« Vivre, c’est vieillir, rien de plus. »
Simone de Beauvoir
La phrase de Simone de Beauvoir est excellente ! Elle nous dit à la fois qu’il est dans la nature des choses de vieillir, que cela appartient à la vie, et même depuis le début puisque, si je la comprends bien, la vie elle-même est un processus de vieillissement ; la vieillesse en constitue la dernière longue étape, avant de prendre congé définitivement. J’aime cette façon d’accepter la vieillesse comme elle est, avec ses richesses et ses écueils.
C’est exactement le contraire qui se passe dans notre époque où l’on a mis en œuvre deux manières d’escamoter le vrai visage de la vieillesse, de le défigurer ou de le maquiller à outrance. La première consiste à donner une image sombre, déprimante et culpabilisante de l’avancée en âge, la seconde à nous dorer la pilule en nous laissant croire que l’on peut vieillir sans être vieux. Voyons cela de plus près, et commençons par les oiseaux de mauvais augure !
Le tsunami gris

L’un des thèmes récurrents de nos politiques, de nos économistes et des médias, c’est le « vieillissement démographique », qu’ils présentent comme un tsunami gris déferlant sur l’Occident et renversant tout sur son passage : selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), les seniors formeront bientôt plus d’un quart de la population des pays occidentaux, ils représenteront une charge toujours plus lourde pour les actifs, de moins en moins nombreux, qui alimentent les pensions de retraite et les caisses-maladies. Un économiste fribourgeois écrivait récemment dans un quotidien : « Il ne faut pas sous-estimer le vieillissement de nos populations, qui conduit inexorablement toute société vers l’appauvrissement et, à très long terme, vers sa disparition. »

Ces données économiques, qui ne sont certainement pas sans un fond de vérité, ne sont pas faites pour nous rassurer et nous donner une image positive du vieillissement et des personnes âgées. Comment aborder avec sérénité cette période de la vie lorsque, de partout, on nous dit que nous allons être à charge des générations plus jeunes, que nous allons appauvrir notre pays et que, dans une perspective plus ou moins lointaine, nous causeront la fin du monde ? Il faut reconnaître que les économistes ne prennent pas de gants lorsqu’il s’agit de mettre sur nos épaules tous les malheurs du monde ! Plutôt que ces prédictions apocalyptiques, ne vaudrait-il pas mieux s’attacher à voir comment il serait possible de maintenir une sorte d’équilibre – à tous les niveaux – entre les personnes actives et les retraités, de trouver des solutions originales aux problèmes du financement des pensions de retraite, d’imaginer d’autres façons de passer du monde du travail à celui de la retraite que celle qui vous fait basculer de l’un à l’autre pour ainsi dire d’un jour à l’autre ?

À cette sombre vision des personnes âgées et de la vieillesse, il convient d’ajouter tous les stéréotypes négatifs véhiculés par cet âgisme (attitude discriminative à l’encontre des personnes âgées) qui se répand de plus en plus dans notre société : les vieux seraient passifs, conservateurs, ralentis, malades, rétifs aux progrès techniques, laids et peu soigneux de leur personne, maladroits, rabâcheurs et radoteurs, donneurs de leçon, maladivement nostalgiques du temps passé, et j’en passe, et des meilleurs…
Et le pire, c’est que les personnes âgées finissent par intérioriser ces clichés ; ils y croient et finissent par vivre réellement mal leur propre vieillesse. Combien en voit-on, de ces petits vieux qui se retirent dans leur coin, évitent les rencontres, les réunions, de peur d’être rejetés ou épinglés… ?
La pandémie du Covid a encore aggravé la situation en attribuant une part de la responsabilité du nombre des morts et de la hausse des coûts de la santé aux personnes âgées en général, et plus particulièrement à celles qui résident dans les EMS.
Dorer la pilule
Voyons maintenant l’autre manière, inverse de la précédente, d’escamoter le vrai visage de la vieillesse, celle qui, au lieu de l’assombrir, veut l’embellir à tout prix, le farder de faux-semblants ; on commence par refuser de lui donner les noms qui pourtant le présentent le mieux et sous son vrai jour. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus. Refuser les mots de la vieillesse pour les remplacer par des ersatz à la mode du politiquement correct, c’est aussi une manière de défigurer une réalité pour en faire une sorte de caricature !

Dans mes Propos, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, je me suis permis de parler des personnes âgées en les appelant tout simplement les vieux. Quelques-uns parmi vous se sont peut-être renfrognés ! Je sais bien qu’aujourd’hui, on a tendance à refuser ce mot, le trouvant dépréciatif, péjoratif. On préfère senior, avec son côté ouvertement positif, presque sportif, et qui convient bien aux instituts de marketing et à leurs produits de beauté. On parlera aussi des aînés, vocable qui a l’avantage de conserver, et même d’exhiber, son lien avec les cadets. Il me déplaît par son côté artificiel, construit avec une volonté de gommer les fragilités de l’âge.
Mais là où l’inventivité lexicale est la plus riche – et avouons-le souvent la plus ridicule –, c’est quand il s’agit de nommer la génération des personnes âgées ; on est allé très loin dans la recherche de la formule lisse, lustrée, qui ne blesse pas, qui ne discrimine pas, qui caresse chacun dans le sens du poil, qui se fait bien aimable, quitte à tomber dans l’incongru et dans la franche sottise. Ainsi avons-nous d’abord la série des 3e, 4e, et même 5e âge, à laquelle on reconnaîtra tout de même une ambition typologique et statistique louable. Mais on entend aussi parler, ici et là, des golden seniors, des masters, et même, je n’invente rien, des vénérables ; ne reculant devant aucun ridicule, on évoquera la génération inoxydable, la génération dorée, la génération silencieuse, la génération du silver power ; toutes ces formules, je les ai trouvées dans la presse et dans quelques articles de spécialistes plus ou moins progressistes. Le but de ce délire terminologique : nous dorer la pilule en nous laissant croire que nous ne sommes pas des vieux, que nous appartenons à un groupe de population qui a encore tout l’avenir devant lui, et ce d’autant plus si la formule qui le désigne est en anglais, avec en plus une connotation commerciale. C’est un peu une manière de nous dire que, tant que nous sommes des consommateurs, nous restons jeunes !

Alors, me direz-vous, devant une telle profusion de vocables, pourquoi continuer à parler des vieux, et même, comme j’aime à le faire, des petits vieux ? Eh bien justement parce que ce mot, qui remonte à la forme latine vetulus, qui signifiait usé, ne cherche pas à dorer la pilule en laissant croire que nous sommes âgés sans être vieux. C’est le mot qui dit toute la vérité : l’âge, la vieillesse, l’usure de la vie, la chance d’avoir vieilli, d’être toujours en vie, la longue expérience… Et en plus, ce n’est pas un de ces mots fraîchement fabriqués par nos idéologues ; c’est un mot qui remonte aux origines de notre langue : « Charles li velz a la barbe fleurie », trouve-t-on déjà dans La Chanson de Roland (onzième siècle). Vieux, c’est un vieux mot, et cela me plaît. Et le mot peut évoluer vers le vieillard, mot magnifique, tout empreint de sagesse et de mémoire.
On rencontre aussi très souvent – et je l’utilise moi-même régulièrement – les personnes âgées, qui a un côté neutre assez fade, aseptisée, mais qui a l’avantage de désigner autant les hommes que les femmes.
Et puisque j’en suis aux mots qui désignent les vieux et la vieillesse, pourquoi ne pas nous arrêter un moment sur ceux que notre langue a forgés sous l’inspiration du peuple, des petites gens : mots familiers, populaires, argotiques qui se perdent d’autant plus vite que le politiquement correct les guette à tous les coins de rue pour les clouer au pilori. Ces termes ont l’avantage de conserver, sous leur rudesse un peu abrupte, une sorte d’attendrissement, un air de moquerie bienveillante. Lorsqu’on parle d’un vétéran, d’un vieux fossile, d’un patriarche, d’une vioque, d’un pépé ou d’une mémé, on y met une touche de tendresse, ne trouvez-vous pas ? Je ne dis pas qu’il faille les réhabiliter et les utiliser partout, mais je trouve qu’ils ont une saveur, des couleurs qui manquent singulièrement à nos formules tarabiscotées du politiquement correct.
L’arrivée des baby-boomers

La population des personnes âgées a beaucoup évolué avec l’arrivée à l’âge de la retraite des baby-boomers (nés après la guerre et jusque dans les années soixante). Cette appellation, reprise de l’anglais, exprime déjà en elle-même une volonté de paraître moderne ! Ayant grandi dans une période où les valeurs traditionnelles étaient remises en question – la famille, l’autorité, l’ordre, la discipline – et où la liberté était devenue le maître-mot : liberté individuelle, sexuelle, économique, éducationnelle, ces nouveaux seniors tentent de conserver dans leur vie de retraité les modes de vie qui ont été les leurs dans leur âge adulte : le goût de l’évasion, des voyages, de la consommation, des activités sportives ; ils sont toujours à la recherche d’un hédonisme plus ou moins égoïste, adoptent une attitude nouvelle face à la mort, avec la possibilité de partir avec EXIT. Cette population forme ce qu’on appelle, dans les ouvrages et les articles qui leur sont consacrés ici et là, la génération verte vieillesse. Pas question pour ces nouveaux retraités de se sentir vieux, et encore moins qu’on les appelle des vieux !
Une phrase d’un humoriste résume assez bien ce qui sépare cette nouvelle génération de vieux de la précédente : « Il y a ceux qui vont aux Baléares en jeans et ceux qui vont à Lourdes en charentaises ! »
Bien vieillir, une obligation culpabilisante

Comme toujours, c’est dans les publicités et dans les magazines que je trouve les meilleures sources de documentation lorsque je veux me faire une idée de l’image de la vieillesse que notre époque cherche à donner. Il n’y a qu’à regarder les publicités pour les traitements médicaux, les produits cosmétiques et les régimes diététiques susceptibles de nous conserver une sorte de jeunesse éternelle. Il faut voir les vieux que l’on met en scène pour vanter ces produits – devrais-je dire ces poudres de perlimpinpin – : ce sont la plupart du temps de fringants jeunes retraités, les hommes comme les femmes bronzés à souhait, le regard bleu fixé sur un horizon lointain ou sur les petits-enfants qui gambadent autour d’eux, les dents blanches et le sourire avenant, sans parler de la tenue de jogging dernier cri avec les baskets aérodynamiques. Comment mieux nous dire que la vieillesse n’existe pas, qu’il ne dépend que de nous de vieillir sans devenir vieux. D’ailleurs, le terme vieillesse, dans ces publicités, est le plus souvent banni, remplacé par la longévité… On n’entre plus dans l’âge de la vieillesse, on entre dans l’âge de la longévité !
Et je n’évoquerai qu’en passant le rôle de la chirurgie esthétique, plus discret parce que la publicité médicale est interdite, mais combien plus dangereuse : imagine-t-on, pour tous ceux qui y succombent, le cercle infernal de ces opérations qui s’enchaînent, de la plus anodine à la plus radicale ? Il suffit de voir dans quel triste état se retrouvent aujourd’hui une Madonna ou un Berlusconi.
Le mot d’ordre de toutes ces pratiques est simple, impératif et moral : il faut bien vieillir ! Si nous nous relâchons, que nous prenons un peu de poids, que nous laissons quelques rides envahir notre visage ou notre cou, que nous ne nous préoccupons pas plus que cela de nos taches sur la peau, c’est que nous nous laissons aller, que nous commettons le crime de « lèse-vieillesse ». Si nous ne ressemblons pas aux images des magazines, c’est notre faute : nous avons renoncé à ce commandement : bien vieillir ! Et il y a pire : si nous tombons malades, si nous devenons dépendants, c’est notre faute ; il n’y avait qu’à prendre au sérieux les mesures de prévention, qu’à avoir une hygiène de vie meilleure.
Un roman de Grégoire Delacourt : La femme qui ne vieillissait pas

Dans un court roman assez récent, qui se lit… comme un roman justement, l’auteur nous raconte l’histoire d’une femme qui cesse de vieillir à trente ans. Pendant quelques années, elle trouve cela épatant, et tout le monde la félicite. Jusqu’au moment où elle se rend compte que tout le monde vieillit, sauf elle, qui se retrouve de plus en plus isolée. À tel point qu’un jour… Je ne vous en dirai pas plus, mais ce petit roman est une très belle méditation sur l’avancée en âge et le vieillissement.
La peur de la mort
Le mot de la fin, ce qui se cache derrière toutes ces tentatives pour escamoter le vrai visage de la vieillesse, c’est tout simplement la peur de la mort. Notre époque ne sait plus et n’ose plus envisager la mort en face. Tous les moyens sont bons pour ne pas y penser, pour refuser de l’affronter, pour l’escamoter. Et toutes les attitudes que je viens de décrire, le refus de nommer la vieillesse, les formules détournées pour ne pas reconnaître que l’on est vieux, les produits cosmétiques pour farder notre corps et notre visage, tout cela revient à la même angoisse : celle de reconnaître que l’on vieillit, que le corps s’est usé, que l’esprit s’est ralenti, que l’on entre dans cette période de la vie au bout de laquelle il nous faudra définitivement prendre congé.
Contre toutes ces manœuvres d’évitement de l’âge et de la vieillesse, je propose d’aborder le vieillissement avec lucidité, courage et, oserai-je l’écrire, enthousiasme. C’est un fait, la vieillesse comporte des écueils, des épreuves, et parfois cruelles, mais elle est aussi remplie de découvertes et de rencontres, de moments merveilleux. Certes, dans la vie comme dans une journée, la lumière de l’aube et du plein midi est éblouissante, mais les couchers de soleil ont également leur splendeur… La sagesse populaire voit dans la vieillesse l’automne de la vie, et plus tard son hiver. Ces deux saisons ne sont pas sans charme ; certes, c’est le temps du déclin, des feuilles mortes, du froid et du gel, mais c’est aussi, et peut-être surtout, celui des rouges et ors des feuillages, de la blancheur merveilleuse de la première neige, des feux de cheminée et… d’une bonne fondue partagée.