Pas d’infantilisation des « vieux » !
« Il retourne en enfance », « elle n’a plus toute sa tête », « il est à côté de ses pompes », « elle a beaucoup baissé ». La liste de ces amabilités est promise à celles et ceux qui marchent vers leurs 100 ans. On guette leurs fragilités. On anticipe leurs manques. On les caricature avec le signe « moins » ou, au mieux, avec l’adverbe « peu ».
Par beau temps, on les gratifie d’un « encore », ou plus timidement d’un « presque ». Aux heures de tempête, on agite les locutions qui sentent l’irréversible, le silence et la fin, jusqu’au peu délicat « passera pas l’hiver ! »
Face à ce tableau, à ces cohortes de demi-vivants, les plus jeunes et les « pas encore vieux » inventent de nouveaux regards, de nouvelles attitudes, de nouvelles attentes, de nouveaux gestes et un nouveau langage.
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Quelle est la réponse des vieux ? Certains sont emportés par ce « tsunami », ils acceptent en maugréant et se résignent. Beaucoup d’autres pensent et peut-être disent tout autre chose. Ils découvrent d’autres couleurs au monde qui les entoure. Ils ouvrent les yeux sur des formes, des objets, des paysages, des mouvements offerts par les ritournelles enfantines et la déambulation coquette des jeunes gens et des jeunes filles.
Ce qui ressemble à un appauvrissement des sens et des appétits s’ouvre vers des formes nouvelles d’expression. Un nouveau rapport au monde, aux objets et aux vivants se laisse deviner. Il se révèle discrètement et s’affirme avec éclat.
Perpétuel recommencement, la vieillesse ne saurait être réduite à une marche vers la fin, à une relégation et à une dévalorisation, antichambre de l’oubli.
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Elle est plutôt affirmation, épanouissement et, pourquoi pas, feu d’artifice. La vieillesse, c’est Manet et les nymphéas, c’est Shakespeare avec La tempête, c’est Beethoven et la Neuvième, c’est Louise Bourgeois et ses œuvres tardives. Aux femmes que l’on veut flatter, et même aux hommes, on lance une petite phrase : « elle ne fait pas son âge ». Pourtant, si, elle le fait. Mais il est un solide moyen de ne pas se résigner à vivre à la petite semaine et de ne pas s’abîmer dans la mort. Ouvrir résolument les volets de la curiosité sur ce que l’on ne sait pas encore, juste pour le désir d’apprendre. C’est là une démarche riche de promesses. Elle redessine le monde, elle entretient, voire rallume le désir, elle stimule les audaces en évacuant les peurs ; elle ouvre sur l’au-delà pour trouver du nouveau.
Une sensation s’affirme avec de plus en plus de force : le bonheur d’être encore en vie.
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Certes, cela suppose une certaine lenteur, une sorte d’habitude à se voir vieillir, un consentement volontaire dans l’attente de nouvelles perceptions.
Nous savons qu’il ne nous est pas possible d’échapper à l’âge et au vieillissement. Mais nous disposons en nous de ressources considérables, peut-être sans le savoir, prisonniers que nous sommes du statut qu’on nous attribue de l’extérieur. Nous sommes sans cesse infiniment jeunes et vieux en même temps. Sans doute, dans la mesure où nous croyons en nos possibilités.
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Peut-être n’avons-nous pas encore accédé à la délicieuse découverte du détachement. Des biens matériels, des objets familiers, mais aussi des ambitions, du quant-à-soi, des frustrations et des rancœurs qui colonisent l’esprit en le rongeant. Sans parler de ces aspirations qui nous habitent et qui, comme pour Sisyphe, sont de véritables tortures.
Le détachement procure une sensation de légèreté, de liberté et de paix. Il ouvre vers une nouvelle capacité d’accueil. Il confère de la saveur aux jours qui viennent.
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Tous ces propos ne signifient en aucun cas un refus ou un déni de la mort. Celle-ci ne saurait se réduire à une sorte de terme et de décrépitude. Le temps qui précède la mort, c’est de la vie. Le vieillard le sait, il en mesure la fragilité précieuse. Il aspire à en extraire le meilleur. Il savoure, peut-être en silence, les bonnes surprises qu’il a hâte de cueillir.
En effet, la vieillesse n’est en rien un retour à l’enfance. Elle résonne comme un murmure d’espérance. Elle est achèvement parce qu’en elle se déploient toutes les potentialités de la vie. Ces propos s’écartent du regard porté par les générations plus jeunes ; celui-ci est largement associé à la fragilité, au manque et aux limites d’un corps affecté par diverses formes d’usure.
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Ce qui peut ressembler à du retrait, de l’absence ou de l’inaction est peut-être le signe de l’existence d’un autre monde qui ne trouve pas ses mots et ses gestes, mais qui n’est pas moins habité par une vie de l’esprit, ponctué d’émotions et de plaisirs nouveaux et apaisés.
Ce monde est animé par des énergies portées par un perpétuel recommencement, par une gerbe de promesses.
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Le rythme du temps est de moins en moins l’arbitre de la valeur des choses. Le présent s’impose comme le lieu de la vie, la référence pour apprécier le temps qui vient. Et nous n’éprouvons ni honte ni impatience à contempler les bégonias et à relire les mêmes poèmes. Les mots, les couleurs, les odeurs nous apportent un autre langage.
On ne veut plus entendre cette langue faite de sons inarticulés comme si c’était la vraie.
Oui, nous vieillissons. Oui, nous avons besoin de soutien. Oui nous apprécions à leur juste valeur les soins médicaux et la bienveillance qui souvent les accompagne. Cependant, nous ne voulons plus nous enfermer dans la dépendance, la médicalisation, l’assimilation régressive à l’enfance. Ce sont là des apparences. Quels que soient notre état et notre allure, notre vraie vie est ailleurs. Il nous appartient de vivre au jour le jour, comme s’il fallait plier bagage demain, mais aussi comme si l’on avait tout le temps devant soi.
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Nous marchons vers des lendemains incertains, mais aussi vers des perspectives sur lesquelles on peut compter, qui ont la saveur d’une promesse. Le soleil se lèvera demain et nous espérons que nos yeux s’ouvriront pour le voir.
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Les relations entre les grands-parents, les arrière-grands-parents, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants sont un trésor qu’il convient de stimuler avec la plus grande délicatesse. Cet univers développe son propre langage et ses propres gestes. Il va encore évoluer, les différences seront sans doute mieux affirmées et reconnues. À toutes les étapes de la vie, nos enfants et nos aïeux nous attendent et méritent la plus grande considération.