publié le 1.9.2020

L’amitié au-delà de la maladie d’Alzheimer

Une rencontre

Ma carrière de gérontopsycologue a été marquée par la rencontre de patients et de proches aidants qui, par la richesse de leur personnalité, par le courage et la capacité de résilience dont ils ont su faire preuve face à la maladie, resteront comme des phares dans ma longue expérience. J’ai déjà eu l’occasion, dans des Propos précédents, d’évoquer quelques-unes de ces figures ; aujourd’hui, j’aimerais vous raconter l’histoire de Rita.

Tout a commencé par un coup de téléphone, un jour de mai 2013. Une voix à la fois douce et décidée, avec un charmant accent suisse-allemand, me demandait si c’était bien à la responsable du groupe de soutien « Carpe diem » destiné aux jeunes malades Alzheimer suisses-romands qu’elle s’adressait.

Rita venait de recevoir le diagnostic de la maladie d’Alzheimer – elle n’avait pas encore 53 ans – et elle désirait rencontrer d’autres jeunes malades Alzheimer. Elle habitait un village au bord du lac de Zoug ; elle avait cherché un groupe de rencontres en Suisse allemande, mais elle n’avait rien trouvé ; et finalement, en surfant sur Internet, elle était tombée sur mon groupe « Carpe diem ».

Dans le groupe Carpe diem

À tous les jeunes malades qui souhaitent rejoindre le groupe, je propose d’abord une rencontre personnelle. C’est ainsi que, par un beau samedi de mai de cette année-là, j’ai rendu visite à Rita dans sa jolie maison sur les hauteurs du lac de Zoug. J’ai parqué ma voiture devant l’église et remonté la petite rue bordée de maisons jumelées. Lorsque j’ai tourné dans l’allée ornée de fleurs, j’ai vue une belle femme qui m’attendait, souriante, sur le seuil de sa maison, c’était Rita. Et un peu plus tard, autour d’une tasse de thé et d’un gâteau à la crème et au chocolat, elle m’a expliqué sa situation.

Les membres du groupe avec leurs proches.

Elle parlait bien le français, dont elle avait acquis les rudiments dans sa petite enfance passée à Genève. Infirmière diplômée, elle avait travaillé pendant de longues années dans un hôpital proche de chez elle. Elle était divorcée et elle avait deux enfants adolescents : un fils, Camille, 19 ans, et une fille, Chloé, 17 ans. Elle m’a tout de suite expliqué que, pour elle, venir jusqu’à Marsens une fois par mois pour rejoindre le groupe Carpe diem n’était pas un problème ; au contraire, c’était un beau défi qu’elle avait envie de relever ! Ce qui m’a tout de suite frappé chez elle, c’était sa détermination à faire face à la maladie par tous les moyens à sa disposition.

À la réunion du groupe Carpe diem de juin 2013, Rita avait rejoint notre petite troupe. Ce qui représentait pour elle un trajet en bus jusqu’à Lucerne, un autre en train jusqu’à Berne, un troisième enfin jusqu’à Bulle, où mon compagnon allait l’attendre sur le quai de la gare pour la conduire dans notre lieu de rencontre : la galerie du Vide-poches de l’hôpital de Marsens. L’intégration de Rita dans le groupe Carpe diem s’est passée merveilleusement. Les autres membres se sentaient à la fois curieux, heureux et honorés d’accueillir une infirmière suisse-allemande dans leur réunion.

Rita a participé à toutes les rencontres du groupe Carpe diem durant cinq ans – une soixantaine en tout ! J’ai eu l’occasion d’évoquer les moments forts de nos réunions dans mon Propos du mois de juillet 2019 : « Le Carpe diem des jeunes malades Alzheimer ».

J’aimerais trouver les mots pour dire la présence lumineuse de Rita au sein du groupe Carpe diem pendant toutes ces années : son attention à la parole des autres, la perspicacité de ses remarques, la justesse des conseils qu’elle prodiguait à partir de son expérience, sa gentillesse et ses égards pour les autres, et cette curiosité inlassable qui la poussait à toujours s’interroger sur la nature et l’évolution de la maladie…

Parfois, Rita m’écrivait des mails dans lesquels elle me faisait part de ses sentiments, de ses réflexions. J’en citerai ici et là quelques passages, auxquels je conserverai leur naturel en ne corrigeant pas les petites maladresses de langue. Dans un de ses premiers messages, elle me parlait de la place que nos rencontres avaient prise dans sa vie : « Chère Marianna. La rencontre avec toi et le groupe est un grand plaisir pour moi. Je n’aurais jamais cru comme ça peut faire du bien des échanges d’idées sur la même longueur d’onde avec d’autres personnes qui savent ce que ça veut dire de perdre la responsabilité et la valeur dans notre société. Partager la frustration et la tristesse est aussi un effort positif ! Je me sens accueillie et acceptée. »

Son combat contre la maladie d’Alzheimer

Rita avait 50 ans lorsqu’elle a commencé à remarquer qu’elle ne mémorisait plus aussi facilement les numéros des chambres de ses malades à l’hôpital où elle travaillait. D’autres fois, elle peinait à identifier un lieu qui lui était pourtant familier, ou bien elle ne parvenait plus à reconnaître certaines personnes. « Je sentais bien que cela allait au-delà des oublis ordinaires. »

Contrairement à beaucoup de malades qui, par la crainte d’une vérité difficile, repoussent le plus longtemps possible le moment d’une consultation, parfois jusqu’à s’y prendre tellement tard que les ravages de la maladie sont déjà trop avancés pour songer à une véritable résilience, Rita  a immédiatement décidé de voir son médecin de famille, qui a diagnostiqué un burn out et lui a prescrit des antidépresseurs et un arrêt de travail pendant 6 mois. Ici, nous avons affaire à une erreur de diagnostic fréquente ; les médecins généralistes n’étant pas encore suffisamment familiarisés avec les symptômes de la maladie d’Alzheimer, surtout chez une personne si jeune, ils s’arrêtent trop souvent aux symptômes de surface, sans chercher plus loin. L’état dépressif était bel et bien là, mais le médecin n’avait pas vu qu’il n’était qu’une réaction psychologique normale à la prise de conscience par Rita de ses difficultés cognitives.

Contrairement à son médecin, Rita avait très vite compris qu’elle souffrait de la maladie d’Alzheimer. Pendant deux longues années, elle a dû non seulement affronter la maladie, mais encore lutter contre l’obstination du corps médical à refuser d’entendre ses demandes. Finalement, c’est la Memory Clinic de Bâle qui a posé le diagnostic, donnant entièrement raison aux impressions et au pronostic de Rita.

Face à la réalité de la maladie, la première réaction de Rita a été d’en parler ouvertement à tout son entourage : ses enfants, ses amis, ses collègues, ses voisins… « Je suis toujours moi-même ! Avec mes enfants, je parle sans ambages. Il faudra bien qu’ils soient prêts, le moment venu. Le diagnostic a été un choc pour nous tous, mais paradoxalement aussi un soulagement, il a mis fin à l’incertitude. On est infiniment seul face au diagnostic. C’est ce que je veux changer ! »

À l’hôpital, elle a tout de suite informé son supérieur de sa situation et lui a demandé de pouvoir continuer à travailler. Elle acceptait de renoncer à son poste d’infirmière diplômée, qu’elle sentait maintenant au-dessus de ses forces ; pendant quelque temps, elle a travaillé comme infirmière-assistante, puis comme auxiliaire placée sous la supervision de ses collègues. Deux ans plus tard, elle a accepté de travailler dans son service deux jours par semaine comme simple dame de ménage. L’important pour Rita était de pouvoir venir travailler et de se sentir utile. « Je suis contente de pouvoir encore travailler, j’y tiens énormément, mais c’est dur aussi ; être infirmière, c’était ma vocation, j’ai beaucoup aimé le travail avec les patients ! » J’aimerais saluer ici l’ouverture d’esprit et la générosité de cœur dont ce directeur a fait preuve devant le désarroi de son employée.

Ce qu’il importe de relever, dans la manière dont Rita a abordé la maladie, c’est sa volonté d’affronter ouvertement les difficultés ; elle ne cherchait pas à les minimiser, elle voyait bien qu’elles étaient là, mais elle ne renonçait pas pour autant à trouver des solutions, à lutter pour continuer d’exister le plus pleinement possible, quitte à devoir mettre entre parenthèses un peu de son amour-propre. On le voit, dès les premiers temps de la maladie, Rita a adopté la seule attitude possible, celle qui lui permettait de ne pas désespérer : parler de sa maladie autour d’elle, l’accepter, tout mettre en œuvre pour continuer à vivre avec elle le mieux possible.

Son combat pour les autres malades

Une autre face de la personnalité de Rita m’a beaucoup touchée : dès le début, elle a compris que lutter pour elle seule n’était pas suffisant ; elle a décidé qu’il était en quelque sorte de son devoir de se battre aussi pour les autres malades, pour ce qu’elle appelait « la cause Alzheimer ». Elle a donné des interviews dans les journaux, à la télévision (SRF 10vor10), elle a participé à plusieurs congrès de l’Association Alzheimer Suisse, et même une fois à une réunion au niveau européen. Il faut comprendre que cet engagement de Rita dans la cause Alzheimer répondait à une double motivation et lui apportait une double satisfaction : aider ceux qui, comme elle, souffrait de cette maladie, partageait ses désarrois, mais aussi trouver pour elle-même des raisons de poursuivre le combat, de ne pas désespérer…

Je l’ai dit, Rita est venue dans mon groupe Carpe diem pour les jeunes malades parce qu’elle n’avait trouvé aucun groupe de ce genre en Suisse allemande. Je n’ai donc pas été étonnée de recevoir un jour un mail dans lequel elle m’écrivait : « Ta manière de nous faire nous rencontrer m’a donné beaucoup d’idées, et j’y ai beaucoup réfléchi. C’est comme ça que je veux commencer un groupe suisse-allemand ! » Et en 2014, avec l’aide d’une infirmière travaillant pour l’Association Alzheimer Suisse, elle a réussi à mettre sur pied un groupe pour jeunes malades suisses-allemands à Olten, qu’elle a baptisé avec beaucoup d’à-propos : Labyrinth.

Comment Rita vivait avec la maladie

La maladie d’Alzheimer est, pour le malade, une épreuve qui se vit au quotidien, une course d’obstacles de tous les instants. Et là encore, Rita s’est montrée exemplaire jusque dans les petites choses de la vie de chaque jour, en les abordant avec ce qui était chez elle comme une sorte de réflexe face à la maladie : accepter la réalité sur laquelle il est inutile de s’aveugler, mais le faire sans fatalisme, sans défaitisme, sans renoncer à lutter pour exister, pour connaître encore toutes les joies, grandes et petites, que la vie peut apporter, même à une malade Alzheimer…

Sagement, Rita a commencé par renoncer à la conduite automobile, considérant que sa vie était déjà suffisamment mise en péril sans l’exposer encore à un stupide accident de voiture… Prenant la chose comme un défi, elle a tenu à continuer à utiliser son téléphone portable pour gérer son emploi du temps et ses rendez-vous. Tout au long de la maladie, Rita a aimé se donner des défis, à la fois parce qu’ils étaient des occasions de se montrer combative, mais aussi parce qu’ils lui donnaient le sentiment de vivre pleinement, parce qu’ils étaient pour elle des sources de joie et de bonheur, chaque fois qu’elle réussissait à les relever victorieusement.

Dès que cela s’est révélé nécessaire, elle a sollicité les aides extérieures disponibles, sans y voir, comme le font encore trop souvent les malades, une dépendance, une ingérence, une faiblesse. Elle a accepté les soins à domicile, les achats apportés à la maison par un membre de la Croix-Rouge… Le jour où elle n’a plus été capable de préparer elle-même ses repas, elle a eu l’idée de prendre contact avec la direction d’un EMS de sa petite ville, qui a accepté qu’elle vienne manger à midi avec les résidents. Elle y allait toujours à pied, 30 minutes pour aller et pour s’ouvrir l’appétit, 30 minutes au retour pour mettre en route la digestion. Elle m’a raconté que, au début, elle avait trouvé les repas assez « insipides » – elle avait cherché le mot dans le dictionnaire – mais que, par la suite, elle les avait trouvés de plus en plus à son goût. Elle retrouvait chaque jour des voisins et des voisines de table qui avaient vingt à trente ans de plus qu’elle, mais cela ne l’a pas empêchée de nouer de belles amitiés avec plusieurs résidentes de l’EMS.

Cette volonté de se battre envers et contre tout, elle l’a expliqué un jour dans une interview : « Lorsqu’on vous diagnostique un cancer, vous faites des chimiothérapies, parfois même si votre cas est désespéré. Pourquoi devrais-je renoncer à lutter contre la maladie d’Alzheimer ? En tant que maman, j’ai même le devoir de lutter. » C’est ainsi qu’elle a mis au point un programme quotidien pour se maintenir en forme. En voici les points principaux, tels qu’elle me les présentait : « 1. Je consacre chaque jour une heure à la lecture d’un livre en anglais et une autre heure à un livre en français. Je prends beaucoup de notes, je cherche la signification des mots difficiles dans le dictionnaire. J’ai également pris des cours de conversation en anglais. 2. Je fais une heure de nordic walking au bord du lac, le long duquel j’ai toujours beaucoup aimé me promener. 3. Je résous quotidiennement quelques sudokus et je remplis la grille des mots croisés de mon journal ; je reconnais pourtant qu’il m’est de plus en plus difficile de sortir victorieuse de ces jeux de chiffres et de lettres. 4. J’ai continué le plus longtemps possible à utiliser mon ordinateur, où j’avais trouvé des jeux de mémoire que je pratiquais un peu chaque jour. 5. J’aime beaucoup lire à haute voix quelques pages en allemand, en anglais et en français, cela me permet une meilleure compréhension et me demande un effort de concentration plus important. »

Ce sont ces différentes stratégies, dans ce qu’il faut bien appeler une véritable guerre contre les progrès de la maladie, qui ont permis à Rita de vivre une bonne dizaine d’années pendant lesquelles, me disait-elle, elle n’a jamais cessé de se sentir vivante et de plain-pied avec le monde autour d’elle. Chaque victoire lui apportait une joie, lui donnait envie de continuer à vivre, pour elle et pour ses enfants.

Partir avec EXIT 

Dans sa lutte contre la maladie, Rita n’avait pourtant jamais perdu de vue qu’elle finirait par être vaincue. Elle acceptait d’avance cette défaite, mais elle voulait la vivre à sa manière. Il avait toujours été hors de question pour elle d’aller jusqu’au bout de la maladie, de connaître les déchéanches liées à ses stades avancés et ultimes… Elle a toujours refusé cette idée, autant pour elle que pour ses enfants, à qui elle se refusait d’imposer le spectacle de sa décrépitude. Par ailleurs, son métier d’infirmière l’avait familiarisée avec le spectacle de la mort ; elle n’en avait pas peur. « En tant qu’infirmière, la finitude de la vie a toujours été pour moi une évidence. C’est pourquoi je peux accepter sans trop d’états d’âme ce qui m’attend. »

C’est peu de temps après la confirmation du diagnostic de la maladie d’Alzheimer que Rita a pris contact avec EXIT (Association suisse pour le Droit de Mourir dans la Dignité). Et à aucun moment, pendant ces dix années, elle n’a été tentée de remettre en question sa décision de demander cette assistance à l’autodélivrance. La femme volontaire et déterminée qu’elle avait toujours été continuait à placer très haut dans son esprit le droit de choisir de s’en aller dans la dignité.

Pour le malade Alzheimer, le recours à EXIT pose toujours un problème délicat. En effet, le moment venu, le patient doit démontrer une capacité de discernement attestée par un certificat médical. Et comme, pour le malade Alzheimer, cette aptitude au discernement se perd progressivement, la difficulté consiste à fixer le moment du départ avant qu’il ne soit trop tard et que les troubles cognitifs ne s’aggravent au point de l’empêcher de prendre une décision mûrement réfléchie.

J’ai rencontré Rita chez elle pour la dernière fois deux semaines avant son départ. Elle m’a accueillie avec sa gentillesse, sa douceur habituelles. À un moment, elle m’a montré le carnet dans lequel elle prenait ses notes ; sur la couverture, elle avait écrit en gros caractères bleus : « 16.7.20 Exit ». Date qu’elle avait marquée d’une croix. Nous sommes allées faire une promenade au bord du lac, nous nous sommes arrêtées près d’une sculpture en forme de cœur, où nous avons été photographiées. Je ne peux dire à quel point cette dernière rencontre, cette dernière conversation avec celle qui était devenue mon amie ont été émouvantes pour nous deux. Nous avons parlé de notre amitié, du groupe Carpe diem, nous avons évoqué les autres malades qu’elle avait rencontrés dans le groupe… Sur le lac, quelques canards, deux cygnes glissaient silencieusement le long du rivage ; Rita les regardait pensivement. Elle m’a dit que c’étaient les beautés de la nature qui allaient le plus lui manquer, après ses enfants ; elle a parlé de la mort, qu’elle ne craignait pas, qu’elle acceptait. Il y avait autour de nous une grande sérénité, une grande paix.

Rita est partie dans la dignité le 16 juillet 2020, en présence de ses enfants. Elle venait d’avoir 61 ans.

L’amitié et l’Alzheimer

Rita était une femme au grand cœur, généreuse, empathique, dévouée aux autres autant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Au sein du groupe Carpe diem, elle a noué des amitiés fortes avec Karin, et surtout avec Claude. Elle n’a jamais cessé de se soucier de leur état ; lors de notre dernière rencontre, elle me demandait encore de leurs nouvelles. Quand elle avait appris, en 2019, que Claude vivait désormais dans un EMS du canton de Vaud, elle a fait en sorte de pouvoir lui rendre une dernière visite au home. « C’était une belle époque, et toutes ces amitiés restent gravées dans mon cœur – aussi vivantes que moi ! » m’écrivait-elle.

Contrairement à une idée trop répandue, les malades Alzheimer ne sont pas du tout condamnés à un repli sur soi définitif, à un renoncement aux rencontres ; ils sont tout à fait capables de s’investir dans une nouvelle relation amicale dont ils retireront des bienfaits inestimables. Si vous lisez l’anglais, vous pourrez découvrir l’histoire de Christine Bryden, malade Alzheimer australienne qui s’est remariée quelque temps après son diagnostic et qui a mené un combat exemplaire contre la maladie pendant vingt ans, une expérience qu’elle a racontée dans quatre livres.

Mais ici, il est important de distinguer deux situations très différentes : lorsque le malade Alzheimer vit avec un conjoint, c’est naturellement ce dernier qui répondra à ses demandes d’affection et d’amour, qui lui procurera cette sérénité émotionnelle et affective si nécessaire. Rita avait bien sûr ses deux enfants, qui ont été très présents pour elle, mais le reste du temps, elle vivait seule dans sa maison. C’est pourquoi, parmi les rencontres qu’elle a pu faire dans le groupe Carpe diem, mais aussi dans l’EMS où elle allait prendre ses repas de midi, certaines ont débouché sur de belles et émouvantes amitiés. Et l’une de ces amitiés, j’ai eu le bonheur d’en être la bénéficiaire !

Comment cela s’est-il fait ? Il m’est bien difficile de donner une réponse simple. L’entente immédiate, des affinités mystérieuses, une admiration mutuelle se sont tout de suite mêlées pour nous attacher l’une à l’autre par un lien plus fort que la simple relation psychologue-malade. Voici ce que Rita m’écrivait après une première année de fréquentation du groupe Carpe diem : « Quelle année, cette année 2013 ! Une année pleine de highlights, de voyages, d’amitié, de maladie et de mauvaises nouvelles. Ça m’a façonnée, secouée et ça m’a donné quand même beaucoup de bonnes nouvelles. Ça m’a empreinte, cahotée et touchée par beaucoup de signes de considération et d’estime de mes amis et beaucoup de monde proche. Ça me donnait profondément de la force, ça m’a touchée au cœur. Un de mes « bijoux » de cette année, c’est sans doute toi. Je suis très heureuse d’avoir fait ta connaissance et celui du groupe. C’est mon highlight et mon réconfort de cette année.

À l’automne 2018, Rita a pris la décision de renoncer aux réunions du groupe Carpe diem ; les complications du voyage étaient devenues trop inextricables pour elle. Depuis quelque temps, sa grande capacité à organiser son quotidien à l’aide de post-it et de billets disposés un peu partout dans sa maison avait beaucoup diminué et la planification du trajet en bus et en train était devenue trop difficile. Au moment de prendre sa décision de renoncer au groupe Carpe diem, elle m’a envoyé une belle lettre que je tiens à citer ici in extenso, parce qu’elle met en évidence toutes les richesses de cœur, d’intelligence et d’âme que Rita avait conservées en dépit des progrès de la maladie. (Pour la première fois, elle m’écrivait en allemand. J’ai fait traduire cette lettre en demandant au traducteur de lui conserver son style parfois un peu heurté.)

Chère Marianna,
Je me souviens encore aujourd’hui de notre première rencontre, quand tu m’as écrit après ma recherche sur internet et que tu es venue me trouver chez moi.
Le choc après le diagnostic était insupportable. Mais après ta visite, j’avais de nouveau une perspective et j’étais prête à me battre et à affronter cette terrible maladie qui nous rend témoins conscients de la déchéance de notre raison.
J’y suis assez bien parvenue durant quand même bien quelques années maintenant, grâce à l’acceptation de la maladie, à la fréquentation du groupe Carpe diem et à la lutte pour une bonne vie avec l’Alzheimer.
Mais maintenant l’énergie, peu à peu mais sûrement, commence à me manquer. Chaque jour est un marathon et une course d’obstacles parsemés de toutes les erreurs et maladresses qui nous arrivent avec l’Alzheimer et qui sont exténuantes.
J’ai soigné beaucoup de patients Alzheimer quand je travaillais encore comme infirmière, mais je n’avais jamais réfléchi à combien une vie avec Alzheimer pouvait être fatigante.
Cette recherche sans fin de tout et de soi-même consomme toute notre énergie et nous laisse, petit à petit mais sûrement, épuisés et lessivés.
A cela s’ajoute l’adieu des autres personnes Alzheimer que nous avons connues et appris à estimer dans le groupe et dont la « disparition » au sens figuré me plonge dans la tristesse.
J’ai toujours senti que tu savais ce qui en retournait.
Pour toi, Marianna, nous n’étions pas de la théorie, nous étions des personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer. Pour ça, je te remercie de tout cœur pour tous les bons moments que j’ai pu vivre dans le groupe Carpe diem grâce à toi. Et je remercie Raymond pour le service de taxi sans lequel le transfert depuis Bulle n’aurait pas été possible.
Tous les deux, vous êtes devenus une partie importante et indescriptiblement précieuse de ma vie !
Merci ! Rita

Ma conclusion 

Contre les clichés dévastateurs et majoritairement négatifs de la maladie d’Alzheimer, il est primordial de reconnaître que les compétences affectives et intellectuelles perdurent durant de nombreuses années chez les personnes qui vivent avec cette maladie et qui ont été diagnostiquées assez tôt. La maladie d’Alzheimer et ses consœurs ne privent pas la personne de ses ressources d’un jour à l’autre !

L’exemple de mon amie Rita prouve, et de la plus belle et émouvante des manières, qu’il est possible de mener une vie digne et qui vaut la peine d’être vécue pendant de longues années, à deux conditions : accepter la maladie parce que, quoi qu’on fasse ou qu’on dise, elle est là ; mais en même temps tout mettre en œuvre pour en quelque sorte la défier, pour se maintenir en forme à la fois physique et mentale, et pour trouver dans chaque victoire, si humble soit-elle, une joie de vivre nouvelle.

Au moment de conclure ce portrait de Rita, je ne voudrais pas passer sous silence ce que cette longue cohabitation avec la maladie a pu également comporter de souffrances et d’épreuves, non seulement pour elle, mais aussi pour ses deux enfants. Bien sûr, Camille et Chloé ont éprouvé un sentiment de fierté devant la détermination et l’énergie de leur maman, mais il ne faudrait pas oublier les moments difficiles qu’ils ont traversés, eux aussi, avec beaucoup de courage et d’amour.

Comme je le disais au début de ce Propos, il y a eu, dans ma longue carrière, des patients, mais aussi des proches aidants, qui sont restés pour moi comme des phares, parce qu’ils m’ont éclairée non seulement dans ma compréhension de la maladie d’Alzheimer, mais aussi parce qu’ils m’ont montré qu’en eux continuait à briller, et pendant longtemps, une lumière que nous devons les aider à protéger et à préserver le plus longtemps possible.

En hommage à mon amie Rita, je suis déterminée à me mettre très prochainement à l’étude du suisse-allemand !