La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse,
la vieillesse est le temps de la pratiquer.
Jean-Jacques Rousseau
In memoriam Fernand Dey (1922-2019)
Dans notre « société de longue vie », nos connaissances des choses du grand âge sont encore bien maigres. Bien sûr, les spécialistes, les scientifiques, les médecins sont à l’affût, s’efforçant de proposer des explications, des rationalisations, des théories du grand âge, le tout débouchant sur des diagnostics, des traitements, des médicaments, des pilules censés remédier aux maux de l’âge. Tout cela est bel et bon, mais c’est donner de la vieillesse une image par trop effrayante, comme si elle n’était que dégradations, affaissements, effondrements et maladies. C’est la réduire à une perception médicalisée de la vie elle-même. J’aimerais aujourd’hui proposer une autre vision du grand âge, une autre conception de la manière dont on peut l’aborder et le traverser avec un peu de sérénité ; et cette vision, ce n’est plus chez les spécialistes que je vais la chercher, mais chez les écrivains. Non pas pour dire qu’ils sont les seuls à avoir raison, mais pour opposer à la conception médicale – qui certes a ses mérites et son utilité – une image plus sereine, plus lumineuse du grand âge.
Mais d’abord, qu’est-ce que j’entends par grand âge ? Je ne veux pas parler ici de nos vaillants septuagénaires, ni même de ces octogénaires alertes qui, bravant les assauts du temps, ont conservé toute leur verdeur et vivacité d’esprit ; non, c’est de ceux que j’appellerai pour l’occasion des « grands vieillards » qu’il va s’agir aujourd’hui, ceux qui ressemblent à la maman dont nous parle le beau texte de Jean-François Duval (que je vous recommande de découvrir avant de poursuivre votre lecture de ce propos).
Jean-François Duval nous raconte, avec un amour filial très touchant, les moments qu’il passe auprès de sa maman, âgée de plus de nonante ans, dans son établissement pour personnes âgées. Elle perd la mémoire, oublie ce qu’elle vient de vivre ou qu’elle a vécu la veille, ne se souviendra plus demain de ce qu’elle vit aujourd’hui, voudrait une paire de chaussure à lacets parce qu’elle ne se rappelle pas que les lacets se nouent et que ses mains en sont maintenant incapables ; elle avoue elle-même que « c’est la tête qui ne va plus »… Mais pour son fils, elle n’est pas malade, c’est simplement « la tête qui fait son boulot : elle oublie, elle s’épure, elle devient de plus en plus capable d’être attentive à l’instant présent ». Les spécialistes diront peut-être qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il répond fermement : « Rien à voir avec l’Alzheimer. C’est simplement la nature qui fait son travail. » Cet effacement du passé, et même, si j’ose dire, du futur qui sera aussitôt oublié, a pour l’auteur une vertu rare et précieuse : « A cet âge, on entre dans une nouvelle planète, qui s’appelle la planète Présent. On y apprécie des choses infimes et menues. » Et d’énumérer ces « petits riens », ces instants de bonheur dont sont désormais tissées les journées de sa maman et qui en font tout le prix et la saveur.
On le voit, le regard de l’écrivain renverse les perspectives. Là où le spécialiste ne voit que malaises, maladies, symptômes dont il faut trouver les causes pour prescrire les médicaments qui viendront encombrer la table de nuit, là où le médecin ne voit qu’un patient, un malade, l’écrivain rencontre un être humain au terme de son parcours, une « vieille personne » qui a « franchi depuis quelque temps la ligne d’arrivée », qui est « sur le podium, parvenu victorieuse au terme de la course ». Et cela change tout ! Le regard de l’écrivain replace le grand âge dans ce qu’il est profondément : une étape normale, naturelle, dans la destinée de chaque être humain. Vouloir à tout prix le médicaliser est une atteinte à la vie et à la nature.
Il y a un autre grand écrivain, Joseph Roth, qui dit presque la même chose. Lui aussi envisage les maux de l’âge – les affaiblissements de l’ouïe, de la vue, de la mémoire, et même de la raison – comme des défaillances qu’il convient d’accueillir avec sérénité, parce qu’elles appartiennent à l’ordre naturel des choses.
« Ma mère commençait aussi à perdre la mémoire comme il arrive aux vieillards qui deviennent sourds. Et c’était un bien. Que la nature est charitable ! Les infirmités qu’elle dispense au grand âge sont une grâce qu’elle lui fait. Quand nous vieillissons, elle nous gratifie de l’oubli, de la surdité, de la cécité, elle trouble aussi légèrement notre cerveau, à la veille de la mort. Elles sont rafraîchissantes et bienfaisantes, les ombres dont la mort se fait précéder. » La Crypte des capucins.
Dans le grand âge, il n’est plus nécessaire, ni judicieux, et il n’est plus temps de pathologiser les défaillances de la mémoire en les attribuant à un Alzheimer ou à une autre forme de démence. Personnellement, mais aussi en tant que gérontopsychologue, je suis entièrement d’accord avec Jean-François Duval lorsqu’il écrit, au début de son texte : « Je me réjouis beaucoup d’être très vieux. Cela permet d’accomplir un rêve qui nous poursuit notre vie durant : vivre enfin dans l’instant présent ! »