attend peut-être. Nous ne pouvons pas nous décevoir l’une l’autre. Il n’y a plus qu’une chose à faire, poursuivre l’écriture de ce livre.

« Cette maladie est quelque chose d’impalpable. Une pensée qu’on oublie, ça ne se raconte pas, ça ne se rattrape pas, comme les papillons ! Il n’y a pas de symptômes physiques. Cela ne se voit pas. C’est comme un déraillement, mais on en est conscient. On se voit flotter. On est soi et on est une autre. Cela ressemble à un dédoublement de personnalité. Et cet autre, il faut le rencontrer, l’apprivoiser. C’est un enfant adopté. Tantôt, on l’accepte, tantôt on ne l’accepte pas. J’essaie de bien le recevoir, de ne pas me mettre trop en colère. Mais c’est un grand bouleversement. »
Eveleen Valadon a été diagnostiquée malade d’Alzheimer voici quatre ans. Ce livre raconte son combat contre une pathologie qu’elle se refuse à nommer. Elle a voulu nous dire, en son nom et en celui de tous les autres, qu’elle n’est ni démente ni agressive, et tordre le cou aux stéréotypes dont cette maladie est porteuse. Eveleen lutte pour retrouver la femme qu’elle n’a pas cessé d’être, et pour montrer à cet ennemi de l’intérieur qu’elle ne va pas se laisser effacer.