Pour mes parents, László et Anna,
qui sont décédés tous les deux un treize mars,
à treize ans d’intervalle.
La belle histoire de Paul et Georgette
Il n’y a pas si longtemps vivait, dans la campagne romande, un couple de paysans. Elle s’appelait Georgette, et lui, Paul. Ils avaient passé leur vie à élever leurs enfants et à s’occuper de leur ferme. Les années avaient filé, les enfants avaient quitté la maison, Paul et Georgette avait vieilli, la main dans la main.
Il y avait maintenant 62 ans qu’ils vivaient ensemble ; Georgette avait huitante-deux ans, Paul en avait huitante-cinq ; ils souffraient tous les deux d’un cancer avancé. Bientôt, l’état de Georgette s’étant aggravé, il ne fut plus possible de rester à la ferme ; ils acceptèrent d’aller vivre dans un EMS où ils pourraient bénéficier de tous les soins médicaux.
Au bout de six mois, la santé de Georgette s’était tellement détériorée qu’il fallut se rendre à l’évidence : ses jours étaient comptés. Pour Paul, l’idée de continuer à vivre sans sa femme, de survivre à celle avec qui il avait tout partagé pendant tant d’années, était inconcevable. Il décida que, le jour où Georgette s’en irait, il la suivrait. Il s’adressa à EXIT.
Un jour qu’ils étaient tous rassemblés dans la chambre de l’EMS, Paul expliqua sa décision à sa femme et à ses enfants. Ceux-ci, qui avaient compris depuis longtemps que jamais leur père ne pourrait vivre seul, privé de la présence de leur mère, respectèrent son choix et l’acceptèrent. Quant à Georgette, elle prit la main de Paul et elle le regarda longuement ; il y avait des larmes dans son sourire.
Bientôt l’heure sonna pour Georgette, qui mourut paisiblement, entourée de son mari et de leurs enfants. Deux jours plus tard, c’était le tour de Paul qui, avec l’assistance d’EXIT, rejoignit son épouse dans la mort. Ses enfants étaient auprès de lui ; ils lui tenaient la main lorsqu’il ferma les yeux.
Les enfants enterrèrent les cendres de Paul et Georgette au pied de deux arbres séculaires qui, non loin de la ferme, avaient poussé si proches l’un de l’autre que leurs branches se mêlaient.
L’amour jusqu’au bout
Il n’est pas rare qu’un fait divers relate le décès d’un veuf ou d’une veuve survenant quelques jours, parfois quelques heures seulement, après la mort de son conjoint ; ce sont en général de vieux couples qui ont connu quarante, cinquante, soixante ans de vie commune. Comment réagir à la lecture de telles histoires ? Comment les comprendre ? Faut-il admirer ou blâmer ? Ce sont les questions que je suis amenée à me poser chaque fois que, dans mon métier, je me trouve devant une telle situation.
Chez ces couples âgés où l’un des conjoints ne peut accepter l’idée de survivre à la disparition de l’autre, tout se passe comme si, après avoir si longtemps partagé chaque moment de leur vie, respiré le même air, ressenti ensemble les mêmes joies et les mêmes peines, le mari et l’épouse ne formaient plus qu’un seul et même être, incapables d’imaginer une joie ou une peine, un espoir ou un regret qui ne leur soient pas communs. Et lorsqu’ils se retrouvent seuls, « le cœur brisé », ils ne tardent pas à rejoindre le défunt dans la mort.
Le syndrôme du cœur brisé
Ce sont des chercheurs japonais qui, dans les années 90, ont décrit pour la première fois le « syndrome du cœur brisé », aussi appelé « le syndrome Takotsubo (TTS) ». Suite à un stress émotionnel très intense – la mort d’un être cher, une séparation –, le cœur se déforme, ce qui l’empêche d’assurer son rôle et peut conduire à un accident cardiovasculaire grave, voire fatal. Souvent pris pour un infarctus, en raison de symptômes proches, le syndrôme du cœur brisé a une origine tout à fait différente. Alors qu’un infarctus est provoqué par l’obstruction d’une artère coronaire, cause purement physiologique, le syndrome du cœur brisé est dû à la déformation du ventricule gauche du cœur, qui n’arrive plus à assurer sa fonction de pompe. Cette déformation subite du cœur n’a rien à voir avec une usure physique, elle est provoquée par une émotion traumatisante. Mais comment une émotion peut-elle produire un tel effet ? Selon une récente étude menée par une équipe de chercheurs de l’université de Zurich, ce serait l’œuvre du cerveau. Les mécanismes du syndrome du cœur brisé ne sont pas encore entièrement compris, mais, selon le Dr Templin-Ghadri, cardiologue à l’hôpital universitaire de Zurich, « les chercheurs se concentrent trop sur le cœur et oublient l’importance du cerveau dans cette maladie ». Il se pourrait bien, en somme, que le veuf ou la veuve qui décède soudain quelques heures après son défunt soit une victime du syndrome du cœur brisé.
Les autres voies de l’amour jusqu’au bout
Mais les choses ne se passent pas toujours aussi simplement ni, si l’on peut dire, aussi naturellement. Il existe d’autres manières pour celle ou celui qui se retrouve seul de rejoindre son défunt dans la mort. L’une des plus dramatiques est sans doute celle qui conduit le solitaire à se donner la mort. Pour la famille, elle ajoute le drame au deuil, et ce d’autant plus que, souvent, le moyen auquel le suicidé a eu recours pour s’en aller est extrêmement brutal : pendaison, défenestration… Le désir de « quitter la vie ensemble », de « s’aimer jusqu’au bout », trouve ici une sorte de paroxisme tragique qui, s’il peut comporter une certaine grandeur dans l’amour, représente cependant pour les survivants, les enfants, la famille, un traumatisme qui va rendre encore plus difficile le travail du deuil.
Le survivant désespéré peut choisir une façon plus « douce » de suivre son conjoint dans la mort. Il s’agit en quelque sorte d’une version déguisée du suicide. Souvent, le survivant esseulé souffre lui-même de pathologies pour lesquelles on lui a prescrit des médicaments ; il décidera, en cachette, de cesser de prendre son traitement ou, au contraire, de multiplier les doses. Il s’éteindra alors doucement, avec très souvent une sorte d’assentiment tacite de l’entourage et du médecin à qui la composante suicidaire de ce décès n’a pas échappé. Le défunt était si âgé que l’on pourrait presque parler d’une mort naturelle.
Il existe enfin une autre manière de ne pas vouloir survivre à l’être aimé ; et qui n’est pas incompatible avec une certaine sérénité et un désir de mourir dans la dignité. Comme on l’a vu dans l’histoire de Paul et Georgette, l’EXIT a permis à notre couple de « vivre leur amour jusqu’au bout » tout en faisant preuve d’égards envers les sentiments et les réactions des survivants. Naturellement, cette solution n’est envisageable qu’à certaines conditions : que le survivant, comme c’était le cas dans l’histoire de Paul et Georgette, souffre de polypathologies incurables.
La surmortalité des veufs
L’homme et la femme ne sont pas égaux face à cette difficulté à survivre à un conjoint décédé. La surmortalité due au veuvage est systématiquement plus importante chez les hommes que chez les femmes. Comment l’expliquer ? On peut risquer plusieurs hypothèses.
La première, la plus évidente, tient à des considérations démographiques. Dans les générations de nos parents, il était courant, voire imposé, que l’homme soit plus âgé que son épouse. Son espérance de vie étant moindre que celle de la femme, il est dans l’ordre des choses que, au moment du veuvage, et lorsque celui-ci survient aux alentours de la huitantaine, la mort ne soit plus éloignée pour lui. Alors que la femme, plus jeune que son mari et avec une espérance de vie plus grande, et même lorsque le veuvage se produit à un âge avancé, peut encore compter sur quelques années avant que l’issue fatale ne se profile à l’horizon.
D’autres explications tiennent à l’évolution différente de la personnalité de l’homme et de la femme. Des études ont montré que, au fur et à mesure que passent les années, et davantage encore après la retraite, l’hommes a plus de difficultés que son épouse à maintenir des liens sociaux, à effectuer les tâches ménagères, à recevoir des soins. D’une manière générale, l’acceptation d’une vie solitaire après le décès du conjoint paraît plus difficile pour les hommes que pour les femmes. Par ailleurs, il est aussi envisageable, selon d’autres études, que les hommes éprouvent plus de difficultés que les femmes à surmonter les événements stressants de la vie et qu’ils sont davantage portés à réagir à ces événements par l’adoption de comportements à risques (alcool, négligence alimentaire, prise de médicaments hasardeuse) pouvant entraîner une dégradation de la santé, et même la mort.
Philémon et Baucis
Il ne faudrait pas croire que le cas d’un homme et d’une femme qui, au terme de leur vie, souhaitent mourir ensemble soit propre à notre époque ; c’est une histoire vieille comme le monde. Celle de Paul et Georgette n’est pas sans nous rappeler une légende mythologique racontée par Ovide dans ses Métamorphoses, il y a exactement 2000 ans. C’est l’histoire de Philémon et Baucis.
Il était une fois un vieil homme et une vieille femme qui vivaient depuis leur mariage dans une pauvre chaumière entourée d’un jardin et de quelques arpents de terre. Ils y avaient toujours été heureux, en dépit de leur pauvreté qui, disaient-ils, « n’est pas un si grand malheur quand on est prêt à l’accepter ». Un jour qu’ils se tenaient devant leur chaumière, ils se mirent à parler du temps passé, de leur vie si dure et cependant si heureuse. Ils étaient maintenant parvenus à un âge très avancé. Soudain, comme ils échangeaient leurs souvenirs, chacun s’aperçut que l’autre se couvrait de feuilles. Puis une écorce les entoura. Ils n’eurent que le temps de s’écrier tendrement : « Adieu, cher compagnon » ; les mots avaient à peine passé leurs lèvres qu’ils étaient transformés en arbres, Philémon en chêne et Baucis en tilleul. Mais ils étaient toujours ensemble : le chêne et le tilleul n’avaient qu’un seul tronc et ils mêlaient leur feuillage. De partout on venait admirer le prodige et des guirlandes de fleurs garnissaient toujours les branches pour honorer ce couple resté inséparable jusque dans la mort.
« Aimer un être, c’est accepter de vieillir avec lui. » (Albert Camus)
Ma profession de gérontopsychologue me donne presque chaque jour l’occasion de rencontrer de vieux, voire de très vieux couples. Avouerai-je que rien ne me touche davantage que de voir une vieille dame et un vieux monsieur venir vers moi, la main dans la main, l’un et l’autre s’inquiétant de la santé de son conjoint, tous deux si proches qu’ils me semblent ne plus faire qu’un seul être.
Ce sont ces rencontres qui m’ont permis de comprendre ce que peut signifier le titre de mon propos : « l’amour jusqu’au bout ». Et je prends le verbe « comprendre » dans ses deux acceptions : tenter de saisir le sens, la signification de la décision extrême prise par cet homme ou cette femme qui a perdu son conjoint et qui choisit de le suivre dans la mort ; mais aussi accepter cette décision sans la juger, encore moins la condamner.
Il vient toujours un moment, dans la vie de ces couples, où vieillir ensemble signifie aussi mourir ensemble. Cet homme et cette femme sont heureux de passer encore quelques années l’un près de l’autre, même si la maladie est là qui les affaiblit, qui les ralentit, qui fait parfois de l’un le soignant de l’autre ; ils sont simplement heureux de poursuivre encore un bout de chemin main dans la main. Et lorsqu’ils pensent à la mort, ils ne peuvent concevoir qu’elle vienne chercher l’un sans prendre l’autre en même temps. En perdant son épouse, son mari, le survivant a le sentiment d’avoir perdu une partie de lui-même. Vivre sans la femme ou l’homme « de sa vie », pour celui qui reste, c’est tout simplement impensable… La vie ne serait plus la vie, elle n’aurait plus de sens ; se lever le matin, passer la journée, se coucher le soir, tout cela sans pouvoir le partager avec ce compagnon ou cette compagne de toute une vie, autant mourir…
Et le jour arrive où l’un des deux meurt. Que faire alors ? Il y a le choix de Paul et Georgette, mais le moment venu, la réflexion et la décision reviennent à chacun selon son cœur, sa raison, ses croyances, son chagrin…