publié le 15.4.2021

Partir avec EXIT en EMS

« Ce qui compte, c’est de vivre bien, pas de vivre longtemps. Si la vie la plus longue n’est pas toujours la meilleure, la mort qui se prolonge est toujours la pire. Pour sa vie, on a des comptes à rendre aux autres, pour sa mort, à soi-même ; la meilleure mort ? Celle qui nous plaît. »
Sénèque

 

« Ne soyez pas tristes, je suis tellement contente de retrouver les personnes chères à mon cœur. » Cette phrase, Goton l’a rédigée elle-même pour qu’elle figure en tête du faire-part qui annoncerait son décès quelques jours plus tard.

J’ai fait la connaissance de Goton quelques semaines avant son départ avec EXIT ; aujourd’hui, c’est son histoire que j’aimerais vous raconter, une histoire forte et poignante, qui nous confronte à quelques-unes des questions à la fois médicales et éthiques que la fin de vie pose non seulement à chacun d’entre nous, mais aussi à notre époque.

L’histoire de Goton

Marguerite, que l’on avait pris l’habitude d’appeler affectueusement Goton, est née en 1935 dans un village de notre belle campagne fribourgeoise, dans une famille paysanne de neuf enfants. Elle a reçu une éducation catholique, tournée vers la compassion et le souci des autres. Très tôt, sa personnalité généreuse l’a amenée à s’occuper de ses frères et sœurs, et surtout de sa sœur aînée, gravement paralysée par la poliomyélite. Pendant les quatre années qu’a duré le cancer de sa maman, elle a été présente chaque jour auprès d’elle, veillant sur elle et l’aidant dans les tâches du ménage. Plus tard, elle s’est encore occupée d’un de ses frères, que l’on venait d’amputer des deux jambes. On le voit, le dévouement aux autres n’était pas un vain mot pour Goton.

Mariée, sa grande souffrance a été de ne pas avoir d’enfants. Mais elle a trouvé une sorte de compensation à cette privation des bonheurs de la maternité dans la joie qu’elle éprouvait à gâter ses petits neveux et nièces ; elle n’oubliait jamais de leur offrir des chocolats à leur anniversaire, à Noël et à toutes les fêtes. Excellente cuisinière, sa table est devenue le lieu de rassemblement de la famille, dont elle était un peu l’âme.

Elle avait 75 ans lorsque son mari est décédé ; elle l’avait soigné pendant de nombreuses années, alors qu’il était devenu grabataire. Elle est encore restée à la maison pendant une dizaine d’années, continuant à accueillir et à aider ses proches et ses amis. Mais peu à peu sa santé déclinait, les tâches du ménage devenaient de plus en plus ardues, la solitude se faisait pesante. La plupart de ses frères et sœurs étaient décédés. La dernière survivante de la fratrie, sa petite sœur et la mère de sa nièce-filleule, devait mourir en janvier 2021.

En décembre 2018, âgée de 84 ans, elle a dû se résoudre à rejoindre un petit EMS dans la campagne fribourgeoise. On a constaté qu’elle souffrait d’une poly-pathologie très invalidante, due à son grand âge et aux fatigues de la vie (hypothyroïdie, hypertension artérielle, arthrose, ostéoporose, prothèse totale du genou gauche, syndrome de jambe sans repos, hypoacousie, syndrome anxieux). Mais si le corps de Goton s’était lentement abîmé, l’esprit était toujours là, vif et lucide ; elle était parfaitement consciente de la situation nouvelle dans laquelle elle allait devoir vivre désormais.

Le désir de partir

Dès son arrivée à l’EMS, Goton a commencé à évoquer son désir de partir avec EXIT. Le spectacle quotidien des grands vieillards qui l’entouraient, de leur dépendance, de leur état grabataire, de leur déchéance physique et mentale la renforçait dans son désir de mourir, de ne pas subir comme eux la perte progressive de ses capacités, mais aussi d’abréger les douleurs qui l’accablaient déjà jour et nuit. Elle se rappelait les souffrances endurées par sa sœur paralysée, son frère amputé, sa mère cancéreuse, son mari grabataire, tous ces êtres chers dont elle avait vu la santé se délabrer cruellement et qu’elle avait accompagnés jusqu’à leur mort ; elle ne pouvait imaginer devoir vivre à son tour de tels calvaires.

Goton a parlé de son désir de partir avec EXIT à sa nièce (sa filleule et sa représentante thérapeutique) ; celle-ci, avec une intelligence du cœur et une générosité que je salue, a tout de suite compris et accepté la volonté de sa tante, et elle a décidé de la soutenir dans sa démarche. Il restait à préparer le dossier à présenter à EXIT. Goton pouvait penser alors que sa délivrance était proche.

Les tergiversations du corps médical

Mais c’était sans compter avec les obstructions que le médecin traitant de l’EMS allait opposer à la volonté de Goton. Pendant presque deux ans, il a tenté de « marchander » avec elle pour qu’elle renonce à son projet, il lui a fait subir un véritable « chantage affectif » : il lui a proposé d’avoir une chambre plus grande, d’attendre encore son prochain anniversaire, les fêtes de Noël, de Pâques, etc. Désespérée, souffrant journellement dans son corps et dans son esprit, sentant ses forces et ses capacités diminuer chaque jour, Goton a tenté plusieurs grèves de la faim, auxquelles le médecin a réagi en la persuadant de s’alimenter et en continuant à rester sourd à ses demandes.

À la fin 2020, les soignants de l’EMS, témoins malheureux et impuissants de la détresse de Goton, et face à l’intransigeance du médecin traitant, ont décidé de faire venir le médecin d’EXIT. Pour compléter le dossier de Goton, il fallait encore un certificat médical établi par le médecin traitant. Celui-ci, inébranlable dans ses certitudes, l’a volontairement rédigé d’une manière si ambiguë qu’il devenait inutile. L’infirmière cheffe, croyant bien faire, s’est tournée alors vers une psychiatre de la région. Mais cette dernière, opposée par principe et par conviction religieuse à EXIT, a déclaré, contre l’évidence qui sautait aux yeux, que Goton n’avait pas toute sa capacité de discernement et qu’elle était délirante ; elle lui a prescrit des neuroleptiques et des antidépresseurs.

On me passera une brève parenthèse : comment comprendre l’attitude de ces deux médecins, qui heureusement ne sont pas représentatifs de l’ensemble des médecins, parmi lesquels la plupart sont admirables de compétence et d’empathie à l’égard de leurs patients âgés ? Je vois la conjonction de plusieurs facteurs dans le comportement de ces deux médecins : d’abord une volonté de laisser leurs croyances et leurs principes moraux personnels intervenir là où seules la compétence médicale et la compassion devant la souffrance humaine devraient avoir leur mot à dire ; mais aussi, comme on dit volontiers aujourd’hui, l’arrogance du « sachant », de celui qui, imbu de ses certitudes et du pouvoir que lui confère sa fonction, se montre incapable d’accepter que l’on mette en doute « sa vérité ».

Je reviens à la chère Goton : nous étions maintenant au début de 2021, et cela faisait plus de deux ans qu’elle luttait pour que l’on accède à sa demande. Son état de santé continuait à se dégrader, ses souffrances et sa détresse de ne pas être entendue étaient devenues permanentes. L’équipe soignante de l’EMS se retrouvait dans une véritable impasse : d’un côté, Goton restait déterminée dans sa demande et témoignait jour après jour d’une immense détresse morale ; de l’autre, les soignants étaient à bout de ressources et ne savaient plus comment répondre à la souffrance de leur résidente.

C’est dans cette situation de blocage et de détresse que j’ai été sollicitée pour travailler avec l’équipe soignante.

L’intervention psychologique

Le 5 février 2021, j’ai rencontré l’équipe soignante, en présence de l’infirmière-cheffe. La réunion a duré une heure et demie. Les soignants m’ont fait part de leur profond malaise ; ils m’ont donné une description précise et détaillée de la situation de Goton : les maux dont elle était accablée, ses souffrances physiques et morales, son désir de mourir, ses grèves de la faim et la tentation du suicide. Ils m’ont raconté que, dès l’arrivée du Covid dans l’EMS, leur résidente avait exprimé à plusieurs reprises son désir d’être atteinte du virus pour pouvoir mourir.

Toute l’équipe a attesté que Goton était cohérente dans ses propos, qu’elle vivait très mal toutes les « tergiversations » des médecins, qu’elle n’avait jamais présenté un changement brutal de son état mental, qu’elle n’avait jamais présenté de délire ou de symptômes psychotiques, qu’elle n’avait jamais changé d’opinion et qu’elle ne s’était jamais laissé influencer par personne : un faisceau d’observations qui contrastaient clairement avec le diagnostic de la psychiatre.

Les soignants avaient parfois le sentiment de se trouver malgré eux dans une situation de « maltraitance psychologique » car, devant le refus des deux médecins de comprendre la situation, ils étaient dans l’incapacité de répondre à l’attente de leur résidente. L’impasse leur semblait d’autant plus fermée qu’aucun des traitements médicamenteux prescrits par la psychiatre (« contre le délire et contre la dépression ») n’avait donné le moindre résultat.

Au sortir de cette réunion, et si je tente de résumer mon impression de psychologue, j’avais le sentiment d’être en présence de deux souffrances sans issue : celle de la résidente, désespérée de ne pas être entendue, et celle des soignants, impuissants à lui venir en aide.

Ma rencontre avec Goton

Le mieux était sans doute que je voie moi-même la résidente, pour me faire ma propre idée de son état d’esprit et de ses souffrances. J’ai alors proposé une rencontre, qui a eu lieu quelques jours plus tard, en présence d’une infirmière. Ma conversation avec Goton a duré une heure.

Lorsque je suis entrée dans sa chambre, j’ai découvert une charmante vieille dame de 86 ans, petite, mince, le visage marqué par les années ; mais son regard bleu était rempli de douceur. Elle avait l’air usée et elle faisait plus que son âge. Elle se déplaçait avec peine, à l’aide d’un déambulateur. Elle était fortement malentendante. Elle était édentée, ce qui l’empêchait de bien articuler et rendait la communication très malaisée. Elle était clairement dans l’impossibilité d’accomplir la plupart des gestes ordinaires de la vie quotidienne : se vêtir, faire sa toilette, aller aux toilettes (incontinence), se déplacer, entendre (surdité). Elle devenait de plus en plus dépendante de l’aide des soignants. Elle se plaignait de la perte de ses forces et d’une grande fatigue. Elle avait de fortes douleurs aux bras.

Avec beaucoup de lucidité, elle m’a parlé de son désir de mourir. Elle s’exprimait sans ambiguïté ; elle m’a expliqué son projet de partir avec EXIT d’une manière très claire : son angoisse de la déchéance, sa grande dépendance, ses souffrances physiques et morales. Elle m’a décrit avec beaucoup de force la détresse dans laquelle elle vivait, l’incompréhension de son médecin : « Il refuse de me laisser mourir… »

À la suite de cette rencontre, on a repris contact avec le médecin d’EXIT qui, sur la base de mes conclusions et après avoir rencontré Goton à deux reprises, a décidé d’entrer en matière. La date du départ de Goton a été fixée : elle s’en irait deux semaines plus tard.

Le départ de Goton

Le jour venu, Goton s’est retrouvée dans sa chambre avec ses trois nièces. Elles ont bu un verre de vin blanc, se sont dit au revoir. Goton a pris le verre de potion que lui tendait le médecin d’EXIT, a eu un dernier sourire, une dernière phrase : « Je vois des étoiles », avant de fermer les yeux pour toujours.

Sa nièce a déclaré : « Elle nous a donné une leçon d’humilité, elle faisait partie de ces gens de la terre, résiliente, courageuse… Elle ne voulait être un fardeau pour personne. »

J’ai revu l’équipe soignante le surlendemain. C’est alors que l’on m’a raconté les derniers jours de Goton. Depuis qu’elle connaissait la date de son départ, elle était comme transformée ; elle parlait plus ouvertement avec tout le monde ; elle était d’humeur joyeuse, profitant de chaque instant, prenant part plus activement aux animations. Elle a dit au revoir personnellement à tout le monde : aux soignants, aux autres résidents, leur demandant de ne pas être tristes : elle n’avait pas peur, parce qu’elle savait ce qui l’attendait. Depuis qu’elle vivait à l’EMS, elle s’était prise d’affection pour le chien de l’animatrice ; elle a tenu à lui faire ses adieux aussi. La veille de son départ, Goton est encore allée chez la coiffeuse, elle a choisi ses habits. Et elle a préparé elle-même son faire-part de décès, avec l’aide de sa nièce-filleule. Elle a parlé de la messe de son enterrement.

Au terme de cette dernière réunion, je me suis rendu compte que les soignants oscillaient entre plusieurs sentiments : l’étonnement, l’émerveillement devant la détermination inflexible de leur résidente, son courage, l’humeur enjouée avec laquelle elle avait abordé ses derniers jours. Ils éprouvaient aussi un immense regret qu’il ait fallu surmonter tant d’obstacles et attendre si longtemps avant que la volonté de Goton ne soit enfin entendue.

Conclusion

L’histoire de Goton m’a profondément touchée, et cela de plusieurs manières. J’ai été impressionnée par la force de caractère de cette petite dame de 86 ans, venant d’un milieu simple, catholique, campagnard, et qui, réfléchissant sur le sens de sa vie, mesurant les déchéances physiques et mentales qui l’attendaient, se souvenant des êtres chers qu’elle avait elle-même accompagnés dans leurs derniers jours, a lutté sans relâche pour son droit à l’auto-délivrance, face à une obstination médicale déraisonnable.

J’ai été très touchée aussi par la détresse des soignants, la compassion et la compréhension dont ils ont fait preuve devant la situation dramatique de leur résidente, compassion et compréhension qui contrastaient si fortement avec l’attitude intransigeante et butée du médecin traitant et de la psychiatre.

J’ai été très émue par le récit des derniers moments de Goton, où l’on sentait qu’une sorte de douceur et d’apaisement enveloppait tout le monde : le sentiment apaisant pour chacun d’avoir accompagné la petite vieille dame qui leur avait été confiée jusque sur le seuil de l’éternité.

Je pense enfin à Sœur Marie-Rose, cette Ursuline de Sion qui s’est prononcée publiquement en faveur de l’EXIT, en déclarant dans un entretien paru dans Le Matin Dimanche du 29 juin 2014 : « Je veux soutenir EXIT et ceux qui font le choix de mourir. » Cette parole fraternelle, venant d’une religieuse, aurait sans doute été un réconfort pour notre Goton.

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Avec l’autorisation de la nièce-filleule de Goton, les photos qui accompagnent ce propos sont authentiques, seul le prénom est fictif.

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Trois films et un documentaire traitent de la question de la fin de vie et de l’autodélivrance :

La dernière leçon, de Pascale Pouzadoux,
Quelques heures de printemps, de Stéphane Brizé,
Fin de partie, de Sharon Maymon et Tal Granit,
Exit. Le droit de mourir, de Fernand Melgar.