Et soudain, il est devenu vieux
Il a vieilli. C’est ce qu’elle s’est dit ce matin en le voyant se relever avec peine. Elle ne sait pas quand c’est arrivé. Rien vu venir, hier encore, il semblait comme d’habitude. Ça a dû se produire tout à coup. Tout à coup, il est devenu vieux.
Bon, si elle est honnête avec elle-même, voilà un moment déjà que ses gestes, ses pas surtout, étaient devenus plus lents. Un peu d’arthrose sans doute. Mais ce matin il y a comme une lassitude dans son regard alors qu’il la dévisage de son unique œil valide. L’autre, il l’a perdu. Son œil oui, comme on perd ses lunettes ou ses clés, sauf que cette fois, on ne le retrouvera pas sur le frigo. C’est l’âge qu’on lui avait dit, « eh oui Madame, lui aussi prend de l’âge, y a pas de raison ».
Prendre de l’âge. L’expression est plutôt bien choisie. Tout ce temps, les années coulent sur vous, elles vous effleurent, sculptent vos contours, les plus belles s’accrochent aux commissures de vos lèvres dans un éternel sourire. Et soudain vous commencez à les « prendre ». À les sentir. Vous vous affaissez sous leur poids mort. Vous prenez de l’âge comme on prend le bus, la poussière, ou un coup. Plusieurs même.
Elle ne saurait dire à partir de quel âge il a commencé à le prendre. Et pourtant il ne se plaint pas. Alors lui revient en mémoire le visage de cet oncle qui, lui, se plaignait. Il a passé sa vie à répéter : « De toute façon, je suis foutu ! » Foutu à la première grippe. Foutu, après son opération de la hanche. Foutu, quand on félicitait sa bonne mine. Et puis un jour, il a cessé de le dire. C’est le jour où il a commencé à le penser.
Et voilà qu’elle s’y met, elle aussi, en l’entendant souffler bruyamment. Vieux. Foutu. Et il n’est pas le seul. La chatte aussi a pris un coup de vieux, autrefois toute en courbes, elle est devenue rigide, osseuse, rectangulaire. Elle tourne du matin au soir à la recherche d’une place tiède pour accueillir ses angles. Tout a vieilli, le papier peint, les catelles passées de mode et le four qu’elle était pourtant sûre d’avoir changé il y a trois ans. Quatre tout au plus, elle doit même avoir encore la garantie quelque part.
Impossible de remettre la main dessus dans tout ce foutoir. Les classeurs débordent d’archives, des relevés bancaires périmés mais dûment datés qui se froissent sous ses doigts comme une preuve. Preuve que toutes ces années se sont bel et bien écoulées.
Le voilà qui s’approche, lentement. Pauvre chéri. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle non plus n’a pas compris le jour où cette douleur a commencé à s’installer. Elle s’est dit : ça passera. C’est comme tout, ça passera. Et ça n’est pas passé. Parce qu’il arrive un moment où les choses ne passent plus.
D’ailleurs elle le dit souvent : « Ah ça, avec moi ça ne passe plus ! » Depuis quand au juste ? Depuis quand le monde s’est-il mis à accélérer tandis que tout ralentit autour d’elle ? Tandis que tout rétrécit. Les journées, les promenades, les noms sur les faire-part et même les caractères du journal ?
Ça a dû se produire tout à coup. Comme ce matin, quand le chien est devenu vieux.
Angélique Eggenschwiler