publié le 15.6.2019

Le mirage des recettes anti-âge

« La vieillesse ne devient médiocre
que lorsqu’elle prend des airs de jeunesse. »
Hermann Hesse

Accepter son âge, ou non ?

Arrivés à un certain âge, comme on dit si joliment lorsqu’on ne veut pas vendre la mèche, il nous arrive à tous, à vous comme à moi, de nous retrouver un matin devant le miroir et, scrutant notre visage, d’y découvrir une nouvelle ride au coin de la bouche, une tache de vieillesse qu’on n’avait pas remarquée la veille, un affaissement des paupières plus prononcé, la texture des pommettes et des joues un peu desséchée, l’apparition de minuscules veinosités ici et là… Et de nous demander : ne serait-il pas temps de nous y mettre ? À quoi ? Eh bien à lutter contre les ravages de l’âge, à recourir aux moyens d’échapper au vieillissement, à utiliser nous aussi les recettes anti-âge dont nous parlent les magazines, les livres, les émissions de télévision, et même la publicité de quelques cabinets médicaux spécialisés…

Il y a maintenant trois ou quatre décennies que le vieillissement démographique touche de plein fouet les pays occidentaux, confrontant la plupart d’entre nous à une trentaine d’années de vie après l’âge professionnel. Trente années durant lesquelles notre corps – et notre visage avec lui – entre doucement dans son automne et son hiver. Ce sont également ces trois ou quatre dernières décennies qui ont vu fleurir une foule de recettes anti-âge, offrant l’illusion que les ravages du temps ne sont pas une fatalité, qu’il est possible de « vieillir sans devenir vieux », que le rêve d’une jeunesse éternelle est à portée de main.

Vieillir sans devenir vieux

Il faut avouer que tout, dans notre société, nous encourage à nous bercer de cette illusion : le « jeunisme » ambiant, qui prône partout les mérites de la force, de la beauté, de la vitesse, de la compétition, de l’efficacité immédiate, de la rentabilité ; la gérontophobie et l’âgisme qui s’expriment à travers le rejet de la vieillesse (et de la mort), le dédain de l’expérience, de la sagesse, de la tradition ; la mise à l’écart – quand ce n’est pas le mépris – des « vieux », des retraités, des « inutiles ».

Et c’est ainsi que, favorisée et stimulée par cette ambiance gérontophobe, une lutte désespérée est engagée contre le vieillissement, un combat qui fait appel à tout un éventail de recettes anti-âge : on commencera par la panoplie des soins cosmétiques (crèmes, teintures, massages…), souvent d’autant plus onéreux qu’ils sont moins efficaces ; on passera ensuite à la médecine dite esthétique (chirurgie, botox, liposuccion, implants…), sans oublier les tenues vestimentaires, les maquillages et coiffures, les attitudes et comportements par lesquels nous nous persuadons que nous n’avons pas vieilli, que nous sommes toujours fringants, souvent sans la moindre crainte du ridicule.

Cette peur de vieillir, qui n’est qu’une forme d’un narcissisme exacerbé, nous conduit ainsi à vivre en permanence dans ce que j’appellerai « l’anti-âge attitude ». Notre souci constant se résume à ne pas « faire vieux », à ne pas ressembler à « une petite vieille », à bannir tout ce qui pourrait trahir notre âge véritable. Mais comment vivre sereinement en s’imposant cette image de soi qui se définit en toute circonstance par le refus, la négation, l’anti-quelque chose ? Comment avancer paisiblement dans l’âge si nous sommes sans cesse aux prises avec cette impérieuse obligation de « paraître jeune » ? Comment vivre en cherchant tout le temps à « ne pas être ce que l’on est » ?

Les fabricants de produits de beauté ont bien compris ce malaise : depuis quelque temps, ils tendent à remplacer l’expression « anti » par celle, à leurs yeux moins négative et plus attractive, de « pro ». Ainsi avons-nous vu une crème de jour se présenter sous l’appellation « crème pro-âge révolution ». Un article de magazine titrait : « La tendance pro-âge : exit l’anti-âge ! » et expliquait : « Aujourd’hui, on ne dit plus anti-âge, mais pro-âge. On ne lutte plus contre l’irrémédiable, on l’accompagne en l’assumant. » Sauf que les visages qui illustrent ces pages sont ceux de femmes d’un peu plus de cinquante ans, dont seules quelques discrètes ridules laissent deviner l’âge. Que deviennent, dans cette affaire, les personnes de 70, 80, 90 ans ? Hélas, il semble bien qu’avec cette nouvelle vogue du « pro-âge » nous ne faisions que passer de la peur de « mal vieillir » à la tyrannie du « bien vieillir ». Qui n’est en somme qu’une autre forme de gérontophobie, un âgisme déguisé. En effet, l’obsession de « bien vieillir » n’implique-t-elle pas son contraire, la peur et le refus de « mal vieillir », ou de vieillir tout court ?

La beauté et la noblesse de l’hiver

Alors que faire ? La réponse à cette question, je la trouve dans un texte écrit il y a maintenant presque cent ans : les « Dix conseils du Dr Hoppeler » (que vous pouvez lire dans son entier dans mes Perles, tout en bas de la rubrique Textes). J’en retiendrai ici le neuvième conseil : « Porte ton âge avec fierté ! On assiste aujourd’hui à une lutte désespérée contre les cheveux gris, la peau flétrie et autres « cernes annuels de croissance ». L’industrie cosmétique est finaude ; elle vend mille crèmes et petits pots à prix d’or tout en riant sous cape – car elle sait bien que tout cela ne sert à rien. Le printemps est-il la seule belle saison ? L’automne et l’hiver ne le sont-ils pas autant ? Ce que l’âge ne doit pas nous empêcher de faire, c’est de soigner notre apparence et de nous vêtir décemment. Nous n’attiferons pas la maison de colifichets pour cacher sa façade vétuste, mais nous n’allons pas non plus la laisser se délabrer telle une masure. Car cette maison abrite nos souvenirs, nos expériences de vie et nos aspirations. C’est pourquoi nous l’aimons telle qu’elle est, que nous sommes heureux derrière ses persiennes fanées et sa façade défraîchie dont nous n’avons nulle honte. » (1923)

«Aimer un être, c’est accepter de vieillir avec lui.» Albert Camus

Il y a beaucoup de leçons à tirer de ce passage : j’en retiendrai trois. La première nous explique que l’âge, et le grand âge, sont à accueillir comme des motifs de fierté, en quelque sorte comme des titres de noblesse qu’il nous revient d’honorer à leur juste et grande valeur. Nous devons non seulement accepter notre âge, mais y tenir comme à un bien précieux, un trésor. La seconde leçon, qui découle de la précédente, veut que nous prenions le plus grand soin de notre corps, de notre visage, que nous les traitions avec le respect et l’attention qu’ils méritent, que nous choisissions notre habillement avec le tact et le goût qu’exige notre âge, que nos tenues vestimentaires soient, pour ceux qui nous regardent, un agrément, et non un déguisement ou un épouvantail ; la troisième leçon, et la plus importante sans doute, nous fait prendre conscience de la beauté et de la noblesse de ces corps et de ces visages vieillissants qui « abritent nos souvenirs, nos expériences de la vie et nos aspirations ». Que l’âge, la vieillesse y aient laissé leurs stigmates, leurs flétrissures, et même leurs ravages, voilà ce qui justement est digne de notre respect, de notre admiration, parce que ces marques du temps représentent notre vie et notre histoire, avec leur lot de chagrins et de joies, de défaites et de victoires.

Ces admirables têtes de vieillards

Je ne peux mieux conclure ce propos qu’en vous renvoyant à la galerie de « Portraits » que vous trouverez dans mes « Perles ». Voyez ces visages d’hommes et de femmes, ces admirables « têtes de vieillards », comme les appelaient les peintres d’autrefois ; attardez-vous un moment à contempler ces merveilleux portraits où il semble que la vie ait sculpté les visages, « lentement et sourdement », leur « inculquant une sorte de gloire », comme l’écrit si magnifiquement Marcel Jouhandeau.