publié le 14.11.2023

Mettre fin à ses jours à l’âge avancé

En cet automne de grisaille et de pluie, j’aimerais évoquer un thème qui ressemble un peu à cette morne saison : le suicide chez les personnes âgées. C’est un sujet peu abordé dans les médias, voire carrément glissé sous le tapis. Pourtant, on sait que c’est chez les personnes âgées que le taux de mortalité par suicide est le plus grand, et qu’il augmente au fur et à mesure qu’on s’avance vers le grand âge. Comment expliquer ce silence ? Est-ce parce que la disparition d’un vieillard nous semble dans l’ordre des choses et qu’il ne nous paraît pas si important de savoir comment il est mort ? Ou bien parce que l’association de la vieillesse et de la mort n’est pas un thème très attractif, d’autant plus dans une époque qui a mis en place toutes sortes de stratagèmes pour détourner son regard de la mort ? Quoi qu’il en soit, il m’a paru important de m’arrêter aujourd’hui à ces questions et d’essayer d’y voir un peu plus clair.  

Quelques chiffres

Je le disais, le taux de suicide le plus élevé s’observe dans les catégories les plus âgées de la population. Ce sont les octogénaires et les nonagénaires qui choisissent le plus fréquemment de mettre fin à leurs jours, et les hommes davantage que les femmes.

Nuançons cette constatation par une nouvelle rassurante : des études européennes récentes démontrent que, au cours des trois dernières décennies, le nombre des suicides a globalement diminué dans la population européenne, et également dans la population âgée. En Suisse aussi, nous constatons une diminution du nombre des cas de suicide : en 2022, ce nombre est tombé au-dessous de 1’000, alors qu’il était de 1’467 en 1990.

Il y a une première explication à cette diminution, et en particulier chez les personnes âgées : elles ont progressivement appris à se préoccuper non seulement de leur corps, mais aussi de leur état psychique. Elles ont compris que les problèmes qu’elles rencontrent en avançant en âge pouvaient aussi avoir des raisons psychologiques, que des maux qui touchaient leur corps pouvaient avoir des liens avec leur état mental. D’où le recours de plus en plus répandu aux antidépresseurs et à la psychothérapie pour lutter efficacement contre les idées suicidaires. 

Une autre explication est à chercher du côté de l’EXIT. En effet, en même temps que le nombre des suicides diminue, le nombre des départs avec EXIT augmente. En 2022, 1’627 personnes ont eu recours à EXIT, alors qu’on en comptait 742 en 2014. L’âge moyen se situe aujourd’hui autour des 80 ans. Ce sont toujours des personnes âgées, très malades, fortement handicapées et dépendantes, vivant avec de grandes souffrances. Ici, un petit paradoxe est à relever : si les hommes sont plus nombreux à se suicider, c’est chez les femmes que l’on trouve le plus grand nombre de départs avec EXIT. Une première explication tient au fait que les femmes âgées sont plus nombreuses que les hommes ; mais aussi, peut-être, que les femmes sont plus attachées que les hommes à vouloir épargner à leur famille le spectacle d’une mort par suicide, parfois violente (pendaison, défenestration, arme à feu) … 

Les causes du suicide chez les personnes âgées

L’une des premières raisons est à chercher dans la manière dont notre société considère la vieillesse. Celle-ci est souvent vue comme un « naufrage » : dans un monde dominé par les valeurs du jeunisme : dynamisme, efficacité, vitesse, beauté, pleine santé, etc., la vieillesse peine à trouver sa place. Ce sont les préjugés négatifs, les clichés disqualifiants, l’âgisme ambiant qui contribuent à ce que les petits vieux se sentent toujours plus mis à l’écart, rejetés, vus comme une charge pour la société. Tout cela finit par peser sur leurs épaules ; ces « visions négatives » les empêchent de vivre leur vieillesse sereinement, favorisent dans leur esprit des idées de lassitude, de découragement, d’abattement, idées qui peuvent s’aggraver jusqu’à devenir de véritables dépressions, à susciter des pensées suicidaires.  

D’un point de vue psychologique, il y a bien sûr les épreuves inévitables de l’avancée en âge, et d’abord la perte des êtres chers – parents, proches, amis, contemporains – et la traversée des deuils. Ces disparitions pèsent lourdement sur l’état d’esprit des personnes âgées, non seulement par les chagrins qui en sont inséparables, mais aussi par le rappel permanent de la mort inéluctable qu’elles insinuent dans leur esprit.  

Il ne faut pas sous-estimer non plus tous les changements qu’apporte la plupart du temps le départ à la retraite : la perte du réseau professionnel, la raréfaction des liens sociaux liés au monde du travail, la diminution du revenu, la nécessité de mettre en place de nouvelles habitudes de vie, une nouvelle routine journalière pour le couple. Tout cela peut, surtout dans les premiers temps, en désarçonner plus d’un.

Enfin, avec l’entrée dans le grand âge, de nouvelles épreuves surviennent. Lorsque la mobilité se fait plus difficile, qu’il faut renoncer à conduire, les liens avec les êtres chers peuvent se distendre, l’isolement et la solitude deviennent en quelque sorte des « colocataires » du vieillard. C’est souvent à ce moment-là qu’il commence à se dire qu’il n’est plus d’aucune utilité dans la société et qu’il devient un « fardeau » pour ses proches. Toutes ces « idées noires » peuvent conduire le vieillard à la dépression, et parfois à des pensées suicidaires. 

Mais, et c’est là un grand problème, ces états dépressifs sont souvent sous-estimés ; par les proches d’abord, qui n’y voient qu’un effet du vieillissement, mais aussi par les médecins, qui ont tendance à minimiser la dimension psychologique des souffrances des petits vieux. Non diagnostiquées, ces dépressions sont la cause numéro un du suicide chez les seniors. 70 % des personnes âgées qui se suicident souffrent d’une dépression non diagnostiquée, et donc non traitée.

Les 4 D à éviter à tout prix 

Les vieillards qui choisissent de mettre fin à leurs jours le font pour échapper à quatre situations qu’ils jugent insoutenables : la Dépendance, la Démence, la Décrépitude et la Déchéance. C’est la crainte de ces fins de vie qui ressemblent à une interminable agonie qui, le plus souvent, pousse le vieillard à choisir un départ volontaire : afin d’échapper aux cruelles souffrances causées par les maladies chroniques, mais aussi pour ne pas imposer le spectacle de sa déchéance à ses proches. 

Les 4 D peuvent conduire à une autre forme de « départ volontaire », celui-là subtilement déguisé en mort naturelle : c’est ce qu’on appelle le syndrome de glissement. Le vieillard, plus ou moins subrepticement, cesse de s’alimenter, ne prend plus ses médicaments indispensables, ou bien en triple ou quadruple la dose. Il se laisse glisser vers la mort. Pour lui, cette manière de faire – qui, il faut le souligner, est plus ou moins consciente – comporte l’avantage d’épargner à ses proches l’idée que leur vieux parent s’est suicidé.

Parfois, la famille et le médecin traitant n’ont aucun doute sur l’origine de cette mort, mais le mot d’ordre reste : « Silence ! »

La prévention 

Notre société moderne s’est concentrée sur la prévention du suicide chez les jeunes, ce qui est parfaitement compréhensible dans la mesure où la mort d’une personne jeune est toujours un choc, une sorte de scandale, une atteinte à l’ordre des choses. Mais cette préoccupation légitime ne devrait pas faire oublier qu’il y a aussi des moyens de prévenir le suicide chez les personnes âgées, et qu’il faut tout faire pour les mettre en œuvre. 

La première chose, et c’est ce qui fait encore trop souvent défaut aujourd’hui, c’est bien sûr la détection précoce de la dépression et des tendances suicidaires qui peuvent en découler. 

Accordons que cela n’est pas toujours facile : les signes avant-coureurs de la dépression chez les seniors, comme des changements de comportement ou d’humeur, sont souvent interprétés tout simplement comme des effets du vieillissement. « Mon vieux père passe sa journée dans son fauteuil, il est plus facilement irrité, il n’écoute pas ce qu’on lui dit ! Il vieillit, le pauvre ! » Alors qu’en réalité, il sombre dans la dépression…

Plusieurs attitudes peuvent être adoptées par les proches pour éviter les suites catastrophiques que peut amener la dépression chez une personne âgée : être attentif à ses changements d’habitudes et d’humeurs, et ne pas attendre avant de consulter un médecin ; veiller à ce que les dépistages systématiques des maladies chroniques (cancer, démence, arthrose, troubles cardio-vasculaires…) soient effectués régulièrement ; aider à rédiger des directives anticipées qui éviteront les impasses qui peuvent se présenter si la personne âgée en arrive – et parfois soudainement – à ne plus être capable de prendre ses propres décisions. 

Quelques signaux d’alerte associés aux idées noires

Lorsqu’une personne âgée est en proie à des « idées noires » qui peuvent, avec le temps, la pousser à des pensées suicidaires, cet état dépressif est souvent accompagné de quelques « signaux d’alarme » relativement faciles à détecter : il y a d’abord des changements dans la vie quotidienne : la personne néglige son hygiène, renonce à faire régulièrement sa toilette, à s’habiller pour la journée, ne se préoccupe plus de son apparence… Elle laisse aller son ménage, n’entretient plus son appartement, ne se fait plus à manger correctement, elle perd du poids. Elle se plaint de n’être plus utile à rien, que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue ; lorsqu’elle s’adresse à des proches qui sont venus en visite, elle leur laisse entendre que c’est peut-être la dernière fois qu’elle les voit, leur adresse des adieux définitifs ; elle passe beaucoup de temps à mettre ses affaires en ordre, se préoccupe de ce qui se passera lorsqu’elle ne sera plus là, commence à offrir des objets de valeur… 

Ces signaux peuvent encore s’aggraver, lorsque la personne marque un désintérêt total pour tout ce qui l’entoure, évoque de plus en plus souvent la perspective de sa mort, perd toute envie de recevoir la famille, les amis, passe de plus en plus de temps dans son fauteuil, le regard dans le vide… 

Il convient enfin d’être attentif à ses paroles. Quelques phrases stéréotypées peuvent devenir des sortes de leitmotiv : « Ma vie est vide ! À quoi bon continuer à vivre ? Je ne sers à rien, je ne suis plus rien ! Je suis fatigué de vivre ! Vous serez mieux sans moi, je ne suis plus qu’une charge ! »

Tous ces signaux sont déjà la manifestation d’une dépression, même si la personne refuse de l’accepter. En effet, pour beaucoup de personnes âgées, il est plus facile de dire : « J’ai mal ! », plutôt que d’avouer : « Je suis mal dans ma peau ! » Comme si les maux physiques étaient moins encombrants à reconnaître que des souffrances psychiques, peut-être parce que je ne suis pas pour grand-chose dans les douleurs de mon corps, alors que pour celles de mon esprit…

Que pouvons-nous faire face à ces signaux d’alerte graves ?

La première chose, c’est le maintien des liens avec les autres : avec la famille, les amis, le voisinage… Le pire, pour les personnes âgées en dépression, c’est la solitude, l’isolement, le sentiment d’abandon. Il importe donc de favoriser les réunions de famille, les rencontres, les sorties, les activités en groupe.  

Il faut également faciliter les occasions de converser avec la personne âgée. Il n’est pas nécessaire d’être psychologue pour être à l’écoute de ses confidences, de ses plaintes, même si elle a tendance à rabâcher. Il ne faut pas craindre d’entrer dans son jeu. On se gardera en revanche de tout jugement, de toute contestation de ce qu’elle raconte. L’essentiel pour elle, c’est la possibilité de parler, de raconter, de s’épancher. La ligne téléphonique de La Main Tendue (le 143) offre également une possibilité de se confier. 

Dans le cas d’une personne âgée n’ayant que de maigres ressources, il peut être rassurant d’évoquer avec elle les aides financières existantes. Ses proches peuvent l’encourager ou l’aider à effectuer les démarches nécessaires.

Enfin, en tenant compte des affaiblissements ou des handicaps de la personne, il peut être judicieux d’effectuer des adaptations de son logement : améliorer l’éclairage, installer des barres d’appui, désencombrer l’appartement pour faciliter les déplacements. 

À ce sujet, on pourra se reporter à mon Propos : « Habiter sa vieillesse » – Lire ici !

Vouloir mourir et ne plus avoir envie de vivre

Les progrès médicaux, une meilleure hygiène de vie, un meilleur niveau d’éducation nous ont offert une longue vie. En un peu plus d’un demi-siècle, nous avons gagné plus d’une vingtaine d’années. Maintenant il s’agit de donner de la vie aux années ainsi gagnées. 

J’entends souvent, dans les EMS dans lesquels j’interviens, des vieillards déclarer : « J’attends la mort ! » Ces résidents ne sont pas suicidaires au sens propre du terme, ils sont seulement fatigués : tout leur devient difficile, ils n’éprouvent plus de plaisir dans les petites choses du quotidien, ils vivent pour ainsi dire en retrait, dans l’attente de ce qu’eux-mêmes appellent souvent une « libération ».

Il importe de faire la différence entre le désir de mourir (les idées suicidaires), motivé par des souffrances insoutenables ou par un état dépressif grave, et la « lassitude de vivre » de ceux qui n’ont plus envie de faire des efforts pour continuer à vivre. Ce sont deux réalités bien distinctes, que les proches et les soignants doivent accompagner de manière très différente.

Conclusion

Pour pouvoir aborder l’avancée en âge et la vieillesse avec un peu de sérénité, il faudrait commencer par veiller à ne plus véhiculer tous ces clichés sur le « naufrage » du grand âge. Non, vieillir n’est pas une calamité, ni une malédiction : dans ma fréquentation régulière des petits vieux, je suis très souvent émerveillée de voir qu’il est possible de vivre ses vieux jours en profitant de tout ce qu’ils peuvent encore apporter, des petits bonheurs et des grandes joies qui sont quasiment à portée de la main, pour tous ceux qui savent les voir et les saisir. Bien sûr, il y a la maladie, il y a la souffrance, et pour certains sans aucun répit, mais pour combien d’autres ces épreuves n’empêchent pas les moments de trêve, les accalmies partagées avec les proches, les amis, les soignants… Et si malgré tout les moments d’abattement, de désarroi prennent le dessus, si un état dépressif s’installe insidieusement, c’est l’attention et la perspicacité des proches qui pourront permettre un diagnostic rapide de la dépression, évitant ainsi à leur vieux parent la tentation du pire.