Le désir d’aimer et d’être aimé ne disparaît qu’avec la mort.
EMS et vie privée
Les EMS – Établissement Médico-Social – ont à cœur, dans leurs brochures d’information, de se présenter d’abord comme des « lieux de vie », des espaces d’accueil dans lesquels le résident aura le moins possible le sentiment d’être dépaysé, arraché à son cadre de vie antérieur. Mais ils mettent également en avant leurs prestations médico-sociales et hôtelières, leurs services de soins et d’animations, le cadre sécurisant, le confort matériel qu’ils offrent à leurs « petits vieux ». Cette double composante des EMS, lieux de vie et lieux de soins, ne va pas sans contradiction avec les exigences de la vie privée.
Ce paradoxe, on le retrouve également dans la double affectation de la chambre en EMS. En effet, celle-ci est, pour le résident, le lieu intime par excellence, la pièce qu’il peut meubler et décorer à sa guise, où il peut retrouver les objets, les tableaux et les photographies qui l’entouraient lorsqu’il vivait à la maison. Mais la chambre est aussi le lieu où, au cours de la journée, plusieurs soignants interviennent pour des tâches et des soins divers, de manière plus ou moins impromptue. Parfois, ces visites des soignants sont ressenties par les résidents comme des intrusions dans leur sphère privée, et en particulier si, en raison d’une surdité plus ou moins avancée, ils n’entendent pas leur soignant frapper à la porte. Enfin, certains soins personnels (douche, toilette intime, mise en place des couches…) peuvent être vécus par le résident comme des atteintes à l’intégrité de leur intimité. En fin de compte, la chambre est un espace privé, intime, mais toujours plus ou moins exposé aux aléas de l’extérieur, ouvert aux irruptions du dehors.
C’est dans ce contexte d’un lieu de vie où la frontière du privé et du public, de l’intime et du collectif est difficile à tracer avec précision que se pose la question que j’aimerais explorer aujourd’hui, celle de l’amour en EMS.
Un sujet tabou
Je commencerai par une constatation : la question de la place de l’intimité, de l’amour et de la sexualité en EMS est encore trop souvent un sujet tabou. Les raisons de cette réticence à évoquer les aspects de la vie intime des résidents sont diverses.
Notons d’abord que cette gêne vient autant de la famille du résident, de ses proches, que de lui-même. Les uns et les autres se trouvent très mal à l’aise lorsque la question vient sur le tapis. On l’aborde de manière pudique, on s’exprime à mots couverts, on recourt à un vocabulaire « innocent », allusif ; on parlera de tendresse, d’affectivité, d’élans ou de désirs naturels, que sais-je encore… Et on passera vite à autre chose ! Pour les enfants d’une personne âgée, la situation est encore plus délicate : comment évoquer la vie sexuelle et intime de ses vieux parents ?
Les soignants ne sont pas plus à l’aise pour aborder ces questions avec leurs résidents. Pour différentes raisons : rappelons d’abord que la différence d’âge qui sépare un résident et son soignant est souvent de deux, voire de trois générations. Pour un jeune homme ou une jeune femme dans la vingtaine ou la trentaine, il n’est pas aisé d’aborder les problèmes de la vie intime et sexuelle avec un vieillard ou une vieille dame de plus de quatre-vingts ans. Dans l’esprit des soignants, les résidents ressemblent à leurs grands-parents, quand ce n’est pas à leurs arrière-grands-parents. Sans compter que, dans notre société de plus en plus marquée par le jeunisme, il est difficile pour les jeunes générations d’imaginer que les besoins d’intimité et de sexualité persistent, plus ou moins vivaces, sans jamais totalement disparaître. Et face aux « réactions sexuelles » d’un ou d’une résidente, ils sont pris au dépourvu et réagissent spontanément de différentes manières : par la gêne, la moquerie, des paroles blessantes, des tentatives de moralisation, ou encore une dynamique d’infantilisation du résident.
Enfin, le tabou sur la sexualité et la vie amoureuse des résidents peut venir de l’institution elle-même. Peu d’EMS ont développé une véritable réflexion sur ces questions, et encore moins ont mis en œuvre des réponses concrètes et adaptées. J’observe pourtant, comme nous le verrons plus bas, que les choses commencent à évoluer et que ces questions font de plus en plus l’objet de débats.
Mais avant d’en venir aux réponses que les EMS pourraient apporter à ce problème de la vie intime de leurs résidents, un petit tableau de la situation actuelle ne sera pas inutile.
Les obstacles à une vie de couple en EMS
Dans un EMS de taille moyenne, ce sont une cinquantaine (ou plus) de résidents et de résidentes qui se côtoient journellement ; ils se retrouvent à la salle à manger, dans les salons, dans le jardin. Dans ces conditions, il est tout à fait normal que des rencontres se produisent, que des attirances naissent et se développent, débouchant sur des relations de couple plus ou moins intenses, plus ou moins harmonieuses, plus ou moins durables. Toutefois, il faut bien reconnaître que ce type de rencontre reste relativement rare, en raison d’obstacles qui tiennent à la nature même de l’institution, telle que je l’ai décrite en commençant ce propos.
Ces obstacles sont de trois sortes : la pénurie de partenaires d’abord. Il faut savoir que, dans un EMS, plus de 75 % des résidents sont des femmes. La polypathologie du grand âge ensuite : aujourd’hui, dans un EMS, quasiment tous les résidents souffrent de diverses maladies chroniques. L’arthrose, le handicap moteur, les états douloureux, les troubles cognitifs ; ce sont autant de fragilisations qui se répercutent sur les comportements, autant d’obstacles aux rencontres avec un partenaire. La vie en collectivité enfin et la difficulté à trouver un espace entièrement privé ne facilitent pas les rencontres intimes.
L’amour en EMS
Mais même s’ils sont relativement rares, les « couples en EMS » existent. Je distinguerai trois types de couple :
Le couple existant déjà avant le placement. Cette situation est très rare, pour différentes raisons. Dans un vieux couple, le rythme du vieillissement de chacun des conjoints est presque toujours très différent. Les cas où le mari et l’épouse ont avancé en âge pour ainsi dire du même pas, subissant en même temps les premières maladies chroniques, les pertes d’autonomie, acceptant ensemble d’être placés dans un EMS, ces cas sont extrêmement rares. Et le plus souvent, s’ils se produisent, les deux conjoints souhaitent, pour différentes raisons, occuper des chambres différentes.
Le couple dont l’un des deux conjoints seulement est placé. C’est la situation la plus fréquente ; le conjoint bien portant reste à la maison et vient régulièrement rendre visite à celui qui réside à l’EMS. Mais comment avoir un peu d’intimité, dans ce lieu privé-public où il est bien difficile de trouver un endroit réservé, confidentiel. Il arrive alors que le proche ait l’impression que son malade a été « kidnappé » par l’institution, qu’il ne lui appartient plus. Il se sent séparé de lui par l’institution, le perçoit davantage comme un « résident de l’institution » que comme son époux ou son épouse.
Une situation quelque peu déroutante peut se présenter, dans le cas où le résident est atteint de la maladie d’Alzheimer : il finit par ne plus reconnaître le conjoint qui vient lui rendre visite ; pour des raisons mystérieuses, il se rapproche d’un autre résident qu’il côtoie chaque jour, lui manifeste des gestes d’affection, en tombe amoureux… J’ai connu récemment un de ces cas où, avec une merveilleuse intelligence de la vie, le mari de la malade Alzheimer a accepté, et même s’est réjouit pour elle, que son épouse se mette à « fréquenter » un autre malade. Je sais malheureusement d’autres cas où le proche et les enfants se sont fâchés, ont accusé l’institution, sont allés jusqu’à déplacer leur malade dans un autre EMS, au mépris de son bien-être et des dernières joies que lui offrait la vie, au sein de son désarroi.
Couple formé à l’EMS. C’est le cas où les deux résidents ont été placés en EMS alors qu’ils vivaient déjà seuls (veuvage, divorce, célibat) à la maison. Dans cette situation, les proches sont les frères et soeurs, mais surtout les enfants. Il faut considérer deux situations différentes.
Si les deux personnes ont toute leur tête, et même si de nombreuses maladies chroniques les accablent déjà, on portera le plus souvent un regard attendri sur ces « vieux amoureux » qui longent les couloirs de l’EMS en se tenant par la main, on leur passera facilement leurs petites démonstrations de tendresse, tant qu’elles restent dans les limites de la bienséance.

Nathalie Tille
Ici, j’aimerais renvoyer le lecteur à l’exposition de photographies de Nathalie Tille, Coup de foudre en EMS, présentée à Genève il y a quelques années. La photographe a immortalisé un certain nombre de couples qui se sont formés dans des EMS.
La situation dans laquelle l’une des deux personnes, ou les deux, souffrent de la maladie d’Alzheimer est beaucoup plus délicate. Pour les enfants, il est très difficile de voir leur père ou leur mère, qui par ailleurs peine à les reconnaître, se rapprocher d’une autre personne et lui manifester des gestes de tendresse qu’il ou elle n’est plus capable de prodiguer à ses propres enfants. Ils verront alors la relation que leur père ou leur mère malade entretient avec un autre résident comme une infidélité à leur égard, ou une trahison envers le parent décédé.
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D’une manière générale, les relations intimes vécues par un vieux parent résidant en EMS sont souvent difficiles à accepter pour les enfants.

Nathalie Tille
En effet, au fur et à mesure que les parents avancent en âge et qu’ils deviennent de plus en plus dépendants de leur entourage, on assiste à une sorte de « renversement des rôles parents-enfants » qui transfère en quelque sorte l’autorité parentale aux enfants, leur confère un droit de regard – et même de jugement – sur leurs parents. Dans le cas où un parent placé s’attache à un autre résident, il arrive que la situation soit vécue positivement par les enfants, qui sont heureux de voir leur vieux papa ou leur vieille maman retrouver les joies d’une vie intime. Mais le plus souvent, hélas, les enfants sont incapables d’accepter que leur parent âgé veuille vivre une relation affective avec un nouveau partenaire ; ils feront leur possible pour contrecarrer ses désirs : mise en garde, leçon de morale, menace…
Face aux pulsions sexuelles
Il faut parler enfin de ce que j’appellerai, faute de mieux, des « manifestations débordantes » de la sexualité. Elles se présentent sous différentes formes et prennent bien souvent les soignants au dépourvu.
Les premières se manifestent à l’occasion des soins, et plus particulièrement de la toilette intime. Même si la soignante – ou le soignant, mais ce sont le plus souvent des femmes – s’applique à une certaine retenue dans ses gestes, il se peut que ces contacts physiques suffisent à exciter chez la personne âgée un désir soudain qui se manifeste par une érection ou une autre réaction de nature sexuelle. Il arrive aussi qu’un résident – c’est surtout le fait des hommes – adresse des remarques crues ou déplacées à sa soignante, tente de passer la main sur ses fesses et sa poitrine. Les soignants peuvent également être les témoins involontaires d’actes auto-érotiques. Ces pulsions sexuelles débordantes sont parfois en lien avec certaines pathologies désinhibantes, comme une démence avancée, une schizophrénie chronique, etc.
Naturellement, toutes ces situations sont délicates pour les soignants et il n’est pas facile pour eux de trouver la réaction appropriée. D’un côté, il est important de tenir compte des pulsions affectives et sexuelles des résidents : si elles ont lieu dans l’espace privée de la chambre ou de la salle de bain, et si elles restent dans des limites acceptables, le mieux est sans doute pour le soignant de quitter la chambre et d’y revenir plus tard. En revanche, si le résident se livre à ses pulsions dans l’espace public de l’EMS (couloir, salon, salle à manger), il faut intervenir gentiment, et le ramener dans sa chambre.
Alors que faire ?
On le voit, l’amour en EMS se présente sous des formes nombreuses et variées. Et les solutions devront elles aussi se moduler en fonction des différentes situations. Voyons d’abord ce qui se fait déjà, avant d’envisager ce qui pourrait être fait, si nous vivions dans un monde idéal.
Certains EMS ont déjà mis en oeuvre quelques modestes mesures susceptibles de mieux préserver la sphère privée des résidents. Ce sont parfois de petites choses toutes simples, comme de fournir aux résidents des pancartes « Ne pas déranger ! », ou de faciliter, pour ceux et celles qui le désirent, l’acquisition de revues et de films érotiques. On a commencé, dans quelques EMS, à mettre à disposition des résidents des chambres destinées à ce que l’institution appelle pudiquement des « retrouvailles en couple ».
Je n’évoquerai qu’en passant les tentatives de certains EMS (surtout dans les grandes villes, comme Genève ou Zurich) qui, se soumettant docilement aux idéologies politiquement correctes en vogue depuis quelque temps, ont recours à des « assistants sexuels » pour satisfaire la libido de leurs résidents et de leurs résidentes. D’autres institutions, gangrenées par les idéologies identitaires à la mode, souhaitent créer des secteurs réservés aux LGBT. J’ai peur que le remède soit pire que le mal ; en effet, dans notre société qui a déjà trop tendance à considérer les EMS comme des sortes de ghetto, ces pratiques ne feraient que créer des ghettos supplémentaires à l’intérieur de l’institution. D’autre part, est-ce qu’un vieux monsieur ou une vieille dame, octogénaire ou nonagénaire et souffrant d’une polypathologie invalidante, n’a pas d’autres préoccupations, à l’approche de la mort, d’autres sujets de réflexion, plus élevés et plus graves, que son « identité sexuelle » ?
Dans notre canton, l’Association Fribourgeoise des Institutions pour Personnes âgées (AFIPA) a rédigé une « Charte éthique de l’EMS ». Dans la partie consacrée à la vie intime des résidents, la charte évoque le « respect de l’intimité et de la vie affective et sexuelle » des résidents. Elle leur reconnaît « le droit de vivre pleinement leurs relations affectives et sexuelles dans le respect de chacun ». Elle préconise notamment des mesures concrètes permettant aux résidents « de vivre leur intimité sans crainte d’être dérangés ». Notons que les auteurs de la charte évoque avec raison les deux composantes de la vie intime des résidents : les relations affectives et les relations sexuelles. Pour ma part, j’ai souvent constaté que c’était la tendresse, l’amour, les mots doux et les gestes caressants que recherchaient les personnes âgées, bien plus profondément que la relation sexuelle.
J’ai souvent parlé des soignants dans ce propos, pour une raison évidente : ils sont au cœur de ce petit monde que forme un EMS. Ils accompagnent les résidents du matin au soir, et même souvent du soir au matin ; ils vivent non seulement avec eux, mais dans leur intimité ; ils s’attachent à eux, s’inquiètent de leur santé, les aident à se nourrir, sont présents à leur dernier souffle. Et si les comportements, les réactions, les demandes des personnes âgées les prennent parfois au dépourvu, cela est tout à fait normal car la vieillesse, les pathologies de l’âge avancé, les angoisses devant la mort forment un monde complexe auquel les soignants ont été peu initiés. En outre, ils sont la plupart du temps très jeunes, ils viennent souvent de cultures éloignées de la nôtre, dans lesquelles la relation avec les personnes âgées est très différente. Afin qu’ils soient mieux à même de répondre à cette complexité du monde des personnes âgées, pourquoi ne pas instaurer dans les EMS une formation continue à l’intention des soignants, qui se donnerait pour tâche à la fois de les aider à comprendre les comportements de leurs résidents et de les préparer à réagir de manière appropriée et enrichissante aux différentes situations ?
J’ai évoqué plus haut le grand écart d’âge entre les soignants, la plupart dans la vingtaine et la trentaine, et les résidents, octogénaires et nonagénaires. Si cet écart peut être parfois une difficulté, comme je l’ai montré, j’ai souvent observé également que cette cohabitation de la jeunesse et de la vieillesse au sein des EMS est aussi une ressource et une richesse. En effet, la présence quotidienne de ces jeunes gens et de ces jeunes femmes auprès des personnes âgées, le spectacle de leur fraîcheur, de leur énergie et de leur vitalité sont souvent pour les résidents une stimulation, une motivation à se réjouir de la vie et à y puiser les émotions, les sensations, les joies qu’elle peut encore leur offrir.
Conclusion
« Le désir d’aimer et d’être aimé ne disparaît qu’avec la mort », disais-je à l’ouverture de ce propos. C’est là sans doute la grande vérité qui devrait figurer au fronton de tous les EMS. L’amour, la tendresse, le désir vont de pair avec l’instinct de vie. Aussi longtemps que le souffle de la vie est là, et ce en dépit de toutes les pathologies invalidantes qui viennent assombrir le tableau, le besoin d’affectivité et d’intimité demeure ; alors même que la raison, parfois, s’en est déjà allée.
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Pour illustrer ce propos, j’aimerais signaler un film, deux livres et une bande dessinée (dont vous pouvez découvrir une présentation dans la rubrique « Perles » de mon site, catégories « Livres », « Films » et « Bandes dessinées »).
– Loin d’elle, un film de Sarah Polley, avec Julie Christie, 2011.
– Marina Rozenman, Le Cœur n’a pas de rides, Nil, 2012.
– Marie de Hennezel et Philippe Gutton, Et si vieillir libérait la tendresse, In Press, 2019.
– Thibaut Lambert, L’Amour n’a pas d’âge, (BD), Ronds dans l’O, 2019.