publié le 14.10.2019

Mister Alzheimer / mystère Alzheimer

Ce qui est simple est faux,
ce qui est compliqué est inutilisable.
Paul Valéry

Qui dit maladie d’Alzheimer dit aussi maladie du cerveau. Et l’on sait que notre cerveau est sans doute notre organe le plus complexe, le plus mystérieux. Au point que chaque nouvelle avancée de la recherche scientifique fait surgir de nouvelles questions, de nouvelles énigmes, mais aussi de nouvelles impasses. La maladie d’Alzheimer a hérité du cerveau ses propres secrets. Cerner ces mystères, les inventorier nous permettra peut-être d’y voir un peu plus clair. C’est en tout cas ce que je me propose de faire ici.

À la recherche d’une définition

Il vous est peut-être arrivé de rechercher, sur Internet ou dans des ouvrages spécialisés, une définition de la maladie d’Alzheimer. Et de vous étonner de découvrir, souvent envahies par un vocabulaire technique difficilement compréhensible, des explications très différentes, voire divergentes, les unes des autres. Qu’en est-il exactement ? Je commencerai donc ce propos par une tentative de définition, que j’aimerais à la fois claire et précise. Tout d’abord, la maladie d’Alzheimer est une maladie neurodégénérative, ce qui signifie que c’est le fonctionnement des neurones qui, au fil des années, va se dérétiorer de manière irréversible. La maladie se manifeste par une perte progressive – qui peut durer jusqu’à une quinzaine d’années – des capacités de la mémoire, du langage, de l’orientation dans le temps et dans l’espace, de la reconnaissance des personnes et des objets, avec des répercussions sur l’humeur, le comportement, la maîtrise du quotidien.

Naturellement, le spécialiste distinguera toute une série – plus d’une centaine – de manières différentes pour le cerveau d’être altéré ou détérioré : démence dégénérative de type Alzheimer, démence vasculaire (maladie de Binswanger), démence dégénérative de type fronto-temporal (DFT), démence à corps de Lewy, maladie de Huntington, démence de la maladie de Parkinson, etc. Ces distinctions peuvent avoir leur importance, dans les cas où le diagnostic intervient précocement ; en effet, au stade débutant de la maladie, chacun de ces types de démence correspond à des symptômes spécifiques. Mais, lorsque l’évolution de la maladie atteint le stade modérément avancé, et encore plus au stade avancé, toutes ces variétés de démence finissent par se ressembler et présenter un tableau clinique proche. Et la relative inutilité de ces distinctions, pour le grand public, est encore plus flagrante quand on sait que, dans la majorité des cas, les malades ne sont diagnostiqués que tardivement, à un stade avancé, voire très avancé, de la maladie. À ce moment-là, il importe peu de savoir à quel type de sauces on sera mangé…

Une question de vocabulaire

La pathologie identifiée depuis un siècle environ sous le nom de « maladie d’Alzheimer » n’est pas nouvelle. Ce sont des déficits cognitifs connus depuis toujours, mais jadis, parlant des vieux qui avaient un peu perdu la boule, on disait : « Il est gâteux, il retombe en enfance, il est sénile… » Puis est venu le mot « démence ». Pendant des siècles, ce terme a désigné tout simplement un accès de folie furieuse, une crise d’aliénation mentale. À partir du dix-neuvième siècle, il a commencé à être utilisé plus ou moins exclusivement pour nommer l’état d’un vieillard atteint de troubles dégénératifs des fonctions cognitives et on a commencé à parler de « démence sénile ». Enfin, au début du vingtième siècle, le Dr Alois Alzheimer a proposé une description scientifique de ces troubles cognitifs, que l’on a pris l’habitude dès lors de désigner par la formule : « maladie d’Alzheimer ». Aujourd’hui, on a donc en concurrence deux expressions pour désigner les mêmes types d’altération du cerveau : maladie d’Alzheimer et démence. J’ai expliqué ailleurs (voir mon propos : « Démence : un mot qui fait mal ») pourquoi, en français, je préfère renoncer à utiliser le mot démence, qui est encore très marqué par l’idée de folie, de déraison, d’aliénation mentale et donc, pour le malade, très stigmatisant. Je propose qu’on en reste à la notion de « maladie d’Alzheimer », pour deux raisons principales. D’abord, comme je viens de l’évoquer, cette formule est neutre, ne comporte aucune teinte de discrimination ou de stigmatisation du malade. Ensuite parce que, dans le monde entier, les « Associations Alzheimer » l’ont rendue populaire, familière, courante, lui ont donné en quelque sorte ses titres de noblesse. L’important, ici, est que le malade et ses proches puissent identifier la maladie de manière immédiate et simple, que leur souffrance ne soit pas aggravée par des complications de langage ou des stigmatisations péjoratives. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Albert Camus.

Le Dr Alois Alzheimer

C’est donc en 1906 que le Dr Alois Alzheimer, se basant sur l’autopsie et l’analyse au microscope du cerveau de sa fameuse malade, Augusta Deter, a proposé pour la première fois une description précise et rigoureuse des altérations du cerveau liées à la maladie de sa patiente, une femme dans la cinquantaine, donc pré-sénile. À l’époque, on ne faisait pas encore le lien entre l’état de cette malade et celui des vieillards souffrant de « démence sénile ». Il a fallu attendre 1976, lorsque le Dr Robert Katzman, utilisant un nouvel outil d’investigation, le scanner, a constaté que les descriptions du Dr Alzheimer correspondaient à celles des sujets beaucoup plus âgés qu’il étudiait. Dès lors, la notion de « maladie d’Azheimer » s’est généralisée pour désigner les troubles cognitifs progressifs des patients âgés.

Une vague de recherches

Presque aussitôt, le monde scientifique s’est mis en branle et les recherches d’un traitement de ces lésions du cerveau et des troubles qu’ils provoquent se sont multipliées. Au fil des années, quatre substances, qu’on appelle « procognitives » parce qu’elles sont censées maintenir les fonctions cognitives – mémoire, paroles, etc. – en bon état, ont été découvertes : Donépézil (Aricept), Rivastigmine (Excelon), Galentamine (Reminyl), Mémantine (Axura, Ebixa)… Hélas, au bout d’une quarantaine d’années d’utilisation et d’expérimentation de ces substances, il a fallu se rendre à l’évidence : aucun résultat probant n’a été constaté, alors que les effets secondaires sont de plus en plus évidents. Au point que le gouvernement français a décidé, en 2018, de ne plus les rembourser.

Une maladie énigmatique

Plusieurs énigmes entourent la maladie d’Alzheimer et laissent les spécialistes perplexes, pour ne pas dire plus.

La cause introuvable. La première de ces énigmes touche à l’impossibilité, pour le moment, de désigner une cause réelle de la maladie. Les examens médicaux et cognitifs, les observations du cerveau par neuro-imagerie, tout cela permet de diagnostiquer la maladie, mais ne fournit aucune indication sur ce qui l’a causée. Il n’est donc pas possible, pour le médecin, d’envisager un traitement efficace, dans la mesure où la méthode thérapeutique classique – traiter la maladie en s’attaquant à ses causes – butte ici sur l’absence d’une cause évidente. On se rabat alors sur les facteurs de risques de la maladie, mais ils sont si nombreux et si vagues – âge avancé, bas niveau d’instruction, hypertension, cholestérol élevé, diabète, sédentarité, absence de contact social, tabac, alcool… – que l’on ne peut que tenter de maîtriser certains de ces facteurs, mais sans avoir une réelle prise sur la maladie.

Un cerveau sain dans un corps malade. La seconde énigme est encore plus déroutante : les autopsies du cerveau pratiquées sur des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et sur des personnes saines ont abouti à des constatations surprenantes. Chez certains malades présentant tous les symptômes de la maladie d’Alzheimer, le cerveau était sain, alors que le cerveau de personnes ne présentant aucun symptôme de la maladie était atrophié ! L’explication de cette « extravagance » de notre cerveau est sans doute à chercher du côté de sa « mystérieuse et infinie plasticité »…

Tout est psychologique. Une troisième énigme tient à une hypothèse parfois émise ici et là : certaines personnes, face au vieillissement, à cette sorte de désœuvrement de la vie qui vient parfois avec l’âge, à l’angoisse liée à l’approche de la mort, préféreraient se réfugier dans le passé et oublier systématiquement le temps qui les tourmente : le présent. Dans ce cas, la cause de la maladie serait purement psychologique…

Le mythe Alzheimer

En 2008, des chercheurs américains ont émis l’hypothèse que la maladie d’Alzheimer n’existait pas, qu’elle était une « construction sociale » et qu’elle faisait tout simplement partie du vieillissement normal. C’est ce qu’ils ont appelé le « mythe Alzheimer ». Cette théorie a été largement relayée par la presse francophone et reprise par quelques spécialistes. Inutile de dire que toute mon expérience me démontre le contraire : les graves troubles cognitifs qui touchent un certain nombre de personnes âgées, les privant de tous leurs repères, ne peuvent en rien être assimilés à un vieillissement normal. J’ajouterais même qu’une telle théorie fait injure aux malades.

La maladie d’Alzheimer et le vieillissement démographique

Longtemps, on a pu penser – et les médias ont favorisé cette erreur en la présentant souvent ainsi – que la maladie d’Alzheimer était une maladie de notre temps et qu’elle n’existait pas auparavant. Ce n’est pas du tout le cas : elle a toujours existé, mais c’est sa visibilité et sa fréquence croissante qui sont relativement récentes. C’est le vieillissement démographique qui, en multipliant le nombre des personnes âgées, explique la croissance du nombre des cas de maladie d’Alzheimer. Lorsque l’espérance de vie se situait aux alentours de la cinquantaine, il était naturellement rare que la maladie ait le temps de se manifester parce que la plupart des gens ne vivaient pas assez longtemps pour en être atteints. Mais aujourd’hui que l’on vit jusqu’aux abords de la nonantaine, chacun court le risque, tôt ou tard, de contracter la maladie d’Alzheimer, au point que celle-ci devient si répandue qu’elle pose un vrai défi à notre société. Et comme le vieillissement démographique ne cesse de progresser, on peut s’attendre à ce que la maladie soit de plus en plus courante.

Pourtant, on commence à parler, ici et là, d’une éventuelle diminution du nombre des cas d’Alzheimer. Cela est possible, dans une certaine mesure, et pourrait s’expliquer par deux raisons : 1. dans l’ensemble, les nouvelles générations ont un meilleur niveau d’instruction, et l’on sait qu’un faible niveau d’instruction constitue souvent un facteur de risques ; 2. depuis quelques années, les mesures de prévention sont de mieux en mieux connues et leur mise en application, même si elle est encore trop peu répandue, commence à produire ses effets.

Le plus raisonnable, dans cette situation, est de rester prudent et de ne céder ni à un pessimisme décourageant, ni à un optimisme naïf. Il est probable que le nombre de cas d’Alzheimer va continuer à augmenter, mais à un rythme peut-être un peu plus lent.

Les médias et la maladie d’Alzheimer

Le rôle des médias dans notre perception de la maladie d’Alzheimer est souvent ambigu (j’ai développé ce thème dans mon propos sur « Les médias et la maladie d’Alzheimer »). Nous pouvons naturellement nous réjouir de lire les articles, les dossiers, les témoignages que les médias présentent de plus en plus régulièrement à leurs lecteurs ; ils contribuent à informer le public et à le sensibiliser. Cependant, trop souvent encore, ils donnent de la maladie une image faussée, exagérément et unilatéralement catastrophiste : le malade Alzheimer est présenté d’emblée au stade avancé de la maladie, comme un « mort-vivant », une « coquille vide », un « légume »… Cette vision alarmiste de la maladie crée dans le public une sorte de psychose, une peur de vieillir, et c’est oublier que, si le malade est diagnostiqué assez tôt, ce sont plusieurs années pendant lesquels il peut encore mener une vie presque normale.

Un cerveau rationnel et émotionnel

Le plus grand mystère de notre cerveau, c’est qu’il n’est pas voué exclusivement à la logique, à la raison et au langage. Certes, depuis Descartes et son « Cogito, ergo sum » (Je pense donc je suis), le côté rationnel de l’homme a pris de l’importance, au point parfois de réduire à peu de chose la dimension relationnelle et émotionnelle de l’être humain. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, cette distinction du rationnel et de l’affectif est fondamentale. Bien sûr, le malade Alzheimer voit ses fonctions cognitives, sa pensée, sa capacité de raisonnement s’affaiblir, et même parfois disparaître. Mais sa capacité émotionnelle ne disparaît pas avec ses aptitudes rationnelles. L’effritement des fonctions cognitives n’entraînent pas l’affaiblissement de la puissance des émotions. Et cela est fondamental dans notre approche de la maladie. En l’absence d’une relation avec le malade fondée sur le raisonnement, la logique et le langage, il reste, et cela est infiniment précieux, la possibilité, la chance d’établir et de maintenir avec lui des liens affectifs, de solliciter en lui la mémoire émotionnelle.

Conclusion

Tous ces mystères et toutes ces énigmes ne doivent pourtant pas nous décourager. La maladie d’Alzheimer est certes, pour le malade, mais aussi pour ses proches, une épreuve. Elle détériore en lui, lentement et progressivement, une part essentielle de son être : la pensée, la connaissance, la mémoire, le langage. Cependant, et même en l’absence de traitements médicamenteux efficaces, nous ne sommes pas entièrement démunis face à cette réalité qui touche nos « sociétés de longue vie ». Pour ma part, je vois deux domaines d’intervention qui peuvent nous aider à affronter cette situation avec lucidité et bienveillance.

La prévention. Elle est à la portée de tous et devrait être prise en considération au moins à partir de la cinquantaine. Elle consiste en quelques observations simples illustrées par l’image ci-contre. (Je reviendrai plus en détails, dans un prochain propos, sur ce thème de la prévention.)

L’accompagnement. Un accompagnement du malade et de son proche digne de ce nom reste aujourd’hui la voie royale dans l’approche de la maladie et dans la manière dont on peut l’affronter et la rendre plus « vivable ».  Je vois cet accompagnement sous trois formes complémentaires : 1. un suivi médical du malade qui permettra de mieux maîtriser les facteurs de risque (cholestérol, diabète, hypertension…), mais en évitant toute surmédicalisation ; 2. un accompagnement psychologique du tandem malade/proche : il aidera le malade et son proche à accepter la maladie, à mieux vivre avec elle et à planifier l’avenir ; 3. un soutien social qui les aidera à trouver des informations, des aides administratives, des prestations communautaires (repas livrés, transports, aides à domicile…)

En compagnie de Colette Roumanoff

En dépit des mystères que comporte encore la maladie d’Alzheimer, et grâce à un accompagnement bienveillant et digne de ce nom, il est possible, comme en apportent la preuve les beaux livres de témoignages et de conseils de Colette Roumanoff , de bien vivre avec la maladie et de connaître encore des moments de joie. Je retiendrai pour finir une phrase de cet auteur, qui dit l’essentiel : « Le bonheur est plus fort que l’oubli ! »