EMS : Établissement Médico-Social,
autrement dit, résidence médicalisée pour personnes âgées.
Home : désigne un EMS dans le langage courant.
J’ai fait la connaissance de l’abbé Perritaz grâce à mon compagnon, qui le connaissait depuis toujours, puisque sa maison natale était voisine de la ferme de la famille Perritaz, au pied du Gibloux ; un jour, il m’a emmenée avec lui lors d’une de ses visites à son ami l’abbé, résident de l’EMS voisin d’Humilimont.
Tout de suite, j’ai éprouvé de l’amitié et de l’admiration pour ce personnage hors du commun. Son humanisme, sa générosité, son humour et ses talents de conteurs m’enchantèrent. Toutes ces qualités sont merveilleusement mises en évidence dans les deux livres de souvenirs qu’il a publiés et dont je donne les références ci-dessous. C’est cette admiration qui m’avait déjà conduite à solliciter de lui une contribution à mon Questionnaire. Il avait généreusement accepté d’y répondre, et de quelle belle manière ; je vous encourage dès maintenant à lire ses réponses !
Au fil des conversations que j’ai eu le plaisir d’avoir avec lui, des réflexions dont il me faisait part, à propos de sa vie dans l’EMS, de la vieillesse, de la mort, de son passé, je me suis rendu compte qu’il fallait absolument que ces idées ne restent pas lettre morte, qu’elles devaient être diffusées à l’intention de toutes les personnes concernées, de près ou de loin, par ces questions – c’est-à-dire tout être humain, en fin de compte… J’ai donc rédigé une dizaine de questions touchant à son expérience en EMS, et ce sont ses réponses, toujours empreintes de générosité, d’humour et de profondeur, que vous pouvez lire maintenant.
Dans quelles circonstances avez-vous décidé d’entrer dans un EMS ?

Je suis entré au home d’Humilimont (Marsens) le 1er avril 2010, à la suite du décès subit de mon aide pastorale et culinaire, Anita Schnegg. En janvier de la même année, j’étais peu bien. Anita avait contacté ma paroisse de cœur, Écharlens, afin de savoir si elle serait d’accord de recevoir ma dépouille le moment venu. Pas de problème. Le caveau sis devant l’église est vide. Le dernier curé n’y a laissé que son tibia. Ironie cruelle, Anita mourait trois mois plus tard, au lendemain de son 62e anniversaire. Le choc fut rude pour son ami, sa famille, et pour moi, bien sûr.
Quelques heures après le décès d’Anita, Philippe Pasquier, alors directeur d’Humilimont, me proposa une chambre qui venait de se libérer. Pas d’hésitation. J’avais 80 ans, c’était le moment de quitter le ministère actif et de prendre un peu de repos pour préparer mes fins dernières.
Comment vous êtes-vous adapté à la vie dans l’EMS ?
Cela s’est fait sans difficulté. J’ai rapidement pris mes marques. J’avais déjà fait un séjour dans cette maison pour me remettre d’un staphylocoque contracté à l’hôpital.

Ma santé s’est rapidement améliorée, grâce à une vie plus équilibrée, avec peu de soucis. Regarder, observer, contempler le monde autour de moi me sont devenus des habitudes.
Je passe parfois de longues minutes à regarder la nature, qui est si belle en cette Basse-Gruyère. Je ne me lamente pas de la solitude. Dans le silence de ma chambre, je me sens en union avec tout ce que j’ai vécu, avec tous ceux que j’ai rencontrés et qui se reposent dans l’éternité.
À mon âge, je ne juge personne et je ne m’étonne de rien. Le vieil homme que je suis essaye d’être calme et discret pour répandre autour de lui une quiétude bienfaisante.
Comment vivez-vous et ressentez-vous les relations avec les autres résidents ? Que pensez-vous de la cohabitation avec des résidents qui n’ont plus la capacité de communiquer ?
Le pape François disait que la vieillesse est l’âge du sourire et le moment d’offrir un regard aimable. « C’est le temps pour les vieux curés, ajoutait-il, de faire la pastorale de l’écoute, la pastorale de l’oreille. » Les gens ont besoin de parler de leur vie, de leurs misères et de leurs douleurs. Un regard, une caresse, un sourire, une parole font beaucoup de bien. Comme chrétien, je sais que l’homme est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu – le plus pauvre, le plus laid, le plus souffrant reste digne d’amour. Voilà des principes que j’essaie d’appliquer lorsque nous sommes à table, ce moment central de la vie d’un home, quelle que soit par ailleurs la qualité du repas…
J’ai beaucoup de compassion pour les résidents qui ne peuvent plus s’exprimer, pour les malades Alzheimer qui ne savent plus qui ils sont et où ils sont. J’ai vu des filles pleurer à la sortie de la chambre où se trouvait leur maman, qui ne les avait pas reconnues. Les malades Alzheimer sont des personnes qu’il faut aimer et entourer. J’admire la patience des soignantes et soignants qui s’occupent d’eux, alors qu’ils ne sont pas nécessairement formés pour affronter ce genre de maladie.
Parfois pourtant, et sans le savoir, les malades Alzheimer apportent de l’humour dans les chambres et les corridors de la maison. C’est mon voisin de 96 ans qui chante, la journée durant, « Le café des trois colombes » de Jo Dassin. Un matin, je le trouve assis devant moi, entonnant le « Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle » de la très belle voix qu’il a conservée. C’est aussi la dame qui fut belle et distinguée et qui m’arrête dans le corridor : « Tu n’as plus de bras, ni de jambes. Tu fais l’amour comment ? » C’est encore cet autre, chasseur et braconnier devant l’Éternel, qui me répète à chaque repas : « Tu vois ce beau chevreuil arrêté devant nous, il faut que j’aille chercher mon fusil ! »
C’est enfin la résidente qui crie fort dans son lit. La veilleuse de nuit me demande d’aller auprès d’elle. Elle voit du feu, des cornes et des diables partout. Elle me lance : « Enlevez vos cornes, vous me faites peur ! » Puis, tout à coup, elle me fixe de ses grands yeux noirs : « Ah, c’est vous ! Excusez-moi, voyez ce que je suis devenue ! » Un flash de quelques secondes, et la voilà de nouveau plongée dans ses cauchemars : « Foutez le camp, avec votre fourche et vos cornes ! »
Comment appréciez-vous le travail des soignants qui vous entourent ?
Les soignants exercent un métier difficile, ils sont souvent insuffisamment formés, et tout cela pour des salaires mensuels au-dessous de 4’000 francs. Il n’est pas étonnant que cette carrière attire peu de monde !
Mes relations ont toujours été bonnes avec le personnel, trop peu nombreux, et qui s’use et se fatigue. Je n’ai connu, en 10 ans, qu’un seul infirmier manipulateur qui méprisait le personnel de l’étage. Je l’entendais traiter une soignante africaine de « sale négresse qui n’avait qu’à retrouver les singes de son pays », et une autre soignante qui avait fait une réclamation justifiée : « Je vais t’apprendre à fermer ta sale gueule ! » Et dire que ce chef a sévi pendant une année et demie avant d’être enfin licencié !
Mes relations sont particulières avec les veilleuses de nuit. Il y a Françoise, femme belle et douce, fan de Palexpo ; Sylvia, thérapeute spirituelle qui respire l’odeur des anges dans ma chambre et qui nous a dévoilé sa vie amoureuse dans son livre : Une fille parmi les garçons ; Solange, qui porte le souci de mes épaules rongées par l’arthrose ; Gertrude enfin, qui m’invite à déguster les plats de la cuisine congolaise.
Est-ce que votre vision de l’EMS a changé au cours de ces presque 10 années ?
Évidemment. Tout change et tout évolue. Je ne dis jamais : « C’était mieux avant ! » Car je me souviens des hospices de ma jeunesse, peuplés par les domestiques et les servantes de campagne célibataires qui y passaient leurs derniers jours. Des chambres à six lits, des soins presque inexistants, pas d’animation. Vieux et vieilles entassés sur les bancs du corridor, en hiver, car les chambres étaient fermées pendant la journée. L’été, c’était le travail des champs sur le domaine de l’hospice pour ceux qui n’étaient pas trop cabossés, les autres passaient la journée sur un banc devant la maison de retraite, les hommes fumant leur pipe et les femmes récitant le chapelet. Une odeur d’urine me suffoquait la gorge lorsque j’entrais parfois dans ces établissements.
Denis Clerc, mon ami le conseiller aux lacets rouges, en homme d’État qu’il était, avait compris l’urgence de la situation. Les carottes étaient cuites lorsqu’il lança l’idée de construire des homes. À son départ du gouvernement en 1991, 48 homes comptant 2’379 lits avaient été construits ou rénovés avec l’argent des communes, de l’État et de la Confédération.
Une chose qui a changé, c’est la couleur des soignantes. Les Africaines sont arrivées en force. J’apprécie leur travail, leur sourire, leur belle peau noire qui les garde toujours jeunes. Les Portugaises, plus nombreuses elles aussi, m’impressionnent par leur volonté de tout faire au mieux, leur énergie qui me paraît parfois sans limites. Et certaines d’entre elles, au cœur généreux, n’oublient jamais de m’apporter, au retour des vacances, un divin Porto ou un rouge du Douro.
L’animation s’est beaucoup améliorée. Cela est dû à la qualité des animatrices, de deux d’entre elles surtout qui ont marqué leur passage. Sandrine Gremaud bien sûr, mais aussi Andreia Ferrandès, qui a pris l’initiative de concocter un repas maison chaque semaine avec son amie Patricia Brodard. Un repas à la fribourgeoise, attendu et savouré par les résidents.
Je ne suis pas un ravi de la crèche, comme on dit, mais je ne me suis pas ennuyé une seconde pendant ces dix années ou presque de home. Lecture, écriture, réseau d’amis, sorties, méditation m’ont bien occupé. Je sais que la terre restera toujours une vallée de larmes, que le bonheur n’est que le malheur qui se repose. Ce qui ne m’empêche pas, chaque matin, de me lever en regardant le ciel et en remerciant l’Éternel.
Que pensez-vous du projet de fermer des EMS petits ou moyens pour les remplacer par de très grandes institutions ?

C’est, à mon pauvre avis, une erreur. Un petit home de 33 résidents, comme Humilimont, a encore une âme, un esprit de famille, des chambres spacieuses, vieilles peut-être mais combien accueillantes et chaleureuses, un balcon qui, durant la bonne saison, me permet de m’aérer, de recevoir mes visites. Je m’y sens chez moi.
On nous évoque des arguments économiques. Des homes de plus de 70 personnes coûteraient moins cher. Est-ce bien sûr ? À lire les journaux, je m’aperçois que des homes moyens ne s’en tirent pas trop mal au point de vue financier. Le home de l’avenir que l’on nous promet exigera davantage de personnel, une administration complexe, et sera forcément plein de petits chefs au salaire plus élevé : chef-balayeur, chef-concierge, chef de cuisine, chef-animateur ou cheffe-animatrice, etc. Je peux me tromper bien sûr, mais je me retrouve dans le mot de Churchill aux Anglais : « Tout ce qui est petit est beau. »

Un ami me disait avoir visité un de ces homes battants neufs : « C’est fonctionnel, tout blanc, des murs complètement nus, d’une froideur glaciale ; je ne voudrais pas y passer ma fin de vie. » Un autre me tient le même langage à propos du nouvel hôpital du Chablais : « J’ai rencontré des malades du Samaritain et de la Providence de Vevey transférés à Rennaz : « C’est d’une modernité et d’une propreté absolues, mais en même temps on a une sensation de vide intérieur géant et gênant. »
Avez-vous des observations à faire à propos de l’organisation et de la gouvernance des EMS ?
Je me sens dans la peau d’un âne, quand on me demande ce que je pense de la gouvernance d’un home. On dit que la bonne politique se fait avec le cœur et non pas avec l’argent. Cela doit être pareil pour la direction d’un EMS. J’apprécie les matins où la directrice vient nous serrer la main au petit déjeuner, en nous souhaitant une bonne journée, ou de la rencontrer avec le sourire, dans les corridors.
Il m’est arrivé – très rarement – d’exprimer un point de vue négatif sur la nourriture et sa présentation, en des termes toujours courtois. Toujours la même réponse : « Ce qui se trouve dans votre assiette ne nous et ne vous regarde pas. Il y a, à la cuisine de l’hôpital – c’est là que se préparent les plats du home – un chef et une diététicienne qui savent ce dont vous avez besoin pour votre santé. » Cela me rappelle mon ami Denis Clerc, qui me disait avec humour : « Les diététiciennes sont les pires ennemis de la Création. »
Ce que je verrais bien dans les homes – ceux du futur surtout –, c’est une personne de référence, une sorte de médiatrice – une psychologue – à qui l’on pourrait confier nos peines et nos joies, nos désirs et nos demandes.
Une bonne animation aussi est importante : les femmes âgées peuvent s’adonner à des activités manuelles, comme la peinture, la poterie, le bricolage, la préparation de pâtisseries ou de repas maison, ce qui est heureux.
Une chose pourtant m’a choqué récemment : j’ai appris que deux infirmières de mon home, après 30 et 33 ans de service dans l’établissement, ont dû payer de leur poche l’apéritif d’adieu auquel elles avaient convié personnel et résidents. Je regrette ce manque de savoir-vivre et de reconnaissance. Le grand Cicéron (106 avant J.C.) croyait en la gratitude, la mère des vertus et la plus importante des qualités humaines. Il me semble qu’on l’oublie, en haut lieu. C’est dommage !
Auriez-vous des conseils à donner à tous ceux qui envisagent d’aller vivre leurs dernières années dans un EMS ?
L’idéal serait que la personne concernée choisisse elle-même et en toute liberté son entrée dans un home. Je pense à ma mère ; on avait fêté ses 90 ans en famille, mon frère Francis lui avait proposé de terminer ses jours chez lui. Elle a dit non : « Je ne veux embêter personne. Je demande mon entrée au home de Farvagny. » Elle y a vécu heureuse, bien entourée, pendant 7 ans, avant de rejoindre les plages de l’Éternité.
En revanche, celles et ceux qui arrivent contre leur gré dans ces maisons de retraite pourraient faire leurs ces vers du poète Dante, parlant de l’enfer : « Ô vous, les malheureux qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! » Très souvent, ces personnes s’ennuient, ne mangent plus, dorment mal et ne font aucun effort d’adaptation. La mort s’ensuit rapidement.
Je pense à nos villages d’autrefois et aux bancs que l’on apercevait devant les maisons. Assis sur ces bancs, vieux et vieilles regardaient devant eux en silence, se mettaient à converser avec les passants. Ils écoutaient et parlaient, évoquaient leur passé, mettaient leur grain de sel en commentant les événements. C’était leur façon d’appartenir à la vie et à la communauté villageoise tout en laissant agir autrui. C’est une assez belle image de la vieillesse.
Aujourd’hui, la vie s’est urbanisée, la femme travaille hors du foyer, l’agriculture a changé de visage. Il n’est plus possible de garder les anciens à la maison. Les gens deviennent de plus en plus vieux, et assez souvent avec une santé déclinante. D’où la nécessité de maisons d’accueil.
Alors, pour répondre à votre question, ce que je dirais à de futurs résidents ? Tout d’abord, je reprendrais le mot qui a fait la célébrité du pape Jean-Paul II : « N’ayez pas peur ! »
Je n’ai pas vraiment de conseils à donner, mais je peux livrer ce que mon expérience m’a appris au cours de ces presque 10 années passées dans cette maison d’Humilimont.
Vivre au présent. Quand on n’a plus d’avenir devant soi, chaque jour est un cadeau ; chaque soir, j’en remercie le ciel, et c’est justement le moment que choisit un autre résident pour sortir prendre l’air et, les yeux levés au ciel : « Encore un jour où, là-haut, vous ne m’avez pas eu ! » Le présent, pour moi, c’est ma prière que je fais tant bien que mal, le bréviaire, ma messe dans le silence du soir, la lecture d’un roman ou de la Bible, des journaux, des revues-magazines que m’apporte ma sœur le vendredi matin, les sorties encore nombreuses avec mes vieux amis, les débats télévisés que j’adore, la messe du vendredi pour les résidents, quelques offices d’enterrement dans l’intimité de la chapelle, la rédaction de ma chronique « La Louise du Perchoir », qui se terminera le jour de mes 90 ans, le 16 novembre 2020, si Dieu me prête vie jusque là. Je mettrai fin ainsi à 26 ans de collaboration avec le journal La Gruyère.
Relire sa vie et garder sa mémoire. Je n’ai pas d’album-souvenir de mon passé. Je relis ma vie comme un livre un peu oublié, un peu comme on lit entre les lignes ; c’est une aventure sans cesse à reprendre. Des parents exemplaires, une famille heureuse, une adolescence pas trop turbulente, un ministère où j’ai perdu beaucoup d’illusions, mais qui a eu aussi ses moments heureux. Il y a eu aussi des visages, des regards qui ont compté pour moi. Mais les boulets du passé, mes années de sécheresse spirituelle ou de vague à l’âme, je ne m’y accroche pas.
Se réconcilier avec le passé. Cela m’attriste toujours d’entendre des personnes de mon âge maugréer contre tout et se plaindre de tous. Une personne d’âge avancé ne sera jamais heureuse si elle ne parvient pas à se réconcilier avec son histoire. Il m’est arrivé d’être injustement traité, et même profondément blessé, mais je crois avoir tout pardonné. J’ai aussi commis beaucoup d’erreurs dans ma vie ; j’essaie de me pardonner à moi-même en me confiant à la miséricorde du Très-Haut, auquel je crois.
Il y a bien longtemps, j’ai vécu un triste refus de pardon. On m’avait appelé un soir au chevet d’une femme qui se mourait d’un cancer. D’un certain âge, célibataire, elle travaillait toute seule son petit train de campagne. Je portais encore la soutane. Arrivé devant la porte de la dame, sa voisine m’interpella : « Dites-lui de me recevoir ! Il y a plus de 20 ans qu’on ne se parle pas. Il faut qu’on se pardonne. » J’en parlai à la mourante qui tenait un chapelet dans ses mains. Des dernières forces qui lui restaient, elle me dit non : « Dites-lui qu’elle vienne pisser sur ma tombe ! » Ce furent ses derniers mots. Quelques minutes après, elle rendait son âme à Dieu. Elle avait reçu les sacrements. Dieu lui aura pardonné car, comme disait mon voisin, le curé Chassot de Riaz : « Comme elle a peu reçu, il lui sera peu demandé. »
J’ai connu à Humilimont deux vieilles résidentes vraiment abandonnées. L’une avait perdu son mari et ses deux filles. Aucune visite, à part celle de son médecin. Elle gardait le lit et était légèrement alcoolique ; je lui apportais de temps en temps une bouteille de rouge qu’elle cachait sous son duvet. Elle me remerciait d’un large sourire, elle qui avait été serveuse dans ses bonnes années. À sa mort, son neveu, qui ne venait jamais la trouver, fouilla sa chambre de fond en comble, espérant trouver un peu d’argent. L’autre résidente, ô combien croyante, morte à 92 ans, célibataire, avait tenu sa vie durant les comptes de la petite entreprise familiale. Il ne lui restait plus qu’un neveu, qui avait repris l’entreprise. Jamais une visite, mais au décès de sa tante, il téléphona : « Écoutez ! Je n’ai pas le temps de m’occuper d’elle. Je suis pris par mes affaires. Faites pour le mieux. Je paierai ce qu’il faudra ! » Il n’était même pas présent à la messe d’enterrement célébrée dans l’intimité de la chapelle de la maison !
Se préparer à mourir. Voilà l’ultime défi spirituel lancé à la vieillesse. Je ne sais plus quel philosophe définit la vie comme une mort qui traîne en longueur. Le vieil homme que je suis y réfléchit, tout en portant un regard de gratitude ou de regret sur ce qu’il a vécu. Un home est le lieu idéal, avec son calme et sa vie au ralenti, pour apprendre l’art de bien mourir. Le croyant que je suis sait que la mort n’est pas seulement la fin qui nous menace, elle nous permet aussi un nouveau commencement. Vieillir, c’est s’entraîner à mourir et, dans le même temps, s’ouvrir à la lumière de Dieu.
Je boucle ce témoignage en remerciant Marianna Gawrysiak qui m’a demandé de réfléchir sur « l’EMS vu de l’intérieur » ; je remercie également son compagnon, Raymond Delley, professeur et écrivain, qui était mon voisin dans mon village natal, lorsque nous étions enfants ; merci aussi à Philippe Pasquier, notre inoubliable ancien directeur, qui m’a accueilli dans sa maison d’Humilimont le 1er avril 2010 ; et ma gratitude va enfin à tout le personnel du home, qui prend soin de ma vieille carcasse et respecte mon indépendance.