publié le 24.12.2018

Jean-François Duval

On entend encore des gens dire qu’ils « partent à la retraite ». C’est un crime contre l’imagination. De surcroît, l’expression est tout à fait mensongère ; elle donne à croire qu’on se retire de la vie, qu’on cède du terrain, qu’on rentre de la campagne de Russie ou de Waterloo, elle rime avec défaite.

Pourquoi pareille expression se perpétue-t-elle au XXIe siècle ? Elle ne correspond plus à aucune réalité tangible. Elle avait droit de cité dans la seconde moitié du XXe siècle ; aujourd’hui, elle n’est plus de mise, jetons-là aux orties. C’est important car notre vision du réel elle-même est orientée par le vocabulaire dont nous usons.

En vérité, voici ce qui se passe : à un moment donné, par pure conformité sociale, le contrat qui lie employés et employeurs devient caduc. Pendant un certain nombre d’années vous avez placé une partie de votre revenu auprès d’une caisse, ce revenu a progressivement constitué un capital dont vous tirez une rente. Vous ne partez pas à la retraite, vous devenez « rentier » – une expression qui fleure bon le XIXe siècle, mais elle vous a des allures bourgeoises et elle convient mal quand le revenu est modeste ; tout le monde ne nourrit pas l’idéal des stoïciens de jadis qui, modulant leurs besoins et sachant jouir de peu, étaient capables de voir dans des miettes un joli magot.

Tout à l’heure mon ami Félix, avec lequel je prenais une bière, persistait à parler des « retraités ». Je me suis exclamé : « Ah non, c’est un peu court, jeune homme ! La « retraite » désormais n’est ni un pic, ni un cap, ni même une péninsule : c’est un continent, un nouveau monde ! » C’est une évidence : comme la mort ne donne plus signe de vie, la vieillesse peut s’étirer en d’interminables tirades.

À preuve que, depuis peu, plusieurs sortes de vieillesse ont fait leur apparition. Certaines ont les joues aussi roses que celles des nouveau-nés. Les sociologues les distinguent et les classifient comme suit : de 60 à 75 ans, de 75 à 90 ans, de 90 à 120 ans. D’autres feront leur apparition. Désormais, les « retraités » fraîchement émoulus sont surtout frais comme des gardons. Personne n’est occupé comme les 60 ans et plus. On ne sonne plus la retraite : on ouvre de nouveaux fronts de bataille. On ne se retire pas du tout, on fonce en avant. On reprend ses billes, on retrouve sa liberté.

Le vocabulaire est en retard. J’aimerais entendre des gens m’annoncer avec éclat : « J’embarque pour des horizons flamboyants ! Je vogue vers de nouveaux mondes ! Je ne baisse pas les bras, je retrousse mes manches ! » Ou encore : « Désormais me voici corsaire de la vie, flibustier du temps qui passe, harponneur du futur, voleur de flamme, défricheur de territoires vierges, chercheur de piste, pionnier en route vers le soleil couchant, phénix des parages ignorés, franc-tireur, aventurier à peine blanchi sous le harnois ! » Les « retraités » partiraient en retraite ? Ineptie ! Ce sont des Christophe Colomb, des conquistadors, avec leurs scouts et leurs éclaireurs. Désormais, nous serons tous des gérontonautes, chrononautes. L’avenir qui pointe n’aura rien d’un point final, ce sera une tirade très variée, qu’il nous appartiendra de décliner sur tous les tons.

Avec imagination, je vous prie.

« Les Harponneurs du futur »
Bref aperçu des âges de la vie. (2017)