Le « Carpe diem » des jeunes malades Alzheimer

« Même si un professionnel est compréhensif et compétent, cela ne remplace pas les échanges entre les personnes ayant le même problème. Dans ce groupe de partage, nous pouvons échanger les morceaux de nos puzzles et arriver peut-être à reconstituer pour les uns et pour les autres des parties plus importantes et plus vivables de nous-mêmes. »
Claude Couturier,
Puzzle. Journal d’une Alzheimer,
Ed. Josette Lyon, 2004.
Vous me permettrez, une fois n’est pas coutume, de commencer par quelques chiffres. En Suisse, en 2019, on compte 151’000 malades Alzheimer et, parmi ceux-ci, environ 7’250 « jeunes malades » diagnostiqués entre 40 et 65 ans. Il est vrai que, lorsqu’on parle de malades Alzheimer, le plus souvent, on pense à des vieillards ayant plus ou moins complètement perdu la notion des êtres et des choses autour d’eux et vivant dans une complète dépendance à l’égard leur entourage. C’est oublier tous ces jeunes malades qui, au moment du diagnostic, sont encore pleinement engagés dans une activité professionnelle, dont les enfants sont encore à l’école ou aux études, et qui sont parfaitement conscients de ce qui leur arrive… et de ce qui les attend, eux et leurs proches. C’est de ces « jeunes malades » que j’aimerais aujourd’hui vous entretenir.
Les difficultés du diagnostic
Plusieurs circonstances expliquent les difficultés du diagnostic, dans le cas des jeunes malades. Lorsque les premiers symptômes se font ressentir chez un homme ou une femme dans la cinquantaine, on pense rarement à la possibilité d’un Alzheimer ; on a tendance à minimiser ces défaillances de la mémoire, ces oublis de rendez-vous, ces moments d’absence, ces difficultés de concentration…, on les attribue à la fatigue, au stress, à une surcharge de travail, et même le médecin consulté diagnostiquera d’abord une dépression ou un burn-out et prescrira du repos et quelques traitements antidépresseurs. Il en va de même de l’entourage qui, devant les « distractions » d’un mari, d’une épouse, pensera que ce conjoint « n’est plus tout jeune », qu’il est normal que le poids des années se fasse sentir… Et c’est ainsi que le diagnostic, chez les jeunes malades, intervient en moyenne deux ans plus tard que chez les malades âgés ; deux années pendant lesquelles le malade rencontre de plus en plus de difficultés dans son travail, est licencié pour fautes professionnelles, et finit par s’enfoncer véritablement dans une grave dépression. Jusqu’au jour – qui vient bien trop tard et alors que le malade est déjà passablement touché – où l’évidence se fait jour : il s’agit bien de la maladie d’Alzheimer.
La spécificité psychologique chez les jeunes malades
Imaginons maintenant la situation idéale : le jeune malade, qui n’a pas cherché à minimiser ou à camoufler ses problèmes, est diagnostiqué dès l’apparition des premiers symptômes. La communication du diagnostic est d’abord un choc, autant pour le malade que pour son entourage. C’est toute leur vie qui va changer, avec des conséquences sur les relations familiales et sociales, mais aussi sur la situation financière, car le malade devra assez vite renoncer à son emploi. Mais une fois ce premier choc passé, le malade, parfaitement conscient de ce qui lui arrive, va s’informer, obtenir de l’aide, chercher à rencontrer d’autres malades, parler de l’avenir avec ses proches, adopter un mode de vie compatible avec ses troubles, tout faire pour échapper à l’isolement auquel sa maladie pourrait le condamner prématurément… C’est ainsi qu’il souhaitera parler de sa maladie autour de lui, témoigner – et parfois publiquement, dans les médias – de ses difficultés et de la manière dont il tente d’y faire face ; il voudra être partie prenante dans les recherches sur sa maladie, militer pour la cause Alzheimer. C’est cela, la spécificité des jeunes malades Alzheimer. Face à la maladie, ils réagissent : ils affrontent les problèmes, ils en parlent, ils se montrent solidaires avec d’autres malades Alzheimer, ils veulent, autant qu’il leur est possible, prendre leur part dans la lutte contre la maladie. Leur slogan, c’est : « RIEN SUR NOUS SANS NOUS ! »
C’est pour toutes ces raisons que, en tant que gérontopsychologue, je ne cesse de faire campagne, dans mon travail, dans des conférences et ici même sur mon site, pour que les hommes et les femmes qui observent sur eux-mêmes ou sur un proche les premiers symptômes suspects que j’ai décrits plus haut n’hésitent pas à consulter sans tarder et à évoquer devant leur médecin l’hypothèse de la maladie d’Alzheimer. Ce dernier point peut surprendre, mais mon expérience m’a montré que, trop souvent encore, les médecins généralistes n’envisagent qu’en dernier recours cette possibilité, contribuant ainsi à ce retard du diagnostic, si dommageable pour le malade !
Mon groupe « Carpe diem »
En 2011, j’ai créé un groupe de soutien pour jeunes malades Alzheimer, groupe auquel j’ai donné le beau nom de Carpe diem, car c’est bien de cela qu’il s’agit au premier chef pour les malades Alzheimer, et tout spécialement pour les jeunes malades : affronter la maladie sans remâcher le passé (qui est en train de s’effacer lentement) ni se projeter dans le futur (dont l’issue n’est que trop prévisible), mais « vivre le moment présent », prendre chaque jour comme il vient et, autant qu’il est possible, en savourer toutes les joies qu’il peut encore offrir. Le logo de notre groupe a été réalisé par « Charly le fil de fer », jeune malade admirable dont je vous ai déjà entretenu dans un précédent propos.
Les membres de ce groupe viennent de toute la Suisse romande. Nous nous réunissons chaque mois, et une fois par année les conjoints et les enfants se joignent à nous. Pour ces rencontres, j’ai la chance de disposer de l’espace lumineux du Vide-poches, galerie d’art dont je suis responsable à l’hôpital de Marsens. La plupart du temps, nos réunions ont lieu lorsqu’il y a une exposition, ce qui permet à chacun – aux uns pour la première fois dans leur vie – de découvrir des oeuvres d’art – tableaux, sculptures, photographies – et d’en parler.
Très vite, j’ai remarqué combien cet environnement artistique contribuait à créer une ambiance détendue, chaleureuse et à offrir une stimulation cognitive particulière.
Ces rencontres sont mémorables, autant pour les malades que pour moi. Ils évoquent leurs difficultés, partagent leurs expériences, parlent de leurs médicaments et de leurs effets, se confient sur les aléas de leur vie intime, expliquent les stratégies auxquelles ils ont recours pour résoudre les petits problèmes de la vie quotidienne, tissent entre eux d’authentiques liens d’amitiés et de solidarité. Je ne cesse de m’émerveiller en les voyant ainsi se soutenir, l’un aidant son voisin à couper une tranche de gâteau récalcitrante, l’autre remplissant les verres parce qu’il s’est rendu compte que cette tâche posait problème à quelques-uns, celle-ci, au moment de nous séparer, reboutonnant le manteau d’un « camarade » à qui les gestes les plus simples commencent à échapper. Dans la discussion, chacun s’évertue à souffler à celui qui parle les mots qui lui restent sur le bout de la langue, termine pour lui la phrase laissée en suspens, tente de reformuler à l’intention de tout le monde l’idée dans laquelle son voisin s’est embrouillé. Et lorsque les sujets graves arrivent sur la table : l’avancée de la maladie, le choix de l’EXIT par plusieurs membres du groupe, les souffrances de leurs proches, les regards s’échangent avec une intensité, une charge d’humanité et de sympathie qui me bouleverse. Au moment de nous quitter, il faut voir ces poignées de mains, ces embrassades, ces paroles balbutiées où s’expriment plus ou moins maladroitement la gratitude, l’amitié, le plaisir d’avoir en quelque sorte volé un moment de joie au temps qui passe, le bonheur de penser déjà à la prochaine rencontre.
C’est le spectacle de ces instants exceptionnels qui, chaque fois que j’y pense, me fait regretter que tant de jeunes malades n’ont pas le bonheur de les connaître, parce que, pendant trop longtemps, ils ont minimisé ou camouflé les difficultés rencontrées et repoussé une consultation franche avec leur médecin. Le diagnostic est intervenu beaucoup trop tardivement et, au moment où il a été posé, le malade était déjà beaucoup trop avancé dans la maladie pour pouvoir s’exprimer dans notre groupe et en retirer les bénéfices qui lui aurait permis de vivre plus sereinement sa maladie. J’ai connu de ces jeunes malades abandonnés à eux-mêmes pendant quatre ou cinq ans et qui, au lieu de vivre ces années en partageant leurs épreuves, mais aussi leurs joies, avec d’autres malades, se sont enfoncés progressivement dans la dépression, le désespoir, l’isolement, avant de sombrer définitivement.
Prendre la parole
S’agissant des malades Alzheimer, c’est une grande erreur de n’écouter que la parole des professionnels, des scientifiques et des proches. Comme si les malades n’étaient plus capables de se prononcer sur ce qu’ils vivent ! Les malades conservent pendant plusieurs années leur capacité de discernement, et encore davantage s’ils ont été diagnostiqués assez tôt. Ils sont parfaitement aptes à parler de leur situation, de leurs difficultés, de leurs besoins… Ce qu’ils désirent profondément, c’est être considérés comme des partenaires à part entière dans l’épreuve qu’ils affrontent. Les personnes qui vivent avec la maladie d’Alzheimer ont besoin d’être vues et entendues. Ce dont témoigne encore la récente émission de radio (RTS La Première, Vacarmes, 19 juin 2019) consacrée aux jeunes malades Alzheimer.
C’est pourquoi j’aimerais conclure ce propos en rapportant quelques-unes de ces « paroles de malade » qui ont été prononcées par des membres de notre groupe « Carpe diem » dans des journaux, à la radio ou à la télévision et dans le groupe. Avec leur permission, je retranscris leurs propos, prononcés souvent bien quelques années après le diagnostic.
Rita (diagnostiquée à 53 ans)
« Je suis toujours moi-même ! Avec mes enfants, je parle sans ambages. Le diagnostic a été un choc pour nous tous, mais paradoxalement aussi un soulagement, il a mis fin à l’incertitude. On est infiniment seul face au diagnostic. C’est ce que je veux changer ! En tant qu’infirmière, la finitude de la vie a toujours été une évidence pour moi. C’est pourquoi je peux accepter sans trop d’états d’âme ce qui m’attend. »
Karin (diagnostiquée à 50 ans)
« Maintenant, je suis tout le temps surveillée, ça m’énerve ! Cette maladie est fatigante. On n’est jamais sûr de soi. Mais je dois faire face à ma maladie. D’ailleurs, c’est pour cela que j’en parle à tout le monde autour de moi, car les gens ne me croient pas quand je dis que je suis malade, à cause de mon âge ! »
Claude B. (diagnostiqué à 55 ans)
Je voulais dire qu’il ne faut pas nous oublier ! On fait partie de la vie, chacun de nous apporte quelque chose, et c’est important ! Je pourrais faire encore beaucoup de choses, j’aimerais avoir un petit travail qui me valoriserait. J’ai été très touché et très blessé quand on ne m’a pas permis de travailler dans un atelier protégé pour handicapés. Pour quelle raison, nous les malades Alzheimer, ne sommes pas acceptés dans ces ateliers et pourquoi il n’existe rien de tel pour nous ? Nous, les personnes avec des difficultés, nous devrions nous unir pour exprimer nos besoins. Personne ne devrait rester en marge de notre société ! »
Roland (diagnostiqué à 50 ans)
Les autres l’ont remarqué avant moi. Ma fille et mes collègues m’aidaient, essayaient de cacher le problème. Mes collègues ont mis en place une surveillance, ils devaient le faire même si, sur le moment, je ne comprenais pas… Quand le moment sera venu, j’ai déjà fait mes papiers auprès d’EXIT. Ils feront une autopsie de mon cerveau, je veux le donner à la science. »
Charly (diagnostiqué à 58 ans)
« Grâce à l’ergothérapie, j’ai découvert la possibilité de créer avec du fil de fer. Je ne peux pas créer longtemps, car je perds la concentration. Je dois faire des pauses. Mais pendant la création, c’est magnifique. Je suis sur un nuage. Ça ne remplace pas une vie de travail, mais ça donne de l’énergie supplémentaire. Créer est devenu indispensable. Ça m’a sauvé ! »
Claude S. (diagnostiqué à 53 ans)
« Aujourd’hui, je vis chaque jour comme un grand jour ! Oui, je souffre d’Alzheimer, mais je suis vivant ! Je viens de m’acheter une Harley Davidson, je viens de faire une virée de 5 jours ! Je travaille encore à mi-temps, bénévolement, ce qu’ils appellent la réinsertion thérapeutique. »
Bernard (diagnostiqué à 54 ans)
Ce qui est important, c’est de continuer absolument la lutte contre cette maladie. Il y a beaucoup de recherches, c’est bien ; mais nous avons besoin de chercheurs qui TROUVENT ! »
Merci !
Au moment de conclure ce propos, je voudrais encore exprimer un profond remerciement à ces jeunes malades rencontrés au long de toutes ces années et à ceux que je côtoie encore dans le groupe Carpe diem. Tous ont ouvert pour moi de nouvelles perspectives sur cette maladie, ils m’ont en quelque sorte démontré, par leur courage, leur détermination, leur confiance et leur capacité de résilience, qu’il est possible de connaître des moments de répit dans ce combat contre la maladie, de petites victoires sur le sort à condition de pouvoir les partager, ici et maintenant, jusqu’à les rendre inoubliables !