Une dame au chapeau rouge. Dont le logis s’est encombré de mille livres au fil des années. Mille, dix mille constructions de philosophes, prières de mages, intrigues de romanciers, incantations d’hommes de théâtre, mots soigneusement embaumés de poètes. Une vraie bibliothèque d’Alexandrie cohabitant en belle intelligence avec force carafes, toiles de jeunes maîtres, bibelots en pagaille et souvenirs qui ont façonné son âme.
Le temps s’est usé au parapet de la vie.
Des livres, encore des livres… Toujours et encore des livres ! Amoncellements improbables de sentences, rimes en ballades, laves jamais éteintes, métaphores. Des livres par escouades, bataillons. Partout règne le burin : celui qui sculpte l’esprit, cisèle la mémoire. Le combat de toute une existence rugit en silence au coin de chaque table, guéridon ou étagère. L’arsenal de la pensée envahit la moindre parcelle de ses territoires.
En vérité, je vous le dis : la d’Artagnette a épousé la page.
Alors, la petite dame a pris son chapeau rouge et, sous un bras qui ne tremble pas, deux ou trois de ses livres si précieux. À chacun de ses pèlerinages hors les murs, à chacune de ses évasions, à chaque sortie vers le marché aux fleurs, la voilà qui essaime discrètement l’un ou l’autre de ces fameux ouvrages sur un banc d’amoureux ou la margelle d’une fontaine. On lui a certifié que seuls les écrans intéressent les rétines et que les poèmes ne sont plus que momies à l’abandon.
Non !
Jour après jour, elle dépose ses bouquins usagés, crayonnés, soulignés. Comme une communion distribuée à l’inconnu du square.
L’histoire est véridique. Vous ne le croirez pas : les livres disparaissent, recueillis par des mains virtuelles. Même les félins de gouttière et les pigeons chapardant leurs miettes n’en reviennent pas.
Et voilà que la ville, en sa province tranquille, semble se nourrir de poèmes. Le vieil Hugo grommelle d’aise. Cocteau, Prévert, Kant et Mauriac ont désormais gagné des adresses nouvelles.
D’aucuns appellent cela partage. Une notion révolutionnaire inventée par des économistes de la toute dernière génération.
Là-bas, une petite dame au chapeau rouge et sa main qui confie un livre à un banc public.
Demain sera un jour de joie.
© Claude Luezior
Fin des livres : faim de livres
(in : Buveur de rosée)