publié le 8.5.2019

Jean-François Duval

La  médaille de  l’instant

Je me réjouis beaucoup d’être très vieux. Cela permet d’accomplir un rêve qui nous poursuit notre vie durant : vivre enfin dans l’instant présent !

Je le vérifie à chaque fois que je rends visite à ma mère dans son établissement pour personnes âgées.

L’autre jour, je tournais avec elle les pages d’un catalogue de vente de chaussures par correspondance. L’hiver approche, et qui affronterait l’hiver sans être bien chaussé ? Ce catalogue ouvert devant nous sur la table de la cafétéria concentrait donc toute notre attention. Voilà au moins cinquante modèles sous nos yeux ! On se réjouit : n’est-il pas tout aussi intéressant de choisir entre différents modèles de chaussures qu’entre une Lamborghini et une Ferrari ? On trace une croix ici, on corne une page là.

Certaines chaussures ferment à l’aide d’une bande Velcro.

– Mais cela n’évoque-t-il pas trop des pantoufles ? me dit ma mère, en passant rapidement à la page suivante.

Systématiquement, elle tombe en arrêt admiratif devant les modèles pourvus de lacets. On ose une réserve :

– Oui, c’est très joli, mais tu oublies qu’il y a des lacets… Est-ce que tu arriveras à les mettre toute seule, des chaussures comme celles-là ?

– Ah oui, c’est juste ! murmure-t-elle, comme rappelée à l’ordre, car on a déjà évoqué le problème plusieurs fois dans le quart d’heure précédent.

Elle a passé quatre-vingt-dix ans et sa mémoire immédiate la trahit de plus en plus – comme c’est le cas pour beaucoup de gens de son âge. Quand on s’étonne et qu’on leur fait remarquer : « Comment, tu ne te souviens plus qu’on t’a déjà rendu visite hier ? », ça les énerve, les vieilles personnes, ça les met de mauvaise humeur, ou alors elles ouvrent de grands yeux : « Tu es venu hier ? Ne me dis pas ça, je ne m’en souviens pas… vraiment, c’est la tête… ma tête qui va plus. »

Mais non, ce n’est pas la tête qui ne vas plus. C’est la tête qui fait son boulot : elle oublie, elle s’épure, elle devient de plus en plus capable d’être attentive à l’instant présent. À huit heures du soir, fatiguée, ma mère ne sait plus à quoi les animatrices l’on occupée pendant la journée, elle et les autres pensionnaires (jeu de loto ? mobilité ? groupe échange ? atelier pâtisserie ? film vu en commun ? autres activités ?).

Même les souvenirs du temps jadis, les mieux ancrés, faiblissent, pâlissent, s’estompent. Il faut parfois en raviver les couleurs : moments de bonheur par exemple que les vieux films de famille super-huit reconvertis en DVD que je lui passe dans sa chambre, sur un lecteur branché au poste de télévision.

Je le répète : ma vieille mère a toute sa tête ! Rien à voir avec l’Alzheimer. C’est simplement la nature qui fait son travail. À cet âge, on entre dans une nouvelle planète, qui s’appelle la planète Présent. On y apprécie des choses infimes et menues : un mot ou un geste gentils, l’apparition inattendue d’un visage aimé qui se glisse dans la chambre, une plaisanterie de l’aide-soignante, la course d’un écureuil sur une branche derrière la fenêtre, la cuisine du chef qui fait vraiment des efforts, un verre de rouge à midi, le rayon de soleil qui se pointe dans l’après-midi, un biscuit chocolaté, un baiser sur la joue. Des petits riens.

À chaque âge, cependant, ses combats, fût-ce avec des lacets. Même quand on atteint un âge vénérable, la conquête de la planète Présent n’est pas toujours facile. Sacrées vieilles personnes ! Certaines ne comprennent pas qu’elles ont le présent dans la main et au lieu de l’accueillir, elles regardent encore vers le futur. Elles vous disent : « Depuis que je suis ici, je ne fais plus rien d’autre qu’attendre » (sous-entendu : leur propre fin).

Elles attendent que leur attente finisse. Au lieu d’accueillir ce qui est. Elles ne s’aperçoivent pas qu’elles ont franchi depuis quelque temps la ligne d’arrivée, qu’elles sont sur le podium, parvenues victorieuses au terme de la course. Elles laissent échapper de leurs doigts la médaille d’or enfin remportée, la médaille de l’instant.

Faudrait-il qu’elles s’en souviennent ?

Bref aperçu des âges de la vie
Michalon Éditeur (2017)