« Secouer le cocotier ! »
L’on me permettra de commencer par une anecdote : on raconte que, dans certaines peuplades océaniennes, le sort des vieillards était réglé d’une façon bien curieuse. On leur demandait de grimper à un cocotier et de s’y accrocher de toutes leurs forces, après quoi l’on commençait à « secouer le cocotier », vigoureusement. Les plus résistants avaient provisoirement la vie sauve, pendant que les plus faibles tombaient de l’arbre et se brisaient le cou. Et c’était ainsi que l’on se débarrassait de ceux qui étaient devenus des « bouches inutiles », des poids morts pour la société.
L’asile du Stöckli
En Suisse, où il était bien rare de trouver des cocotiers, nous avions les Stöckli. De quoi s’agissait-il ? Rappelons d’abord que, jusqu’au dix-neuvième siècle, l’essentiel de la population de notre pays (4 personnes sur 5) vivait du travail de la terre. Dans ce monde agricole, la cohabitation des enfants devenus adultes et des parents âgés se heurtait à des nécessités économiques. Il était difficile de faire vivre sur le même domaine la nouvelle génération avec ses nombreux enfants et les vieux parents qui ne pouvaient plus aider au travaux de la ferme. C’est alors que les Stöckli étaient mis à contribution : c’étaient de petites habitations en bois, sans confort et sans chauffage, dans lesquelles ont plaçait les petits vieux. Ils vivotaient quelque temps ainsi, nourris du strict minimum, jusqu’à leur mort. L’on rencontre encore, si l’on se promène dans nos campagnes, de ces Stöckli qui, aujourd’hui, apportent une note pittoresque à la ferme qu’ils jouxtent.
On sait aussi que, dans certaines régions du Japon, la tradition voulait que les vieux, lorsqu’ils ne pouvaient plus aider aux travaux des champs, quittent leur village et se retirent dans la montagne pour y mourir. C’est de cette coutume que s’est inspiré un écrivain japonais dans son roman : La Ballade de Narayama, adapté par la suite au cinéma.
Le lecteur se dira sans doute que ces quelques exemples révèlent des façons bien cruelles de traiter les personnes âgées et que, heureusement, ces temps barbares sont aujourd’hui révolus.
Et aujourd’hui ?
Au mois de juin de cette année 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a publié un rapport qui ne peut que nous laisser pantois. En voici les conclusions les plus alarmantes :
– Au cours de cette année, dans le monde, environ 1 personne âgée sur 6 a été victime de maltraitance dans son environnement proche.
– La maltraitance des personnes âgées peut entraîner de graves traumatismes physiques et avoir des conséquences psychologiques à long terme.
– Il s’agit d’un problème qui risque de s’aggraver, compte tenu du vieillissement rapide de la population dans de nombreux pays et de l’impossibilité de répondre aux besoins des personnes âgées du fait des contraintes budgétaires.
Le lecteur se dit sans doute que ces considérations visent l’ensemble des pays du monde et que notre belle et riche Helvétie échappe sans doute à ces graves accusations. Le 18 septembre dernier, le Conseil fédéral publiait un rapport intitulé : « Prévenir la violence contre les personnes âgées », dont voici la conclusion.
« La violence n’épargne pas la vieillesse. Elle se manifeste même sous des formes insidieuses, voire banalisées, qui, intentionnellement ou non, portent atteinte à la dignité de personnes souvent déjà fragilisées en causant de graves souffrances.
Le Conseil fédéral prend la mesure d’un phénomène difficile à appréhender, à définir et à quantifier dans toute sa complexité.
Dans son champ de compétence, la Confédération s’engage à renforcer la prévention et la lutte contre la maltraitance, en particulier à travers le soutien aux organisations de l’aide à la vieillesse. »
Il est à craindre, à la lecture de ce rapport, que la Suisse ne soit pas épargnée par cette cruelle réalité, à la fois historique et contemporaine : la difficulté pour une société à faire une place digne de ce nom à ses vieillards et à les honorer comme le mériteraient les années pendant lesquelles ils ont travaillé et œuvré à la prospérité de leur pays.
Quelle conclusion tirer de ces quelques aperçus ? D’abord, il semble bien que la maltraitance des personnes âgées soit de tous les temps et de tous les pays. Mais ne désespérons pas : les nombreux articles, les émissions de télévision, les films documentaires qui se multiplient depuis quelques années sur ces questions contribuent à une sensibilisation du grand public que l’urgence de la situation rend de plus en plus nécessaire. Et c’est dans cette même perspective que les Nations Unies ont décrété le 15 juin comme « Journée mondiale de sensibilisation à la maltraitance des personnes âgées ».
Les nouvelles formes de la maltraitance des vieux
L’évolution de notre société a profondément modifié notre rapport à la vieillesse et aux personnes âgées. Il ne faut pas oublier que la coexistence de trois ou quatre générations, une réalité de plus en plus fréquente à notre époque, est un phénomène relativement récent. Jusqu’aux années cinquante du vingtième siècle, lorsqu’un enfant venait au monde, assez souvent ses grands-parents avaient déjà disparus ou ne tardaient pas à le faire. Aujourd’hui, avec le vieillissement démographique, les relations entre les générations sont devenues beaucoup plus complexes. Avec une espérance de vie moyenne de plus de 80 ans, il n’est pas rare que des hommes et des femmes proches de la retraite ou fraîchement retraités aient encore leurs parents ; quant à nos quarantenaires, ils côtoient leurs parents et leurs grands-parents, pendant que la jeune génération connaît non seulement ses grands-parents, mais encore souvent ses arrières-grands-parents. Aujourd’hui, nous sommes presque tous amenés à connaître et à côtoyer des personnes âgées, et de plus en plus souvent très âgées.
Mais vivre avec les personnes âgées, s’occuper d’elles, veiller sur leur bien-être, les accompagner lorsqu’elles tombent malades, cela n’est pas toujours facile. Et si, dans la plupart des cas, les choses se passent relativement bien, il ne faut pas se cacher que cette nouvelle donne sociale, qui va encore s’amplifier avec le vieillissement démographique, forme un terreau où toute sorte de maltraitances peuvent se développer, qui revêtent des formes parfois inédites et déroutantes.
Dans ce propos, je distinguerai deux types principaux de maltraitance, pour ne m’attacher finalement qu’à quelques-unes d’entre elles, plus insidieuses et plus sournoises, et qui mettent en jeu des personnes âgées fragilisées et vulnérables.
1. La maltraitance intentionnelle
C’est la forme de maltraitance la plus connue et la plus facile à identifier. Je l’évoquerai brièvement parce qu’elle fait déjà l’objet d’une foule d’études, de livres, d’articles et d’émissions de télévision. Je me contenterai de présenter les différentes formes que cette maltraitance volontaire peut revêtir.
Les maltraitances psychologiques : elles se traduisent par des reproches, des insultes, des menaces, des humiliations, des harcèlements de toute sorte. Elles aboutissent à une dévalorisation systématique de la personne âgée, à qui l’on ressasse ses faiblesses, ses handicaps, son inutilité, la charge qu’elle représente pour tout le monde. Cette maltraitance rejoint une forme plus générale d’ostracisme à l’égard des vieux, et que les sociologues étudient sous le terme d’âgisme.
Les maltraitances physiques : elles s’expriment par des coups, des soins prodigués brutalement, des contentions injustifiées. C’est la plus violente et la plus visible des maltraitances, qui pourtant peine encore trop souvent à être dénoncée par ceux qui en sont les témoins, proches ou voisins.
La maltraitance financière : les personnes âgées fragiles sont souvent sans défenses devant la voracité de certains proches qui, impatients de toucher leur héritage, se livrent en attendant à toute sorte de malversations, du simple vol à l’usage de procurations abusives et à l’escroquerie qualifiée.
Les maltraitances médicales : lorsque les soins des personnes âgées vulnérables sont confiées à des proches ignorants ou sans scrupules, on arrive facilement à des abus. Le malade est privé de ses médicaments, ou bien on lui en fait avaler des doses exagérées ; ses douleurs ne sont pas prises en considération, on reste sourd à ses plaintes ou on le bourre de sédatifs pour avoir la paix.
Les maltraitances civiques : pour clore cette triste liste des maltraitances intentionnelles, il me reste à mentionner les personnes âgées dont on limite les contacts avec l’extérieur, que l’on enferme plus ou moins, que l’on met abusivement sous tutelle ou sous curatelle, que l’on prive des libertés élémentaires.
Heureusement, et toute mon expérience de gérontopsychologue me l’a montré, ces cas de maltraitance volontaire restent l’exception, même s’ils existent et s’il ne faut pas en sous-estimer l’importance et la gravité. À cet égard, je crois que chaque fois que l’on est témoin de ce genre de maltraitance, il est impératif d’avoir le courage de les dénoncer sans attendre.
2. La maltraitance par ignorance
Cette maltraitance est de loin la plus fréquente, mais elle passe souvent inaperçue parce que la personne qui l’inflige le fait sans s’en apercevoir, sans intention de nuire, par négligence, par épuisement, par ignorance. L’accompagnement d’une personne âgée fragilisée demande une certaine connaissance des troubles de la vieillesse, une compréhension des comportements que le grand âge peut modifier, une intelligence des réactions inhabituelles propres à certaines maladies. En l’absence de ce savoir, et avec la meilleure volonté du monde, les proches peuvent adopter des attitudes complètement inappropriées et proposer à leur petit vieux des activités inutiles, voire néfastes. Voici deux situations que j’ai souvent observées et qui illustreront ce que je veux dire.
Prenons d’abord le cas d’une personne âgée dont la mémoire commence à flancher. Je ne parle pas ici de maladie d’Alzheimer. Il est inutile, à chaque visite, de lui demander ce qu’elle a mangé la veille ou regardé à la télévision, de lui faire énumérer les noms de ses petits-enfants, de la questionner sur les gens qu’elle a vus, de lui proposer des jeux dans le but (louable mais en réalité néfaste) d’entretenir ou de fortifier sa mémoire. Ces questions et ces exercices sont vécus par votre petit vieux comme des épreuves ; il se sent mis en échec parce qu’il ne trouve pas la réponse correcte, il se sent honteux parce qu’il a oublié le nom de son dernier petit-fils, il se sent humilié parce qu’on le reprend comme un petit enfant. Ce ne sont en fin de compte que des souffrances inutiles.
Mon deuxième exemple part d’un sentiment bien naturel, l’attachement des grands-parents à leurs petits-enfants. Qu’un jeune couple confie ses deux enfants un jour par semaine à leurs grands-parents, quoi de plus normal, et même de plus touchant ? Que ces grands-parents, débordants de tendresse, accueillent également leurs petits-enfants pour un week-end de temps en temps, pourquoi pas ? Mais quels grands-parents avoueront, le dimanche soir, que ces deux jours passés à jouer avec leurs chers petits, à les nourrir, à les emmener en promenade, à les baigner… les laissent au bord de l’épuisement ? Par la suite, d’un jour par semaine on passe à deux ; c’était un week-end par mois, et voilà maintenant que c’est un week-end sur deux, on y ajoute encore un peu de vacances scolaires, sans parler de ces soirées que le jeune couple passe chez des amis et où l’on dépose les petits chez papy et mamie. Les grands-parents se taisent parce qu’ils y tiennent, à ces petits ; le jeune couple préfère ne pas se poser trop de questions, et puis c’est bien pratique, ces baby-sitters à portée de main, et en plus c’est gratuit ! Jusqu’à ce que tout s’arrête parce que les limites de l’épuisement ont été franchies et que l’un des grands-parents tombe malade.
Dans ces deux cas, nous assistons à une forme de « maltraitance ordinaire et insidieuse ». On ne la remarque pas parce qu’elle commence innocemment, avec les meilleures intentions du monde. Je veux exercer la mémoire de ma vieille mère parce que je l’aime et que je veux la garder en pleine forme le plus longtemps possible. Nous donnons nos enfants à garder à nos vieux parents parce que cela leur fait plaisir. Mais de la bonne intention à la maltraitance, le passage se fait parfois sans que l’on s’en rende compte ; ou sans que l’on veuille s’en rendre compte.
Deux exemples tabous
Dans ma pratique gérontologique, j’ai rencontré deux cas typique de « maltraitance ordinaire et insidieuse » qui m’ont touchée à la fois par leur côté dramatique et par le fait que les protagonistes, d’une certaine manière, sont tous les deux des victimes.
La maltraitance par un proche d’une malade Alzheimer non diagnostiquée. Dans ce premier exemple, la victime est le plus souvent une femme. Cela commence presque toujours de la même façon. L’épouse perd peu à peu ses compétences les plus courantes : faire les achats, la cuisine, tenir le ménage ; elle oublie de plus en plus souvent les choses les plus simples. Le mari s’en aperçoit, mais il préfère penser que c’est dû à l’âge. Aux « distractions » de sa femme, il répond par des reproches, des réprimandes (« c’est la troisième fois qu’on mange des pâtes cette semaine »), des injures. Il s’énerve, il la gronde, il ne manque jamais de lui faire sentir ses faiblesses, de lui reprocher ses maladresses, de la rabaisser. Et, au lieu de prendre conseil, d’aller consulter un médecin, il s’enferme de plus en plus avec son épouse dans un huis-clos à deux qui devient bientôt un lieu de souffrance permanente pour la malheureuse épouse et un enfer pour les deux. Généralement, c’est au bout de plusieurs années que la situation est découverte, lorsqu’elle n’est plus tenable, ni pour le mari, qui s’est épuisé à dissimuler la réalité, ni pour la malade malmenée.
La maltraitance d’une mère par son fils. Il s’agit le plus souvent d’une mère âgée, affaiblie, veuve, vivant avec un fils psychologiquement atteint ; cela peut être une schizophrénie, une dépendance à l’alcool ou aux drogues. Le tandem vit de la rente de la mère, et dans un grand isolement social. Une sorte de dépendance mutuelle, plus ou moins toxique, enferme les deux malheureux dans un cercle vicieux dont le pouvoir destructeur ne peut que se renforcer avec le temps.
Dans ces deux cas de maltraitance, plus courants qu’on ne pense, on peut avancer que les deux protagonistes sont des victimes par ignorance. La malade Alzheimer et son mari, comme la vieille mère et son fils psychologiquement instable, n’ont à aucun moment une connaissance claire de ce qui se passe, de ce qui leur arrive. Les liens entre eux sont obscurs et inextricables, mêlant amour et frustration, passivité et colère, désarroi et résignation ; ces liens ne créent pas de solidarité ou de compassion entre les protagonistes, ils les étouffent, ils les étranglent.
Ma conclusion
Il y a un point commun à la plupart des cas de maltraitance des personnes âgées vulnérables : c’est qu’ils se développent presque toujours dans une situation d’isolement ou de solitude des protagonistes. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles ces formes de maltraitance passent souvent inaperçues.
La meilleure manière de lutter contre ces maltraitances, c’est de maintenir absolument et le plus longtemps possible des liens entre les personnes âgées et la société, c’est de briser toutes les formes d’isolement qui peuvent s’installer insidieusement autour d’elles. À cet effet, on saisira toutes les occasions, même si elles paraissent à première vue simplistes : le repas de midi livré à domicile est une très belle idée, qui installe un point de repère dans la journée, un moment d’échange ; pour les croyants, des activités au sein de la paroisse permettent des rencontres, donnent le sentiment de se rendre utiles, etc. ; la participation à des festivités organisées à l’intention des personnes âgées par la commune ou par des associations apporte un moment de distraction, de joie dans la monotonie du quotidien. Je pourrais encore mentionner les clubs du troisième âge, les sorties des aînés organisées par la société de jeunesse du village… On le voit, ce ne sont pas les occasions qui manquent ! Hélas, ce qui manque souvent, en revanche, c’est l’envie, la volonté de saisir ces occasions.
Parfois, c’est le lieu d’habitation qui doit être remis en question. Rester tout seul dans sa grande maison ou sa vieille ferme, même si l’on y a vécu des décennies et que l’on n’y est très attaché, ce n’est pas toujours l’idéal. Pourquoi ne pas rechercher un logement mieux adapté à son âge et aux limites que la vieillesse a imposées à son corps ? Pourquoi ne pas aller vivre dans un appartement, dans un village ou en ville, où l’on aura à portée de main un magasin, un café, la poste, le boucher, le boulanger… autant d’occasions de rencontres ? Et si la santé est trop dégradée, un appartement protégé ou un EMS pourront se révéler la meilleure solution.
L’important, dans toutes ces démarches, c’est de ne jamais abandonner les personnes âgées fragilisées à un huis-clos avec un entourage qui peut se révéler incapable de les prendre correctement en charge ou, pire, à des personnes mal intentionnées.
Je verrais même comme un devoir civique pour chacun d’entre nous de rester attentif aux personnes vulnérables que nous pouvons côtoyer et, si nécesssaire, de ne pas craindre d’intervenir et de signaler des situations suspectes. On accuse trop facilement l’État ou les institutions de ne pas en faire assez pour les personnes âgées ; mais le souci de ceux qui nous ont précédés et qui ont œuvré avant nous pour notre bien-être est peut-être aussi l’affaire de chacun de nous.
Des informations pratiques
Des associations de soutien aux personnes âgées existent en Suisse. J’aimerais en citer trois :
Association romande pour la prévention de la maltraitance envers les personnes âgées : www.alter-ego.ch
Pro Senectute : www.prosenectute.ch
Alzheimer Suisse : www.alz.ch