publié le 1.8.2019

Mon expérience new-yorkaise

Jed Levine, le directeur de Caringkind.

Par un jour pluvieux de mai 2016 (c’était mon D-Day), j’ai débarqué à New York et me suis installée pour quelques semaines dans une pension située au cœur de Manhattan, à deux pas du siège de l’Association Alzheimer NY. C’est là qu’était né le mouvement « Association Alzheimer » qui devait par la suite essaimer dans le monde entier. J’avais lu plusieurs articles à propos de l’Association de New York et des prestations originales et exemplaires qu’elle offre aux malades Alzheimer et à leurs proches. J’avais également eu des contacts très chaleureux avec Jed Levine, personnage charismatique qui en est le directeur. Depuis quelques années déjà, je brûlais d’observer par moi-même le fonctionnement de cette organisation, les formes d’accompagnement qu’elle offre aux malades et aux proches, de me mêler à la vie quotidienne de l’équipe… et de m’en inspirer dès mon retour en Suisse. À la première heure, le lendemain de mon arrivée, je me retrouvais 360 Lexington Avenue, au pied du building dans lequel l’association new-yorkaise occupe deux étages.

Une grande incompréhension

Pour la petite histoire, je dois mentionner que ni la Direction de mon hôpital ni le Département de la Santé de mon canton n’entrèrent en matière pour m’octroyer une aide quelconque à la réalisation de mon projet. Seule la Section fribourgeoise de l’Association Alzheimer Suisse m’offrit une petite contribution. J’ai donc dû prendre deux mois de « congé sans solde », comme on dit, et assumer moi-même tous les frais de ce « stage de formation continue » original. Je ne dirai pas que, après vingt-sept ans de « loyaux services », cette indifférence de ma hiérarchie ne m’a pas blessée. Le lecteur voudra bien me passer ce petit mouvement d’humeur – c’est mon côté paprika hongrois qui parfois veut à tout prix se faire entendre !

Brève histoire de l’Association Alzheimer de New York

Revenons à New York. Historiquement, la première Association Alzheimer dans le monde a été fondée à New York en 1978, grâce à la philanthropie de Yasmina Aga Khan, la fille de Rita Hayworth, et de quelques autres mécènes. Par la suite, dans la plupart des pays, des proches aidants et des professionnels ont créé des Associations Alzheimer nationales ou locales. En Suisse, c’était en 1988, et c’est en 1994 que j’ai fondé la Section fribourgeoise, avec une collègue infirmière et quatre proches aidants.

L’Association new-yorkaise est remarquable à plusieurs égards : par son rôle de pionnier dans l’histoire des Associations Alzheimer, par sa configuration géographique (8 millions d’habitants rassemblés sur un territoire relativement petit et desservi par un réseau de transports publics efficaces, ce qui permet de s’y rendre facilement, de tous les points de la ville), par la présence d’un mécénat très actif, émanant principalement de la communauté juive.

360 Lexington Avenue, le siège de Caringkind.

Jusqu’en 2015, l’Association new-yorkaise n’était qu’un des nombreux membres – une sorte de filiale – de l’Association américaine, mais des divergences avec la direction faîtière ont finalement conduit les New-Yorkais à rompre avec elle. En effet, l’Association américaine mettait de plus en plus l’accent sur la recherche scientifique et son financement, au détriment du travail sur le terrain, auprès des malades et de leurs proches. D’énormes sommes d’argent était ainsi « détournées » au profit des laboratoires de recherche, et cela, comme on le sait bien, sans aucuns résultats probants. C’est du refus de cette politique qu’est né Caringkind. The Heart of Alzheimer’s Caregiving, le nouveau nom de l’Association new-yorkaise désormais autonome. Je dois dire que j’approuve entièrement le choix de l’Association new-yorkaise d’œuvrer en priorité dans l’intérêt des malades. Certes, la recherche scientifique et médicale doit se poursuivre, mais ce n’est en aucun cas la tâche des associations Alzheimer de s’en charger, encore moins de la financer.

Caringkind : une nouvelle manière d’aborder la maladie d’Alzheimer

J’aimerais m’arrêter un moment sur ce nom de Caringkind, qui exprime très joliment la politique et la philosophie adoptées par l’Association new-yorkaise en faveur des malades ; ce néologisme résume parfaitement, à travers un subtil jeu sur les mots, la qualité unique des aides, des activités, des accompagnements proposés : care : le verbe dit « le souci, l’intérêt » pour le malade ; le nom exprime « le soin, l’attention » qu’il convient de lui accorder ; kind : l’adjectif évoque « l’amabilité, la gentillesse, la douceur », et le nom, c’est « la manière, l’attitude à avoir ». Tout est dit : c’est le malade qui est au cœur des préoccupations de Caringkind, ce que le sous-titre exprime de manière à la fois subtile et précise : The Heart of Alzheimer’s Caregiving.

Durant mon séjour au sein de l’équipe de New York, j’ai été partie prenante ou témoin de tellement de belles choses qu’il m’est impossible de les énumérer toutes. Je m’en tiendrai donc à l’essentiel, c’est-à-dire aux prestations offertes aux malades et à leurs proches. Elles sont exemplaires, tant dans leur contenu que dans leur mise en œuvre, et pourraient souvent être pour nous une source d’inspiration. Je me permettrai çà et là quelques comparaisons avec ce qui se passe chez nous !

– La Helpline est ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 (dans 200 langues !), ce qui est tout à fait exceptionnel. En Suisse, on se contente des horaires de bureau, du lundi au vendredi, comme si les malades et leurs proches, en-dehors de ces heures, ne pouvaient plus être assaillis de questionnements, de besoins d’aide, de désirs de soutien.

– De nombreuses brochures d’information sont mises gratuitement à la disposition du public. En cela, il convient de dire que l’Association Alzheimer Suisse est tout à fait à la hauteur, avec une réserve toutefois sur la version française (et italienne aussi, m’a-t-on dit), trop littéralement – et parfois maladroitement – traduites de l’allemand.

– Des événements (soirées de gala, conférences, marathons…) sont organisés régulièrement pour sensibiliser le grand public et récolter des dons. On sait que le mécénat est une pratique beaucoup plus courante aux États Unis que de ce côté de l’Atlantique.

– Des groupes de soutien, des cours, des aides administratives sont proposés aux proches aidants, et ce durant toute l’année.

– Une formation spécifique est mise sur pied pour les soignants professionnels. Elle est assurée par des formateurs qui cumulent connaissances théoriques et expérience du terrain. Chez nous, cette formation est assumée par des écoles et des institutions publiques, elle est généraliste et ne concerne que partiellement la maladie d’Alzheimer. De plus, elles est souvent conduite par des professeurs qui n’ont jamais eu de contacts avec des malades, d’où son côté trop exclusivement théorique et abstrait.

Caringkind propose des programmes culturels pour les malades et les proches : Connect2culture. Il s’agit d’un programme annuel alléchant, comprenant des visites guidées de musées ou d’expositions, spécialement préparées à l’intention des malades et de leurs proches ; des concerts où sont prévues des rencontres avec les musiciens ; des visites guidées de jardins botaniques, elles aussi préparées spécialement. Toutes ces activités non seulement apportent une stimulation originale aux malades, mais elles leur fournissent l’occasion d’échanges, de conversations sur des sujets particulièrement motivants. Il n’existe rien de tel chez nous !

– Enfin, la grande et magnifique nouveauté : le Early Stage Center (Centre d’accueil pour personnes au stade débutant de la maladie – stade qui dure plusieurs années) ! Le Centre occupe un étage entier du building. Il est ouvert trois jours par semaine, l’entrée est gratuite et tout malade, accompagné ou non d’un proche, y est admis. Une simple inscription est requise, pour des raisons d’organisation. Le programme du Centre comprend : 1. Un grand espace communautaire où les malades peuvent venir passer un moment, boire un café, lire les journaux, mais aussi – et peut-être surtout – parler avec d’autres malades. 2. Un groupe de soutien dans lequel chacun peut parler de son expérience, de ses besoins, de ses difficultés, etc. 3. Un groupe de discussion des actualités, animé par un professionnel. 4. Un groupe de yoga. 5. Un groupe cinéma, avec des séances précédées d’une présentation et suivies d’une discussion. 6. Un cycle de conférences portant sur toute sorte de sujets. C’est ainsi que, pendant les premières années de la maladie, les malades peuvent bénéficier de toute une palette d’activités qui leur permettent d’éviter ce qui est peut-être le plus difficile pour eux : l’isolement et le manque de stimulation. J’ai pu observer nombre de ces malades arrivant au Early Stage Center, se réjouissant du moment qu’ils allaient passer en compagnie de personnes qui vivaient la même épreuve, prenant part avec enthousiasme aux activités durant lesquelles ils oubliaient un peu la maladie, quittant le Centre en se donnant déjà rendez-vous pour le lendemain, heureux et apaisés.

Les leçons de mon expérience new-yorkaise

Chaque moment de mon séjour à Caringkind m’apportait de nouvelles découvertes, des éclairages inédits sur la maladie, des exemples à suivre, des actions à imiter. Je voyais quotidiennement se développer autour des malades et de leurs proches ce qui manque complètement chez nous : un suivi post diagnostic régulier, dans un contexte non médicalisé. En effet, comment les choses se passent-elles en Suisse ? Deux moments-clés de la maladie – au début et à la fin – sont encadrés par des professionnels : le diagnostic et le placement. Entre ces deux moments, et cela peut durer des années, le malade et son proche sont très peu soutenus, si l’on excepte les sporadiques rendez-vous avec le médecin et, plus tardivement, les soins à domicile. Ce qui manque cruellement, c’est un suivi psycho-social régulier qui leur permettrait de mieux vivre avec la maladie, d’être informés des aides existantes, de faire face aux changements intervenus dans leur vie avec plus de sérénité, de pouvoir rencontrer d’autres malades avec qui échanger leurs expériences. Ce suivi post diagnostic du malade et de ses proches, pour lequel je me bats depuis plusieurs années, ne rencontre pour le moment que très peu de soutien de la part de l’institution, quand ce n’est pas tout simplement de l’indifférence. Dès que le diagnostic a été posé, avec le choc qu’il représente pour le malade et ses proches, on devrait pouvoir offrir un centre d’accueil qui permettrait aux malades et à leurs proches de prendre part à des activités, de bénéficier d’un groupe de soutien, d’être d’emblée informés des possibilités de prise en charge ; ce serait, et surtout pour les malades au stade débutant, comme un centre de ralliement ! De tels centres d’accueil, voilà ce qu’il serait urgent de financer et de mettre sur pied.

Ma conclusion

La scène du Carnegie Hall vue du dernier balcon, avant l’entrée de Yuja Wang !

Bien sûr, pendant toutes ces semaines new-yorkaises, je n’ai pas fait que travailler. J’ai mis à profit tous les instants de liberté et les week-ends pour visiter des musées et des galeries d’art, assister à des concerts, arpenter la « Grande Pomme » en long et en large, humer l’air unique et stimulant de cette ville inoubliable… Mais c’est bien sûr mon travail au sein de l’équipe de l’Association qui a été pour moi une immense source d’enseignements et de découvertes. La leçon essentielle que j’en retiens, c’est qu’il est temps pour nous de déplacer les priorités en ce qui concerne notre manière d’aborder la maladie d’Alzheimer et ceux qui en souffrent. En l’absence de tout traitement, et de toute perspective de traitement efficace à moyen terme, l’accent doit être mis, dès le diagnostic posé, sur un suivi psycho-social régulier.

Des allures de New-Yorkaise, non ?

Caringkind : cette belle expression nous rappelle que c’est de notre attention, de notre souci, de notre amabilité, de notre aide dans tous les aspects de sa vie que le malade a besoin en priorité ; c’est un véritable suivi post diagnostic, assuré par les mêmes personnes, dans un lieu accueillant et avec une grande régularité, qui peut seul offrir aux malades et à leurs proches le sentiment de pouvoir, malgré tout, obtenir une sorte de victoire sur la maladie, la seule que nous pouvons lui offrir.