Les progrès de la médecine
Personne, je crois, ne contestera les bienfaits procurés à l’espèce humaine tout au long du vingtième siècle par les progrès de la médecine. Elles sont assez rares aujourd’hui, les maladies contre lesquelles la médecine demeure totalement impuissante : quelques cancers particulièrement virulents, des maladies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson… Mais pour l’immense majorité des maux et des affections qui peuvent nous atteindre dans notre corps et dans notre esprit, il existe des traitements pour nous tirer d’affaire. Et c’est ainsi que, dans les pays riches tout au moins, chacun s’est fait petit à petit à l’idée qu’il existe une « pilule miracle » pour chaque maladie.
Les effets positifs de ces progrès et de ces découvertes dans les différents domaines de la médecine sautent aux yeux : l’espérance de vie ne cesse de s’allonger (en Suisse, nous gagnons trois mois supplémentaires chaque année), les différents types de mortalité précoce ont presque entièrement disparu, les grandes épidémies qui décimaient les populations sont jugulées ; d’une manière générale, nous vivons plus longtemps et en meilleure santé.
Mais cette évolution ne va pas sans effets pervers, et en particulier sur la population des plus de 60 ans. La vieillesse, avec ses petits bobos inévitables et ses grands maux, est devenue un marché, un champ d’expérimentation pour toute sorte de pilules, de remèdes et de potions… C’est ainsi que la consommation des actes médicaux et des médicaments se multiplie dès l’âge de 40 ou 50 ans. À quoi s’ajoute un phénomène de plus en plus répandu : l’automédication, rendue plus courante et plus facile par un accès toujours plus aisé aux médicaments sans ordonnance, que ce soit en pharmacie, dans des magasins ou sur Internet.
La vieillesse : une maladie à traiter ?
Alors une question se pose : la vieillesse est-elle une maladie dont on pourrait éradiquer les menaces, ralentir la progression à coups de médicaments, ou bien est-elle un processus normal, naturel, à prendre comme il vient et à accepter ? Ici, je crois qu’il faut faire d’emblée une distinction claire et nette, afin d’éviter tout malentendu. Il est certain que la vieillesse peut favoriser des maladies ou des maux qui ne lui sont pas propres, comme une pneumonie, des troubles cardio-vasculaires, une grippe, etc. Bien évidemment, ces affections doivent être traitées, comme elles l’auraient été à tout autre âge de la vie. Mais la vieillesse s’accompagne aussi d’un certain nombre de « diminutions », de « ralentissements », de « rouillures » qui lui sont naturellement attachés, qui font partie du cours normal du vieillissement. Refuser ces meurtrissures de l’âge, repousser ces « outrages du temps » à grand renfort de médicaments, s’entêter à vouloir « vieillir jeune » et en bonne santé, cela revient en fin de compte à vouloir « guérir la vieillesse », ambition prométhéenne et, en somme, hors des limites de l’humanité.
Trop de médicaments, trop d’actes médicaux
Je parle, dans le titre de ce propos, de « surmédicalisation de la vieillesse ». Cette formule correspond-elle à une réalité ? De nombreuses études ont clairement mis en évidence cette surmédicalisation. Dans nos EMS, par exemple, la moyenne des médicaments consommés par les résidents est de 8 pilules par jour, et ce chiffre s’élève dans certains cas jusqu’à 20 ! « Au lieu de manger des fruits et des légumes, ils mangent des pilules », conclut humoristiquement l’une de ces études. Dans ce tableau de la surmédicalisation, il ne faut pas oublier la répétition souvent abusive des IRM, des scanners, des bilans et contrôles, des chirurgies inutiles. Selon une étude de 2012, 22 % des actes médicaux pratiqués en Suisse sont inutiles ; ce chiffre concerne la population entière, et il est sans doute bien plus élevé pour les plus de 60 ans…
La spirale infernale des effets secondaires
Il est important de préciser ici que ce qui nous rend méfiant à l’égard des médicaments, ce n’est pas leur plus ou moins grande efficacité, mais bien les « effets secondaires » qu’ils provoquent. Je ne peux les énumérer tous, la liste serait sans fin. Au-delà de 4 médicaments par jour, les effets secondaires débouchent toujours sur des complications. Et c’est sans compter les prescriptions de médicaments incompatibles entre eux, qui entraînent 20 % des hospitalisations des plus de 75 ans. Il faut enfin évoquer ce qu’on appelle « l’effet iatrogène » de certains médicaments, lorsque l’accumulation des pilules finit par provoquer une nouvelle maladie chez le patient. De tout cela il découle, selon des recherches récentes, qu’un grand nombre de décès chez les vieillards sont dus à la surmédicalisation et à l’addition des effets secondaires.
Un type de surmédicalisation particulier doit également retenir notre attention : celui qui concerne la consommation des produits psychotropes : antidépresseurs, somnifères, tranquillisants. Leurs effets secondaires sont dévastateurs : ils provoquent presque toujours des états où se conjuguent la dépendance, l’abrutissement, la confusion mentale permanente, sans parler des accidents cérébro-vasculaires et des crises cardiaques. Presque toujours, ils augmentent la vulnérabilité de la personne, entraînant des chutes, des fractures, des blessures qui peuvent conduire à l’hôpital et imposer un placement en institution lorsque la personne ne retrouve plus son autonomie. Les chiffres sont éloquents : un retraité sur cinq prend des psychotropes.
Les psychotropes : une panacée trompeuse
La panoplie des psychotropes, ces « médicaments de confort », joue de plus en plus le rôle d’un talisman moderne, d’une panacée à tous les malaises, aux angoisses de toute sorte, à toutes les frustrations… Il est plus facile de prendre un antidépresseur que de suivre une psychothérapie, d’avaler une pilule pour des troubles digestifs que de manger équilibré, de prendre un somnifère que d’adopter un rythme de vie régulier… Hélas, les médecins n’ont plus le temps de discuter avec leurs patients, de rechercher avec eux les causes de leurs troubles, de prendre en compte l’état de leur santé dans son histoire et dans sa globalité. Il sont condamnés à parer au plus pressé et à prescrire une pilule… Il faut ajouter ici que le médecin, comme son patient et comme nous tous, a été lui-même formaté dans cette confiance en la pilule miracle. C’est en toute bonne foi qu’il prescrit le médicament que, d’ailleurs, son patient lui réclame.
Le tabou de la surmédicalisation
Cette surmédicalisation de la vieillesse est rarement évoquée, presque jamais remise en question. Nous vivons dans une attente magique de la pilule miracle, dans une confiance presque aveugle dans les pouvoirs de la médecine et des médicaments ; et tout ce qui nous amènerait à douter de la puissance médicale, à nous méfier des « hosties pharmaceutiques » qu’on nous prescrit à tour de bras, passerait pour sacrilège, crime de lèse-majesté. Et je ne crois pas que ce tabou soit prêt de tomber.
Il est d’ailleurs curieux de constater, en passant, que ce sont les deux extrêmes de l’âge, l’enfance et la vieillesse, qui sont particulièrement touchés par cette surmédicalisation ; pensons à tous les enfants que l’on place aujourd’hui sous ritaline ou autres…
À qui la responsabilité ?
C’est à une chaîne de responsables que nous avons affaire dans cette surmédicalisation, les uns et les autres se donnant en quelque sorte la main pour que la machine fonctionne à plein.
Bien sûr, et tout le monde le sait, les grandes compagnies pharmaceutiques, dans une course effrénée au profit et aux dividendes à distribuer à leurs actionnaires, mettent tout en œuvre pour promouvoir leurs médicaments et pour encourager le corps médical à les prescrire (il y aurait un roman à écrire sur ces colloques, ces journées d’études organisées par ces entreprises dans des endroits idylliques et où les médecins sont invités, choyés… de toutes les manières possibles…).
Le corps médical a également sa part de responsabilité lorsqu’il répond trop docilement aux demandes de ses patients, ou lorsqu’il préfère lui prescrire un médicament plutôt que de prendre le temps de l’écouter, de lui parler. Bien souvent, la prescription d’un médicament est une réponse immédiate qui masque d’autres besoins auxquels on n’a pas répondu.
Mais il y a un troisième responsable, celui qui rend possible les excès des deux premiers : le patient lui-même. Celui-ci, comme je le disais plus haut, a été éduqué dans l’idée qu’il existe pour tous les maux une pilule miracle. Il sera donc le premier à attendre de son médecin qu’il lui prescrive automatiquement un médicament, voire plusieurs. J’ai connu des patients qui évaluaient la compétence de leur médecin au nombre de médicaments qu’il leur prescrivait, j’en ai connu aussi qui avait changé de médecin parce que le premier ne leur avait ordonné que du repos ou un peu d’exercice, sans l’ombre d’une pilule. Derrière tout cela se cache une croyance, presque une superstition : plus nous recevons de soins médicaux, plus nous avalons de médicaments, et plus nous sommes en bonne santé !
L’enchaînement de ces responsabilités dans la surmédicalisation de la vieillesse peut s’exprimer en une phrase : « Les médecins prescrivent, les pharmaciens distribuent, les patients avalent, l’assurance maladie rembourse. » Formule qui nous aide aussi à comprendre l’augmentation vertigineuse des coûts de la santé !
Pour une gériatrie réellement faite pour les vieux
Avec le vieillissement démographique, le nombre des personnes de plus de 65 ans s’est multiplié. Il atteindra bientôt un tiers de la population. Cette population nouvelle n’a pas encore trouvé la branche de la médecine qui s’occuperait exclusivement d’elle, comme les enfants ont trouvé la leur dans la pédiatrie, les adultes dans la médecine générale.
La gériatrie est encore actuellement dans « ses souliers d’enfant » ; elle avance à grands pas, mais deux obstacles en freinent considérablement le développement : le manque de gériatres tout d’abord ; en effet, les étudiants en médecine ou les jeunes médecins sont peu intéressés par une branche qui exige une maturité personnelle et une « expérience de vie » qui leur font naturellement défaut ; d’autre part, la gériatrie est en quelque sorte par définition une médecine dans laquelle les « succès thérapeutiques » n’ont rien de spectaculaire, elle consiste moins à « guérir le malade » qu’à soulager ses symptômes, à diminuer sa souffrance et à lui offrir un accompagnement digne de ce nom jusqu’à la fin. Le deuxième obstacle à l’essor de la gériatrie tient au développement insuffisant des recherches scientifiques spécifiquement dédiées aux personnes âgées. Règne encore dans les entreprises pharmaceutiques ce que l’on a appelé, avec peut-être un peu de pédanterie, une tendance à « l’adultomorphisme », c’est-à-dire une volonté de considérer que le médicament qui convient à un adulte conviendra également au vieillard. C’est ainsi que nos rares gériatres sont réduits à prescrire des médicaments qui ont été expérimentés sur des adultes et qui, souvent, produisent sur les personnes âgées des effets secondaires soit imprévisibles, soit beaucoup plus dévastateurs que chez l’adulte.
On attend donc toujours l’émergence d’une véritable gériatrie, qui exercera son action dans différentes directions : d’une part elle se donnera comme objectif de guérir quand c’est possible, de soulager les symptômes, de maîtriser la souffrance, et en cela elle côtoiera les soins palliatifs ; mais elle sera également tournée vers l’écoute des personnes, leur accompagnement dans le vieillissement, les questions complexes et délicates liées à la fin de vie. On le voit, l’ambition ultime du gériatre que j’appelle de mes vœux sera de contribuer à aider les personnes âgées à vivre leur vieillesse dans plus de dignité et de sérénité. Admirable ambition ! On sera alors bien éloigné de cette multiplication actuelle des actes médicaux et des médicaments qui aboutit souvent à un acharnement thérapeutique où le souci de la personne est perdu de vue, à une prolongation de la vie au-delà du raisonnable.
Ma conclusion
Il m’arrive dans ces propos de me risquer à donner des leçons de sagesse ; il ne m’échappe pas que c’est parfois faire preuve d’une certaine présomption ! Tant pis, je ne résiste pas à l’envie de vous en offrir une nouvelle, dont naturellement chacun fera ce que bon lui semblera !
La sagesse donc, dans ce que j’aimerais appeler un art de bien vieillir, ne serait-elle pas d’abord de vivre sainement (en se pliant par exemple à des conseils de prévention élémentaires qui devraient être suivis dès la cinquantaine – lire ici -) ; de ne recourir au service de la médecine et aux médicaments que dans les cas de maladies avérées ? Pour le reste, pourquoi ne pas vivre sa vieillesse le plus naturellement possible, en acceptant les « affaiblissements », les « ralentissements », les « rouillures » qu’elle nous impose, et peut-être même en trouvant dans ces revers de l’âge l’occasion ou la chance d’un nouveau regard sur la vie ?