publié le 1.11.2020

Le deuil blanc

Yvette et Gérard

Il y a presque cinquante ans que Gérard et Yvette sont mariés ; cinq décennies de vie commune, de partage des joies et des peines. Ils ont connu des hauts et des bas, ont traversé quelques tourmentes, mais ils ont résisté aux écueils et le couple s’est renforcé des épreuves surmontées ensemble. Au fil des années, chacun est devenu pour l’autre un alter ego, un autre soi-même ; ils se devinent à demi-mots, au moindre geste, à un regard ; ils savent qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre en toutes circonstances.

Mais, depuis quelque temps, Gérard a changé. Il a tendance à se répéter, raconte plusieurs jours d’affilée la même histoire, oublie qu’il a déjà pris son petit déjeuner… L’autre jour, en voiture, il s’est arrêté au beau milieu du giratoire, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Son comportement aussi a changé : lui, d’humeur si égale, d’un naturel si actif, voilà qu’il se met en colère sans raison, ou bien reste plus d’une heure dans son fauteuil sans dire un mot, le regard fixé sur le mur devant lui.

Yvette ne le sait peut-être pas encore, mais elle va devoir s’habituer à ce que son cher Gérard cesse progressivement d’être le mari qu’elle connaissait si bien. Elle verra disparaître peu à peu des facettes entières de ses compétences et de sa personnalité. Il sera toujours là, dans son corps, mais son esprit s’en ira lentement, deviendra de plus en plus absent ; un jour peut-être, son mari ne la reconnaîtra plus. Ce sont les réactions émotionnelles du proche aidant à cette disparition lente et progressive de la personnalité de l’être aimé que l’on appelle le deuil blanc.

Le deuil blanc des proches

Quand on parle de l’accompagnement des malades Alzheimer, on ne met pas assez l’accent sur cette avalanche de sentiments divers qui envahissent le proche aidant au fil des années, sentiments mêlés, parfois ambivalents, de plus en plus accablants.

Entre le deuil blanc et le deuil qui suit un décès, il y a des similitudes. Dans les deux cas, on a dû renoncer à la présence habituelle d’un être cher ; la personne avec qui on partageait les choses de la vie, sur qui on pouvait s’appuyer pour surmonter les difficultés, à qui l’on confiait ses pensées, ses tristesses et ses joies, cette personne n’est plus là. Mais la grande différence, dans le cas du deuil blanc, c’est que l’être cher, s’il est absent dans son esprit, est encore présent dans son corps ; et aussi longtemps que le malade est en vie, il est impossible pour les proches de faire leur deuil.

Il faut préciser ici que le deuil blanc ne concerne pas uniquement les proches des malades Alzheimer ; il est également le lot des proches des malades atteints d’autres affections neurologiques provoquant des troubles cognitifs graves, comme le coma irréversible, le syndrome d’enfermement (locked-in syndrome), et naturellement toutes les autres formes de démence.

Catherine, la fille d’une malade d’Alzheimer, témoigne : « Je ne pensais jamais avoir à vivre une telle vie. Ma mère est atteinte d’Alzheimer et je suis en colère contre cette maladie ; je suis profondément triste en voyant ma mère perdue, devenue une « étrangère ». Je suis devenue maintenant la mère de ma mère. C’est très dur à vivre. Je n’étais pas préparée à cela. »

Liliane, la fille d’une malade Alzheimer se souvient : « Alors qu’elle était encore dans son appartement, je travaillais à une enjambée de chez elle et dînais environ deux fois par semaine chez elle ; c’était « pour nous deux » un vrai bonheur, mais quelques fois, elle oubliait les jours où je rentrais chez moi. Alors, en début d’après-midi elle me téléphonait à la maison pour savoir s’il ne m’était rien arrivé, elle m’attendait toujours. Oh, comme nous étions malheureuses toutes les deux, même si elle me disait : ça ne fait rien, je suis toute contente qu’il ne te soit rien arrivé (elle avait confondu les jours). » 

Le deuil blanc des malades  

Mais les proches ne sont pas les seuls à endurer les affres du deuil blanc. On en parle très peu, mais les malades aussi, lorsque le diagnostic intervient au début de la maladie, connaissent une forme de deuil blanc. Il y a une raison à ce silence sur le deuil blanc des malades : en effet, pour beaucoup de malades Alzheimer – et c’est un des drames de cette maladie –, le diagnostic intervient trop tard, alors qu’ils ont déjà perdu l’essentiel de leur capacité de discernement. Le deuil de leur esprit et de leurs compétences, ils l’ont déjà vécu, mais dans la solitude, et dans un désarroi encore aggravé par l’impossibilité où ils se trouvaient de mettre un nom sur leur maladie.

Heureusement, depuis quelque temps, parmi les malades Alzheimer diagnostiqués suffisamment tôt, beaucoup prennent la parole pour témoigner de leur expérience et de leurs sentiments au fur et à mesure de la progression de la maladie. Que nous disent-ils ?

Il y a d’abord la grande tristesse ressentie au moment du diagnostic, la prise de conscience par le malade de ce qui l’attend. C’est à ce moment-là qu’il est important pour le malade de pouvoir exprimer son désarroi. Par la suite, d’autres sentiments se manifestent ; la perte progressive des capacités intellectuelles va de pair avec le deuil d’une certaine image de soi. Chaque échec engendre une souffrance émotionnelle, une blessure narcissique. Le malade éprouve un sentiment de honte à constater qu’il n’est plus à la hauteur des tâches de la vie quotidienne, à quoi vient s’ajouter la crainte de devenir dépendant de son entourage. Le malade fait peu à peu le deuil de ses compétences, de ses projets, de sa santé, de son avenir, de sa relation avec les autres, et enfin de la conscience de soi. Le deuil blanc des malades est un composé de sentiments mêlés, souvent difficiles à comprendre pour le malade lui-même. Certains pourtant tentent de démêler un peu cet enchevêtrement d’émotions par des témoignages plus riches de vérité que tous les discours savants.

Rita : « J’étais prête à me battre et à affronter cette terrible maladie qui nous rend témoins conscients de la déchéance de notre raison. Cette recherche sans fin de tout et de soi-même consomme toute mon énergie et me laisse petit à petit mais sûrement lessivée et épuisée. »

Jean-Marie : « Malgré de gros efforts pour être plus strict dans mon organisation personnelle, la perte de documents ou d’objets est une source permanente d’angoisse et de dévalorisation de moi-même. »

Florence : « J’erre dans mon espace-temps où il fait bon vivre mais où je vois et je comprends qu’il me faut beaucoup plus de temps pour y parvenir, qu’il faut m’accompagner malgré moi, mais j’apprends à accepter l’aide proposée de cette façon. Je n’y arrive plus, et je dois me rendre à l’évidence que je n’ai plus le choix, même si je ne comprends pas pourquoi. Je suis complètement démunie dans une situation qui court plus vite que moi. »

Les différentes facettes du deuil blanc

Revenons aux proches ! Nous pouvons tenter de mieux comprendre les composantes complexes du deuil blanc. En réalité, ce n’est pas un deuil unique, mais un enchaînement de deuils qui se produisent en miroir de l’évolution de la maladie. Chaque nouvelle perte vécue par le proche aidant provoque en quelque sorte un nouveau deuil, souvent plus pénible encore que le précédent. C’est un mouvement psychologique qui n’a pas de fin.

Il n’est pas facile d’établir une liste ou une hiérarchie de ces deuils successifs, car ils dépendent pour beaucoup de la nature de la relation antérieure entre le proche aidant et son malade. Là où l’intimité, la confiance, la solidarité, l’amour étaient intenses, le deuil blanc prend des formes très différentes de celles qui découlent d’une relation antérieure déjà très distante, voire au seuil de la rupture.

Mais essayons pourtant d’y voir un peu plus clair. Il faut d’abord rappeler que l’évolution de la maladie d’Alzheimer se poursuit sur 12 à 15 années au moins. C’est sur cette longue durée que des sentiments complexes, et parfois ambigus, se succèdent et se mêlent dans le cœur et dans la vie du proche aidant, que les deuils s’enchaînent les uns aux autres.

Le deuil de la relation antérieure. Il arrive un moment où le malade ne parvient plus à s’exprimer de manière compréhensible, où même le regard semble se vider, perdre cette étincelle qui manifestait la vie et le partage, où il finit par ne plus identifier son entourage que par intermittences. C’est alors que le proche aidant doit se rendre à l’évidence et accepter la disparition de la relation familière, intime, qui le liait à son malade.

Anne-Marie, une épouse : « Finis les partages, les rigolades, les engueulades, la tendresse et plus si entente. Plus de bras qui consolent, qui donnent du courage et réchauffent. Tennis, vélo, promenades en forêt à la recherche de champignons, rôle de grand-papa aimant, oui, tout ça, c’est fini ! »

Le deuil du rôle. Dans la vie d’une famille, il existe une sorte de distribution des rôles. Ici, c’est le mari qui gère et administre, pendant que l’épouse s’occupe des enfants, des loisirs, des voyages, des vacances ; ou l’inverse. Des parents aux enfants, les rôles sont distribués naturellement : aux uns l’autorité, la protection, les ressources financières, l’exemple et le modèle ; aux autres l’obéissance, le respect, la reconnaissance. Mais la maladie d’Alzheimer va brouiller les cartes, redistribuer les rôles. Le malade devient de plus en plus dépendant de ses proches, il a de plus en plus besoin de leur soutien, de leur aide, de leur bienveillance. Vient un moment où les proches doivent faire le deuil des rôles habituels. Ils assumeront toutes les responsabilités qui étaient autrefois partagées avec leur malade ; et si le proche aidant est l’un des enfants (le plus souvent une fille), il se retrouvera en quelque sorte parent de son parent.

Le deuil de la normalité. Des années, des décennies de vie commune avaient tissé un réseau d’habitudes, de routines, avaient donné à la vie quotidienne son rythme, son tempo, auxquels chacun s’était accoutumé. Mais la maladie a provoqué des comportements inhabituels, à modifié l’humeur du malade, a imposé de renoncer à toute sorte d’activités courantes. Le proche aidant doit encore faire le deuil de la plupart des habitudes qui meublaient la vie d’avant la maladie.

Le deuil de la prédictibilité. Même si l’évolution de la maladie d’Alzheimer se présente d’emblée comme une fatalité dont chacun connaît le terme, la durée et la gravité des étapes qui la jalonnent restent pour une grande part imprévisibles. Il n’est plus possible pour le proche de rien prévoir dans l’avenir, il doit renoncer à cette tranquillité d’esprit qui tenait à une planification possible des activités futures : vacances, voyages, visites, spectacles… Le proche vit en permanence dans une sorte d’univers flottant, dans lequel plus grand-chose n’est prévisible.

Le deuil du sens. Plus généralement, et plus profondément, c’est le sens de la vie qui se perd au fil de l’évolution de la maladie ; du moins le sens que le proche et son malade avaient tenté de donner à leur vie commune. Et ce deuil est souvent, pour le proche, la source d’un immense désarroi ; jusqu’à ce que les tâches d’accompagnement de l’être cher, le souci de son bien-être, le partage avec lui de joies nouvelles ne finissent par donner un nouveau sens à sa vie, parfois même plus intense qu’avant. 

Renée-Noëlle, une épouse : « Le deuil blanc est là lorsque il n’y a plus d’espoir d’amélioration possible. Bertrand est là, maintenant complètement dépendant et heureusement paisible. Il ne me contredit pas car il ne parle plus. Je peux donc faire des choix sans le consulter. Dans un sens, j’ai pris le pouvoir dans notre vie et ce n’est pas toujours désagréable, c’est plus facile. Aucun échange intellectuel n’est désormais possible entre nous. C’était un sage, j’avais besoin de son avis, de ses conseils. »

D’autres sentiments, moins évidents, ou plus ambigus, sont également des composantes du deuil blanc :

L’une des ambivalences les plus courantes se retrouve dans une tension entre la générosité et l’égoïsme. Tous les cas de figure existent, de la générosité absolue, qui n’est pas sans danger, à la victoire progressive de l’égoïsme, qui n’est que la résultante finale d’une relation antérieure déjà fortement compromise. Ici, c’est la lucidité sur soi-même qui est la clé. Il est important pour le proche d’effectuer une juste pesée de la part de générosité qu’il est prêt à accorder à l’être cher et de la part d’égoïsme qui lui permettra de ne pas s’épuiser, de se soucier aussi de lui-même afin d’éviter de succomber avant le malade, comme il arrive trop souvent.

Marie-Thérèse, une épouse : « L’annonce du diagnostic de la maladie d’Alzheimer a été très pénible. Je suis passée par des périodes de colère, de tristesse, de frustration, de culpabilité, d’angoisse. J’ai aussi eu de la peine à demander de l’aide. Puis j’ai franchi ce pas important. Le fait d’avoir pu exprimer mes émotions et d’avoir eu des réponses à mes questions m’a permis de comprendre la maladie et de m’occuper au mieux de mon époux. J’ai aussi compris que je devais prendre soin de moi. »

La culpabilité est également une composante du deuil blanc. Le proche aidant peut obscurément se sentir coupable d’être en bonne santé pendant que l’être cher s’effondre dans la maladie. Il peut aussi se sentir coupable de ne pas en faire assez, avoir honte des moments qu’il s’accorde à lui-même et dérobe ainsi à son malade. J’ai vu des proches incapables de surmonter cette honte et finir par s’interdire le moindre moment de répit parce qu’ils se sentaient coupables d’en priver leur cher malade. Cette attitude peut conduire à un surinvestissement dans les soins, qui se révélera nocif autant pour la santé du proche que pour celle du malade que l’on submerge d’attentions alors que c’est de calme et de tranquillité qu’il aurait besoin.

Madeleine, une épouse : « J’ai eu en charge mon  mari durant douze ans. En tant qu’épouse, je me faisais un devoir d’être présente jour et nuit, je ne voulais pas d’aide, je culpabilisais quand je devais m’absenter pour un rendez-vous ou autre chose. J’ai complètement fichu en l’air ma santé à travers la maladie d’Alzheimer de mon mari. »

Stratégies et conseils pratiques pour le proche aidant

Après avoir tenté de décrire les différents aspects du deuil blanc et les épreuves qu’il inflige aux proches d’un malade Alzheimer, j’aimerais proposer quelques conseils, quelques stratégies puisés dans ma longue fréquentation de cette maladie en tant que gérontopsychologue. La plupart de ces recommandations, comme on le verra, tiennent tout bonnement du simple bon sens.

Comprendre et accepter la maladie. La première étape, pour les proches, consiste à s’informer pour comprendre la maladie, les troubles cognitifs qu’elle engendre, les symptômes qu’elle produit, les étapes de son évolution. Cette compréhension contribue fortement à atténuer les souffrances et les détresses des proches : on accepte plus facilement ce que l’on comprend et ce que l’on peut anticiper. C’est ainsi que les étapes du deuil blanc peuvent être plus facilement surmontées, même si elles n’en restent pas moins cruelles. La connaissance de la maladie, en la rendant plus familière, plus prévisible, facilite l’étape qui reste essentielle pour les proches et sans laquelle rien n’est possible : l’acceptation de la maladie.

Nommer son chagrin. Il est important pour les proches d’avoir l’occasion de parler de leur souffrance, de valider comme un processus normal les différentes étapes du deuil blanc qu’ils affrontent. Garder en soi des sentiments de désarroi et de détresse peut facilement conduire à penser que l’on en est un peu responsable, qu’ils viennent de notre faiblesse ou de notre fragilité. En parler libère de ces pensées négatives et rend leur juste valeur à nos souffrances.

Trouver de l’aide. Là encore, il importe de ne pas s’enfermer dans son travail d’accompagnement, de ne pas s’isoler avec son malade dans un huis-clos vite désastreux pour l’un comme pour l’autre. Pour beaucoup de tâches pratiques, administratives, qui peuvent rapidement s’avérer très lourdes, il ne faut pas hésiter à trouver de l’aide, et cela sans la moindre fausse honte. Ces aides libèrent du temps pour s’occuper de soi-même et de son malade.

Rejoindre un groupe d’entraide Alzheimer. C’est là qu’il est possible de rencontrer des personnes qui vivent la même situation, qui elles aussi sont dans l’accompagnement d’un être cher. C’est le moment de partager ses expériences, de solliciter des conseils, mais aussi de faire profiter les autres de ses propres découvertes. C’est peut-être aussi la possibilité d’atténuer son deuil en le partageant avec d’autres.

Garder le contact. L’isolement ne peut qu’accroître les souffrances du deuil blanc. C’est pourquoi il est essentiel de garder le contact avec son entourage : parents, proches, amis, voisins… C’est l’occasion de parler d’autre chose, de retrouver l’impression de poursuivre pour un moment une vie normale. On se gardera donc, lors de ces contacts, de revenir sans cesse sur la maladie.

Veiller sur sa propre hygiène de vie. Il est essentiel, autant pour le malade que pour le proche aidant, que celui-ci se conserve en bonne santé. Il lui appartient de veiller à son hygiène de vie, de s’accorder du temps, d’éviter un épuisement qui pourrait être fatal. J’ai rencontré trop de couples proche aidant/malade où c’est le proche qui s’effondre le premier, et parfois succombe avant son malade.

Préparer et planifier sa vie ultérieure. Ce conseil pourra peut-être paraître un peu étonnant, mais il fait partie de ces stratégies qui tendent à atténuer le chagrin du deuil blanc des proches, surtout si le malade est déjà dans un EMS. Il est dans l’ordre des choses que la vie continuera après la disparition de l’être aimé. Consacrer quelques instants à se projeter dans l’avenir, à se préparer à la séparation, à envisager une vie future, ce sont des pensées qui sont naturelles et il y aurait une sorte de fausse bonne conscience à se sentir coupable de les avoir.

Ces sept petites stratégies, dont chacun peut se servir selon son tempérament et sa sensibilité, visent d’abord à soulager les proches dans la courageuse et douloureuse entreprise que représente l’accompagnement d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Les unes conviendront à certains, d’autres moins, mais toutes ne poursuivent qu’un seul but : alléger, autant que faire se peut, les peines des proches qui traversent la pénible épreuve du deuil blanc.

Ma conclusion. Comment mieux vivre avec le deuil blanc ?

Demander comment mieux vivre avec la souffrance a toujours quelque chose de dérangeant, voire de provocateur. Lorsqu’on souffre, c’est justement qu’on vit mal, que l’on survit. Et pourtant… Je crois qu’il est possible d’opposer à la souffrance du deuil blanc quelques petites stratégies, quelques pare-feu qui, s’ils ne la font pas disparaître, peuvent la rendre plus supportable.

Vivre le moment présent. Le premier conseil que je donnerais, c’est de tenter le plus possible de vivre les événements comme ils arrivent, au jour le jour, dans l’instant présent – le fameux Carpe diem des Anciens. Ne pas trop remâcher le passé, le mauvais sort qui nous a livrés à la maladie ; ne pas non plus s’attrister d’un avenir que la maladie a soudain assombri, mais se réjouir des bons moments, des petites victoires sur les symptômes, de chaque occasion de rencontrer un parent, un proche, un ami, de tous les petits bonheurs qui se présentent à l’improviste. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, ce sont plusieurs années pendant lesquelles le malade est encore capable de profiter des plaisirs, des joies, des fêtes de la vie. Vivre dans l’instant présent n’est certes par toujours facile – les Anciens disaient même que c’était la chose la plus rare et la plus difficile – mais c’est une sorte d’exercice spirituel dans lequel il est toujours possible de faire des progrès.

Colette Roumanoff

Rechercher les émotions. Pour les proches d’un malade Alzheimer, il est important de rechercher les compétences que leur malade a conservées, et qui ne sont pas les mêmes pour tous. Chez l’un, ce sera le sens de l’humour, le goût de la plaisanterie, de la facétie ; chez l’autre, les plaisirs de la musique et des chansons ; celui-ci aimera la promenade en forêt ou au bord de l’eau ; celui-là, les gestes de tendresse, les caresses, les paroles affectueuses, cet autre enfin l’évocation des souvenirs anciens… Donner leur place à ces préférences, leur permettre de s’exprimer, ce sont autant de manières de vivre le moment présent. Le malade Alzheimer oublie les choses qui appartiennent à sa vie intellectuelle et à son intelligence rationnelle, mais il ne perd pas ses capacités émotionnelles, son aptitude aux sentiments, à la tendresse, aux mouvements du cœur. « Le bonheur est plus fort que l’oubli », écrivait magnifiquement Colette Roumanoff, épouse qui a accompagné son mari pendant plus d’une décennie.

Comme en témoignent plusieurs proches admirables que j’ai connus,  l’accompagnement d’un malade Alzheimer, en dépit des souffrances du deuil blanc, peut se révéler une expérience enrichissante, constructive, féconde. Certes, il aurait sans doute été préférable que la maladie passe au large, mais puisqu’elle est là, tâchons d’en retirer ce qu’elle peut apporter de bien. Je pense à cette épouse qui, ayant accompagné son mari pendant une dizaine d’années, faisait remarquer qu’il était possible que, sans la maladie, leur vie de couple aurait peut-être été moins intense, moins profondément et richement humaine.

Un accompagnement harmonieux durant de nombreuses années peut enfin devenir constructif en un autre sens. Le proche aidant expérimente sa capacité de résilience, il acquiert un savoir-faire qu’il a souvent envie de transmettre. À cet égard, il est remarquable que toutes les Associations Alzheimer et les groupes d’entraide fondés il y a plus d’une trentaine d’années l’ont été par des proches aidants qui avaient envie de partager leurs expériences et leurs compétences.

Post-scriptum

Voici quelques liens qui pourront compléter ces réflexions.

Propos que j’ai consacrés à quelques proches :

« La résilience, la bienveillance et la foi. Renée-Noëlle. »

« Frieda, la dame au grand cœur. »

« La maladie d’Alzheimer comme source d’inspiration. »

« L’héroïsme des proches aidants n’est pas sans danger. »

Propos que j’ai consacrés à quelques malades :

« Une foutue maladie. Témoignage de Jean-Marie. »

« Une leçon de vie pour nous tous. Florence Niederlander. »

« L’amitié au-delà de la maladie d’Alzheimer. »

Témoignages de proches aidants :

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