L’un des effets de la pandémie a été de réduire drastiquement les contacts avec les personnes âgées. Qu’elles aient été confinées dans des EMS ou plus ou moins isolées à leur domicile, elles se sont vues soudain privées des rencontres, des échanges habituels, des gestes de tendresse avec leurs proches et leurs amis. Ce confinement a été le révélateur spectaculaire de l’importance de l’affectivité dans la vie des personnes âgées et des dégâts que son absence ou sa privation peuvent provoquer.
Les conséquences affectives de la pandémie
L’histoire d’Adèle montrera mieux qu’un long discours le rôle déterminant de l’affectivité chez une personne âgée.
Adèle a nonante-quatre ans, elle réside dans un EMS depuis deux ans, avec un état de santé très dégradé. Elle souffre de plusieurs maladies chroniques incurables (cancer, bronco-pneumonie, hypothyroïdie, insuffisance rénale, troubles cognitifs, etc.). Elle est arrivée au home en même temps que son compagnon de longue date, qui est décédé il y a quelques mois. Adèle a deux filles d’un premier mariage, qui vivent en France et qui ne peuvent que rarement lui rendre visite.
La perte de son compagnon a été pour elle une sorte de fin du monde ; le seul lien affectif fort qui lui restait s’est trouvé soudainement rompu. Et les deux vagues de la pandémie n’ont rien arrangé. Les liens d’attachement avec les soignants, qui sont très importants pour les résidents, ont été réduits à peu de chose par les nouvelles contraintes sanitaires : le port du masque, de la surblouse, de la charlotte, l’ambiance hygiéniste, la rareté des gestes du toucher, la surcharge de travail et le peu de temps que les soignants pouvaient consacrer à leurs résidents, tout cela a fortement réduit les relations affectives. En fin de compte, Adèle s’est retrouvée confinée dans sa chambre, sans plus aucune possibilité de donner et de recevoir de l’affection.
Les conséquences ne se sont pas fait attendre : Adèle s’est pour ainsi dire précipitée dans ce qu’on appelle le « syndrome de glissement ». Elle ne s’alimente plus, ne quitte plus son lit, ne communique plus, a cessé de répondre au téléphone. La perte de toute manifestation d’affectivité a produit en elle la perte de l’envie de vivre : s’il n’y a plus personne à qui donner son affection, plus personne qui vous en témoigne, à quoi bon continuer à vivre ?
La grande leçon de l’histoire d’Adèle, c’est qu’elle met en évidence le lien indestructible qui existe entre la vie et l’affectivité ; j’entends sous ce terme générique toutes les formes d’attachement à une autre personne, affection, sympathie, amitié, tendresse, amour… Et ce lien devient d’autant plus fort et nécessaire à mesure que l’on avance en âge. Libérés des engagements sociaux et professionnels, nous nous tournons de plus en plus, pour donner un sens à notre vie, vers nos attachements affectifs.
Les sources de l’affectivité
Sans vouloir entrer dans des débats de spécialistes, l’on peut avancer que notre besoin d’affectivité se forge pour ainsi dire dans le ventre de la mère, où nous vivons en symbiose avec elle, dans une harmonie parfaite. Naître, c’est être déraciné de ce cocon originel, c’est subir une rupture, une séparation que l’on cherchera tous plus ou moins à réparer à travers toutes les formes d’affectivité que la vie peut nous offrir. C’est de l’arrachement à cet état fusionnel avec la mère que naît notre besoin irrépressible d’affectivité, celle-ci se modulant tout au long de notre vie en affectivité amoureuse, familiale, amicale…
Donner et recevoir de la tendresse est un besoin vital, au sens le plus littéral du mot, comme respirer, manger, boire, dormir. Et cela est vrai pour tous les âges de la vie, pour le bébé comme pour le vieillard. Une existence sans affection est une existence vide, comme le dit si joliment l’ami Bourvil dans une petite chanson sans prétention : « On peut vivre sans richesse, presque sans le sou ; on peut vivre sans la gloire, qui ne prouve rien. Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas. » Comme quoi une chansonnette peut, mine de rien, exprimer les vérités les plus profondes !
L’affectivité et l’attachement dans la vieillesse
On entend dire parfois que les gens âgés, et à plus forte raison les très grands vieillards, n’éprouveraient plus – ou de moins en moins – ce besoin d’affectivité, comme si le vieillissement du corps entraînait automatiquement le vieillissement du cœur. Quelle erreur ! La vieillesse n’amoindrit en rien le besoin d’affectivité ; celui-ci prend simplement des formes un peu différentes, mais pas moins intenses, ni moins essentielles. Il s’appelle tendresse, émotion, intimité, partage, complicité…
Avec le grand âge, l’affectivité peut même devenir encore plus importante. En effet, l’allongement de l’espérance de vie favorise le développement, chez les octogénaires et les nonagénaires, d’une fragilité du corps et de l’esprit, d’une dépendance à l’égard des autres ; pour ces personnes dans le grand âge, le besoin d’attachement, d’affectivité, non seulement répond à un désir naturel d’aimer et d’être aimé, mais aussi à un besoin d’être protégé, rassuré contre l’abandon et la solitude.
Enfin, lorsque la vie devient fragile, que la mémoire flanche, que les souffrances se font épuisantes, que l’esprit même vacille, les gestes d’affection et d’amour des proches et des amis sont comme des signaux qui vous rappellent que, pour eux, vous restez une personne précieuse, importante ; ils vous rassurent sur votre identité profonde.
Quelques histoires d’affectivité
Comme souvent, je préfère donner des exemples que j’ai connus moi-même plutôt que de développer de longues réflexions ou d’ennuyeuses théories. C’est pourquoi je vais vous raconter quelques histoires qui nous livrent toutes la même leçon : à quoi bon continuer à vivre s’il n’y a plus d’affection ?
L’amour jusqu’au bout. La vie d’André et de Maria a ressemblé à un roman : ils se sont rencontrés, ils se sont plu, ils se sont mariés et ils ont eu quatre enfants. Et les années ont passé, avec leur lot de grands et petits bonheurs, de déceptions, de réussites, un grand malheur (la perte d’une fille), les enfants mariés, les petits-enfants turbulents ; bref, toute la panoplie des choses de la vie. Lorsque j’ai connu André et Maria, ils venaient de franchir tous les deux le cap des huitante-cinq ans. Ils habitaient une petite maison à l’orée du village, avec un jardinet qui retournait à l’état sauvage, car ni l’un ni l’autre n’avaient plus la force de l’entretenir. Chaque jour, ils allaient ensemble, à tout petits pas, faire leurs courses à l’épicerie du village, ils ne lâchaient jamais la main de l’autre, ils parlaient peu, il y avait longtemps qu’ils n’avaient plus besoin des mots pour se comprendre.
Mais un jour glacé de novembre, Maria est morte, dans son lit, pendant la nuit, sur la pointe des pieds pour ainsi dire. André s’est occupé des démarches de l’enterrement, puis on ne l’a pas revu au village. C’est le facteur qui l’a découvert ; il était mort dans son lit, exactement une semaine après son épouse. Il avait perdu le seul lien affectif qui le retenait à la vie, l’amour qu’il avait partagé durant plus de soixante années avec la femme de sa vie. Il ne voyait plus de raisons de poursuivre seul le chemin ; sans l’amour de Maria, sa vie n’avait plus de sens.
Cette histoire m’en rappelle une autre que vous pouvez découvrir dans le beau livre de photographies de Marcel Imsand : Paul et Clémence. Pendant une dizaine d’années, le photographe a rendu des visites régulières à Paul, qui vivait reclus dans sa vieille ferme des Dailles, en compagnie de Clémence, l’ancienne servante de ses parents, avec qui il a partagé sa vie pendant une quarantaine d’années. Le couple vivait dans la plus grande simplicité, dans une maison sans électricité ni chauffage, mais où trônaient une imposante bibliothèque et un piano sur lequel Paul, malgré son arthrite, jouait parfois Für Elise de Beethoven.
Voici comment le préfacier du livre, Jean-Bernard Repond, raconte la fin de leur histoire : « Clémence perdit la mémoire. On dut l’emmener à Lausanne. C’en était trop pour Paul de demeurer seul. Pendant une dizaine de jours, il resta devant son feu et cessa de manger. Il refusa toute aide. Mais un matin, lorsque l’infirmière se présenta pour l’hospitaliser, il était prêt. Il avait pris toute la nuit pour se laver, se raser, se changer et revêtir des habits propres. Il passa encore dix mois à Saint-Loup, avant de mourir, en novembre 1980. »
Que conclure de ces deux histoires ? Je soulignerai d’abord le fait que ces couples vivaient très simplement, et le second presque dans la misère ; ce qui n’empêchait pas André et Maria, Paul et Clémence d’être parfaitement heureux et de trouver belle la vie, aussi longtemps du moins qu’ils étaient ensemble et qu’ils pouvaient recevoir et donner de l’amour. Et jamais dans leur vie ce lien d’affection n’avait été aussi important et vital que dans l’extrême vieillesse, au point que, à partir d’un certain moment, la perte de ce lien a signifié pour eux la perte de l’envie de vivre.
J’ai développé ce thème dans un de mes propos : « L’amour jusqu’au bout », qu’on peut lire ici.
Un amour de vieillesse. Je viens de parler des couples qui ont eu la chance de durer toute une vie. Je noterai en passant qu’ils se font de plus en plus rares par les temps qui courent ! Il existe une autre forme de couple que je suis de plus en plus souvent amenée à côtoyer, ce sont les couples qui se sont formés sur le tard, et parfois à un âge avancé. Avec le vieillissement démographique, les veufs, les divorcés, les séparés se retrouvent souvent, au moment où ils perdent leur conjoint, avec devant eux encore une dizaine, une vingtaine d’années à vivre, et parfois davantage. Certains se font une raison et s’accoutument à une vie solitaire, cherchant ailleurs des liens affectifs, chez les amis, les proches (frères et sœurs, petits-enfants, nièces ou neveux). Mais pour beaucoup la perspective de la solitude est effrayante. Se créent alors en eux, presque à leur insu, une disponibilité du cœur, une ouverture aux rencontres qui leur donnent une sorte de nouvelle jeunesse. Et bien souvent l’occasion ne se fait pas longtemps attendre. L’une de ces histoires m’a particulièrement touchée.
Claudette avait 65 ans lorsqu’elle a perdu son mari. Elle avait élevé deux enfants, avait tenu un salon de coiffure à mi-temps, avait vécu une belle histoire d’amour avec son mari, et se retrouvait soudain seule et souvent désœuvrée. Elle s’occupait un jour par semaine de ses deux petits-enfants, faisait de la gymnastique avec les dames du village le mercredi soir, mais le reste du temps passait bien lentement. À la fin, sur un coup de tête, elle s’est inscrite dans un club d’ornithologie. Il y avait des cours le soir, des sorties dans la nature le samedi, des manuels à lire, des dizaines de noms d’oiseau à mémoriser, cela occupait son temps, mais elle se sentait bien seule.
Bernard était comptable. Il s’était retrouvé seul à l’âge de 60 ans, après un divorce. Tant qu’il travaillait, il n’avait pas le temps de penser à autre chose. C’est au moment de la retraite que la solitude lui est tombée dessus, que sa vie soudain lui a paru terriblement vide. Il a tenté d’y échapper en faisant du bénévolat, il tenait la comptabilité de quelques associations, il se mettait à disposition pour les déclarations d’impôts, mais cela ne comblait pas le vide de sa vie. Un ami, qui avait remarqué que Bernard aimait les oiseaux, lui a conseillé de le rejoindre dans son club d’ornithologie.
Vous devinez la suite : Claudette et Bernard se sont retrouvés un samedi matin à observer les oiseaux, il lui a prêté ses jumelles ornithologiques, elle lui a montré ses plus belles photos d’oiseaux… Bref, de fil en aiguille, ils sont devenus inséparables. Ils allaient au cinéma ensemble, de temps en temps au restaurant, souvent en balade par monts et par vaux. Ils partageaient les émotions que leur inspiraient la beauté de la nature, les saveurs d’un repas, le souvenir de quelques vieux films… Le dimanche après-midi, ils allaient danser dans un café de la région qui organisait des thés dansants.
Bien des années plus tard, alors que Bernard était mort d’un cancer, Claudette, qui avait maintenant huitante-quatre ans, m’a avoué que, pendant les quinze années qu’avait duré leur liaison, elle n’avait pas vu le temps passer. La tendresse que lui avait offerte Bernard, et qu’elle lui avait rendue au centuple, avait rempli sa vie. « Et j’ai des réserves qui vont me durer encore quelque temps », me disait-elle. Elle est morte l’année suivante. Sans doute avait-elle épuisé sa réserve de tendresse.
Quelle leçon tirer de l’histoire de Claudette et Bernard ? Une constatation d’abord : aujourd’hui, et toujours plus dans l’avenir, des personnes ayant passé la soixantaine se retrouvent seules, après un décès ou un divorce, avec devant elles plusieurs décennies à vivre. Que faire de toutes ces années ? Je n’ai pas de réponse unique, mais je suis persuadée que la clé se trouve dans une autre question qui mérite qu’on se la pose sérieusement : « Quelle place je veux donner à l’affectivité dans le reste de ma vie ? »
Ces thèmes, et beaucoup d’autres, sont magnifiquement explorés dans un film documentaire d’Hélène Milano, Nos amours de vieillesse (2005). On y découvre une dizaine de couples formés sur le tard, les obstacles qui peuvent les mettre en échecs, les malentendus qui les font échouer parfois, mais aussi et surtout, les joies, les bonheurs que le partage des émotions et de la tendresse apporte à ces « couples de la dernière heure ». Une confirmation de plus, s’il le fallait, de la permanence du besoin d’affectivité dans la vieillesse.
L’amour filial.
Parmi toutes les formes d’attachement qui peuvent tisser des liens privilégiés entre les personnes d’une même famille, j’aimerais encore évoquer la tendresse des fils pour leur mère. Je laisse volontairement de côté le cas de l’amour d’une fille pour son père, qui pose d’autres questions.
Thérèse est une charmante dame de septante-cinq ans. Elle est la mère de trois fils adultes ; elle est veuve depuis une dizaine d’années. Lorsqu’elle s’est retrouvée seule, ses trois fils se sont dévoués inlassablement pour l’entourer. Ils se relayaient pour l’aider à faire ses courses et pour toutes les tâches qui devenaient trop difficiles pour elle. Ce sont eux qui ont remarqué les premiers signes de la maladie d’Alzheimer chez leur maman, qui l’ont alors plus que jamais dorlotée. Et un jour, ils ont compris qu’il n’était plus possible pour leur mère de rester à la maison, que le temps était venu de lui trouver une place dans un EMS. À partir de ce moment, les garçons se sont organisés pour que leur mère ait presque tous les jours une visite. Ils ont compris que leur maman, de plus en plus perdue, avait plus que jamais besoin de leur présence et de leurs cajoleries. On le sait, si la maladie d’Alzheimer laisse se perdre les facultés cognitives, elle conserve intacte l’accès aux émotions et à l’affectivité. Offrir à leur mère leur tendresse et leur amour, c’était pour ses trois fils un don de vie. Et eux-mêmes m’ont raconté comment, au fur et à mesure que la maladie progressait, ils avaient le sentiment que le lien affectif qui les reliait à leur mère s’inversait : ces trois enfants devenaient peu à peu des parents pour leur maman. On comprend combien l’arrivée de la pandémie du coronavirus a été cruelle pour eux. Ne pouvant plus rencontrer leur mère, lui parler, l’embrasser, la cajoler, ils avaient l’impression de l’abandonner, de laisser se défaire le lien qui la reliait à la vie.
Il existe deux très beaux livres qui racontent l’amour d’un fils pour sa mère, et dont je ne peux que recommander la lecture. C’est d’abord Le Livre de ma mère, d’Albert Cohen. Voici ce qu’en disait un critique : « Je ne crois pas que l’on ait jamais écrit sur la mère, sur ce qu’elle peut inspirer de tendresse, de vénération, de regrets, de remords même, des pages plus belles, plus profondément et sobrement émouvantes. »
Dans un registre différent, on lira également La Promesse de l’aube, de Romain Gary. Livre autobiographique où l’auteur raconte entre autres comment, pendant toute la Seconde guerre mondiale, et alors qu’il était engagé dans l’aviation en Afrique, il a reçu presque chaque jour une lettre de sa mère. De retour en France en 1944, il découvre que sa mère est morte en 1940 et qu’elle avait écrit, à l’avance, des dizaines de lettres qu’elle avait remises à une voisine pour que celle-ci les envoie à son fils, les unes après les autres, pendant plusieurs années. Réfugiée juive arrivée en France sans un sou avec le petit Albert, elle rêvait que son fils devienne ambassadeur de France et écrivain. Ce qu’il a fait.
Un exemple touchant d’amour filial d’un fils pour son père nous est présenté dans le film documentaire que l’humoriste Élie Semoun a consacré à son père : Mon vieux.
Enfin, dans un de mes précédents propos : « La maladie d’Alzheimer comme source d’inspiration », que l’on peut relire ici, j’ai raconté l’histoire de l’amour filial de mon amie Chantal pour sa mère.
Pour terminer en beauté ces exemples d’amour filial, voici un poème dans lequel un poète romantique, contemporain de Victor Hugo, Évariste Boulay-Paty (1804-1864), déclare son amour à sa mère :
La vieillesse
S’il passe une femme âgée,
Avec les beaux cheveux blancs
Dont sa tête est enneigée,
Ses regards pensifs et lents,
Sa figure ennuagée
Par les vieux maux accablants,
Et sa démarche prolongée
Par ses pauvres pas tremblants,
Femme du peuple ou bien dame,
Avec un saint respect d’âme
Je reste à la voir passer ;
Je verse une larme amère ;
J’irais presque l’embrasser !
C’est que je pense à ma mère.
Les vieux fourneaux. L’affectivité peut prendre d’autres formes encore et s’exprimer par exemple dans les liens de l’amitié. Combien de « grands amis », de « vieux amis », d’« amies de toujours » pour qui l’amitié est une source permanente d’émotion et de joie. Mais ces amitiés me semblent devenir encore plus précieuses lorsqu’elle se maintiennent intactes au fil des années ; elles se renforcent et s’approfondissent avec la vieillesse. Ce qui peut se comprendre très simplement. En effet, en prenant de l’âge, chacun multiplie le nombre de ses expériences de la vie, de ses réflexions, de ses pensées, de ses connaissances ; et c’est tout cela que les vieux amis se plaisent à évoquer ensemble. Ce sont les trésors accumulés au cours de longues années qu’ils peuvent partager. Et un jour arrivent les pensées de la mort, qui confèrent à ces longues amitiés une note de gravité.
Avec le temps, les vieilles amitiés prennent des allures de complicité, de connivence qui donnent parfois le sentiment qu’il n’y a plus qu’une seule personne. Je pense à la phrase de Montaigne à propos de son amitié avec Étienne de la Boétie : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
J’ai enfin une pensée pour ces grands vieillards qui, enchaînant les années de la nonantaine, voient mourir leurs amis, les uns après les autres, et qui se retrouvent un jour dans une sorte de désert où ils n’ont plus personne avec qui parler de leur jeunesse, de leur vie. J’ai connu quelques-uns de ces grands vieillards ; ils me disaient, l’air désabusé, presque égaré, qu’ils se sentaient comme les seuls rescapés d’une aventure qui avait coûté la vie à tous leurs amis, et que ces disparitions successives leur donnaient le sentiment qu’il était temps pour eux aussi de s’en aller. La possibilité d’un lien affectif n’existait plus pour eux ; la vie n’avait plus grand sens.
Conclusion
J’espère avoir suffisamment démontré ce que j’évoquais en commençant : l’affectivité, qu’elle soit familiale, amicale, amoureuse, est une condition de la survie psychique. C’est la raison pour laquelle nous devrions toujours être attentifs à lui réserver une grande place dans notre vie. Combien de dépressions, d’états de mélancolie, et même de maladies, pour avoir négligé, relégué au second plan la part de l’affectivité, pour l’avoir placée après la recherche de la réussite, de la richesse, du pouvoir, de la gloire et de tant d’autres colifichets de notre société de l’argent et de la consommation ! « Aime et fais ce que tu veux ! » disait Saint-Augustin. On ne peut pas dire mieux.
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J’ai mentionné des ouvrages qui étaient des témoignages. Voici deux romans qui disent d’une autre manière l’importance de l’affectivité dans la vieillesse :
L’Amour au temps du choléra, (1985), de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de littérature.
La Femme coquelicot, (1997), de Noëlle Chatelet.