Une société multiculturelle
À une Suisse historiquement multiculturelle (quatre langues et autant de traditions et de mentalités s’y côtoient depuis toujours) est venue s’ajouter, au cours du vingtième siècle, une Suisse de l’immigration étrangère. Aujourd’hui, un quart de la population – ce qui représente plus de deux millions de personnes – est d’origine étrangère. Les principaux pays d’émigration sont, par ordre d’importance : l’Italie, l’Allemagne, le Portugal, la France, le Kosovo, l’Espagne, la Turquie.
Une autre forme de migration est intéressante pour la réflexion que je me propose de développer aujourd’hui. Les démographes parlent de « mobilité interne ». On entend par là les mouvements migratoires des Suisses à l’intérieur de leur propre pays : les Suisses alémaniques qui vont s’installer en Suisse romande ou au Tessin, les Romands qui choisissent de vivre à Zurich, à Bâle ou à Lugano, les Tessinois qui s’établissent en Romandie ou en Suisse alémanique.
Tous ces « migrants » ont un point commun, ils parlent au moins deux langues : leur langue maternelle et la langue de la région dans laquelle ils sont venus s’installer : le français, l’allemand ou l’italien.
Pourquoi est-ce que je rappelle ces faits bien connus ? Tout simplement parce que le vieillissement démographique touche également ces populations et que, en tant que gérontopsychologue, je suis de plus en plus souvent amenée à les rencontrer au moment où elles sont touchées par le grand âge et la maladie, et en particulier par la maladie d’Alzheimer. Dans quelle mesure l’origine de ces patients doit-elle être prise en considération par les soignants – médecins, psychologues, infirmiers – qui les prennent en charge ? Comment cette origine peut-elle influer sur la manière dont le patient développe et manifeste ses troubles cognitifs ? Comment améliorer la prise en soins et l’accompagnement des malades Alzheimer d’origine étrangère ? C’est ce que je me propose d’examiner aujourd’hui.
Pour une approche ethnopsychiatrique des soins
Depuis quelques décennies, les interventions psychologiques auprès des enfants et des adultes d’origine étrangère ont été grandement améliorées par l’émergence d’une nouvelle branche de la psychiatrie : l’ethnopsychiatrie. Sous ce terme, on entend l’étude des difficultés psychologiques en fonction des groupes culturels et ethniques auxquels appartiennent les patients qui en sont atteints et la mise en œuvre des moyens de les soigner en tenant compte de ces données ethno-culturelles.
Récemment, l’ethnopsychiatrie a élargi son champ d’action en se tournant également vers les personnes âgées souffrant de différentes pathologies neurologiques ou psychiatriques : schizophrénie, Parkinson, dépression, maladie d’Alzheimer, etc. À la différence de la psychiatrie traditionnelle, l’ethnopsychiatrie accorde une attention particulière à l’origine du patient, à sa langue, à sa mentalité, à sa religion, à sa culture… parce que ces caractéristiques donnent une coloration spécifique aux symptômes.
Donnons un exemple de cette « coloration spécifique des symptômes » : un vieux Suisse alémanique souffrant de dépression exprimera souvent son malaise en se repliant sur lui-même, en restant apathique, silencieux ; un vieux Méditerranéen manifestera cette même dépression de manière bruyante, extravertie ; il mettra d’abord l’accent sur les douleurs physiques, n’exprimant que beaucoup plus tard ses souffrances psychiques.
Ce regard ethnopsychiatrique sur les patients âgés d’origine étrangère est encore trop rare, quand il n’est pas complètement absent dans nos hôpitaux et nos EMS, et on ne peut que souhaiter que nos soignants – médecins, psychologues, infirmiers – en accueillent davantage les principes dans leur pratique.
Multiculturalisme et maladie d’Alzheimer
Pour certaines populations d’origine étrangère, la maladie d’Alzheimer est souvent vécue comme appartenant naturellement et inéluctablement au vieillissement et au grand âge ; elle fait partie de l’ordre normal des choses et, pour quelques-unes de ces cultures éloignées, les troubles cognitifs, les délires ou les égarement du vieillard sont interprétés par l’entourage comme des preuves que leur vieux parent est désormais capable de communiquer avec les esprits.
Dans certaines communautés, on fera l’impossible pour garder le malade à domicile, souvent jusqu’à épuisement complet des proches ; on considère que les EMS sont des mouroirs dans lesquels on abandonne ses parents, on les met pour ainsi dire au rebut. L’obligation de garder son vieux parent malade à la maison et de s’occuper de lui est considérée comme un devoir moral, une prescription ancestrale partagée autant par les parents âgés eux-mêmes que par les enfants devenus adultes. L’idée de placer son vieux père ou sa vieille mère dans un EMS, de l’abandonner dans les mains des professionnels suscite immédiatement un sentiment de culpabilité quasi religieux, elle est vécue comme un manquement aux devoirs les plus élémentaires.
Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, la première conséquence de cette vision des choses, et la plus dommageable, est que le malade et ses proches n’envisagent à aucun moment une consultation médicale qui permettrait d’aboutir à un diagnostic, à un traitement et à un accompagnement dignes de ce nom.
Il arrive pourtant de plus en plus souvent que, la situation à domicile n’étant plus tenable, des malades Alzheimer d’origine étrangère finissent par aboutir dans nos services hospitaliers, et par la suite dans nos EMS. Leur prise en soins et leur accompagnement posent alors un certain nombre de problèmes spécifiques.
La maladie d’Alzheimer et ses répercussions sur le langage
Le premier de ces problèmes touche au langage. Par définition, le multiculturalisme implique un multilinguisme, le plus souvent un bilinguisme. À ce propos, il convient tout d’abord de distinguer entre « vrai bilinguisme » et « bilinguisme acquis » ou « faux bilinguisme ». Dans le premier cas, on a affaire à une personne qui, depuis sa plus tendre enfance, a baigné dans deux langues dont, à vrai dire, elle ne saurait préciser laquelle est sa langue maternelle. Dans le cas du bilinguisme acquis, il y a une langue maternelle et une seconde langue ; celle-ci peut être bien maîtrisée, mais elle n’en reste pas moins une langue secondaire.
On le sait, le malade Alzheimer perd en premier les compétences et les souvenirs acquis le plus récemment. Dans le cas du faux bilinguisme, le malade perdra sa deuxième langue en premier, même s’il la maîtrisait bien, et il retournera naturellement à sa langue maternelle, avant que celle-ci ne se perde à son tour, à un stade très avancé de la maladie. Pour le vrai bilingue, les deux langues résisteront ensemble et se perdront également ensemble.
Les malades Alzheimer d’origine étrangère, qui sont presque toujours de « faux bilingues », perdent donc en premier, et parfois assez vite, la langue qu’ils ont plus ou moins bien acquise en Suisse : le français, l’allemand, l’italien. C’est alors que la communication avec l’entourage, avec les soignants de nos hôpitaux et de nos EMS se révèle de plus en plus difficile, quand elle ne devient pas tout simplement impossible. Dans ces conditions, comment le malade exprimera-t-il ses difficultés, ses plaintes, ses angoisses, ses besoins ? Comment le psychiatre ou le psychologue expliquera-t-il à son patient ce qui lui arrive et ce qui l’attend ? Comment l’aider, l’apaiser, le rassurer quand les mots font défaut ? Cette absence de communication est bien souvent à l’origine de malentendus, de craintes, de méfiance des malades à l’égard des soignants. On le voit, c’est tout le processus de soins et d’accompagnement qui est altéré, fragilisé par cette perte de la communication.
Autres obstacles à la prise en soins des malades Alzheimer d’origine étrangère
J’ai eu souvent l’occasion de m’occuper de personnes âgées et de malades Alzheimer d’origine étrangère ; leur situation m’inspire tout d’abord quelques remarques générales : les travailleurs immigrés souffrent souvent d’une vulnérabilité plus grande aux différents maux de l’âge, vulnérabilité que l’on peut expliquer de plusieurs manières. Leur état de santé général est souvent moins bon, en raison des métiers usants, des situations précaires et des épreuves qu’ils ont pu connaître. Ils souffrent souvent d’un vieillissement prématuré et d’une espérance de vie plus courte, probablement pour les mêmes motifs.
Les obstacles à la prise en soins des malades Alzheimer d’origine étrangère, outre celui du langage, sont de différentes sortes : comme je l’ai déjà évoqué plus haut, on observe, dans certaines cultures, une grande méconnaissance de la maladie d’Alzheimer, quand ce n’est pas un refus de la considérer comme une maladie. Et lorsque les examens médicaux sont pratiqués, ils sont souvent rendus difficiles à la fois par l’obstacle de la langue et par une certaine inadaptation des procédures et des investigations à la mentalité du patient.
Enfin, il arrive souvent que les personnes étrangères soient dans l’ignorance des aides existantes (soins à domicile, foyers de jour, groupes d’entraide, prestations complémentaires…), ou que, pour différentes raisons, elles rechignent à les solliciter. Là encore, la mentalité d’origine peut jouer son rôle : pour certaines communautés, l’idée d’introduire chez soi un professionnel « étranger » qui se substituera à un proche pour s’occuper de son vieux parent malade est inacceptable.
Lorsque le malade se sent doublement étranger
Plus la maladie d’Alzheimer évolue (rappelons que cela peut durer une quinzaine d’années), plus le malade voit disparaître ses compétences cognitives. Il perd progressivement la mémoire (récente et ancienne), ses repères (spatio-temporels), et finalement la conscience de soi : il devient pour lui-même un étranger. À cela s’ajoute le fait que, ayant perdu la langue de son pays d’adoption, le français ou l’allemand, il ne comprend plus les mots de ceux qui s’occupent de lui, il ne parvient plus à communiquer avec eux : étranger à lui-même et au petit monde qui l’entoure, il est en quelque sorte doublement étranger.
Comment mieux accompagner les malades Alzheimer d’origine étrangère ?
Commençons par une idée générale : si l’on veut tenter de surmonter tous les obstacles que je viens d’évoquer, ou au moins d’en atténuer les effets désastreux, c’est un immense travail d’adaptation de nos institutions à ces situations inédites et souvent déroutantes qui devra être effectué. On pourra commencer par sensibiliser les professionnels – du médecin à l’aide soignant – à la nécessité d’approcher les malades d’origine étrangère en tenant compte de leur provenance et de leur spécificité ; on pourra également prévoir une formation qui leur fournira les outils propres à y parvenir.
Mais, au-delà de ces vœux pieux, il est possible de proposer quelques conseils qui peuvent être immédiatement mis en pratique.
Puisqu’il n’est plus possible de compter sur le langage pour communiquer, soit parce que le malade ne dispose plus que de sa langue maternelle, que nous ignorons, soit parce qu’il se trouve à un stade avancé de la maladie où même sa langue maternelle est perdue, il reste à se tourner vers une autre forme de communication, celle qui passe par les émotions. On sait que ces dernières perdurent chez les malades Alzheimer jusqu’au stade avancé de la maladie, qu’il est possible de maintenir pendant longtemps un lien avec eux, en s’adressant à la part émotive, affective de leur être. Cette vérité est encore trop souvent ignorée, autant par les proches que par les soignants.
Les chansons, et la musique en général, sont un excellent moyen de communication émotionnelle avec les malades Alzheimer. Chanter une vieille chanson, fredonner un air ancien que le malade a pu connaître et chantonner lui-même dans sa jeunesse suscitent souvent en lui un retour des émotions, lui rappellent, sur un mode affectif, des sentiments qu’il a pu éprouver autrefois. S’agissant des malades d’origine étrangère, on s’appliquera, lorsque ce sera possible, à retrouver des airs et des chansons de son pays, O sole mio pour un Italien, un tube de Julio Iglesias pour un Espagnol, un fado d’Amalia Rodrigues pour un Portugais, etc. Avec les moyens de l’informatique et de l’Internet, il est relativement facile de retrouver des chansons de presque tous les pays du monde. Ainsi, et à titre d’exemple, en quelques clics, j’ai trouvé « dix chansons turques qu’il faut absolument connaître », il ne me resterait plus qu’à les faire écouter à un de mes patients, voire à chantonner avec lui…
Les odeurs et les couleurs sont également des moyens de stimulation émotionnelle bénéfiques pour les malades Alzheimer, et cela jusqu’au stade terminal de la maladie. Dans le choix des couleurs des murs et des parois dans un EMS, dans la décoration des salles de séjour, des corridors et des chambres, pourquoi ne pas choisir des couleurs chaudes – des rouges, des jaunes, des marrons, des roux – qui, depuis le dix-huitième siècle, sont reconnues pour leurs vertus calmantes, rassurantes, chaleureuses ?
Quant aux odeurs, de la même manière, on pourra recourir – avec modération, bien sûr – à des huiles essentielles parfumées à la lavande, à une senteur orientale ou exotique qui procureront détente et bien-être en même temps qu’elles rappelleront aux malades les parfums de leur pays natal.
Dans cette palette des moyens de réveiller les émotions du malade, il ne faudrait pas oublier le goût, que l’on pourra titiller par des aliments – mets, fruits, confiseries, desserts – choisis parmi ceux que le malade a pu savourer dans son pays d’origine. Naturellement, on évitera de servir une côtelette de porc avec röstis à un Kosovar, une fondue à un Vietnamien, un papet vaudois à une Malgache… Ce que le malade Alzheimer recherche, ce ne sont pas les nouvelles découvertes, mais les retrouvailles avec sa vie antérieure, avec ses émotions. C’est dans ce même ordre d’idée que l’on acceptera qu’un vieux Gruyérien prenne chaque soir son café complet, même si cela déroge aux principes diététiques de l’établissement.
Tout cela permet au malade de renouer avec son passé, son histoire, même si ce lien ne passe plus par le langage rationnel ; et c’est ainsi que les soins et un accompagnement du malade attentifs non seulement à ses pathologies, mais aussi à son origines et à ses spécificités, lui permettront de connaître des moments de joie et de sérénité. Ces retrouvailles affectives contribuent fortement à atténuer l’angoisse, l’agitation, l’agressivité et les troubles du sommeil.
J’ajouterai pour finir, mais je sais qu’il y a longtemps que je prêche dans le désert à ce sujet, que les immenses EMS modernes que l’on s’entête à construire ici et là dans notre région, avec leur allure d’usine, leurs murs bétonnés, leurs grandes baies vitrées, leurs couloirs ripolinés en blanc ou en gris, leurs chambres d’hôpital froides et austères et leurs grands réfectoires n’ont rien qui puisse donner à un Turc, à un Italien, à une Marocaine, mais aussi bien sûr à un Suisse, le sentiment de se retrouver, comme le proclame les slogans de ces institutions, « à la maison », ou « comme chez soi » !
Ma conclusion
La prise en soins des malades Alzheimer d’origine étrangère, mais aussi plus généralement des petits vieux immigrés, ne sera vraiment satisfaisante que le jour où nous aurons acquis, nous les soignants et les responsables des institutions d’accueil, une plus grande sensibilité transculturelle. Il est inconcevable que nous continuions à soigner et à accompagner une vieille dame thaïlandaise atteinte de la malade d’Alzheimer comme nous le faisons avec une native du pays de Gruyère ou une citadine de Neuchâtel ou de Genève. Ce sont aussi les institutions, et en particulier les EMS, qui doivent faire un effort d’adaptation : pourquoi, dans les activités d’animation et d’accompagnement, ne pas s’inspirer de temps en temps des idées, des exemples, des traditions venus d’ailleurs ? Pourquoi les cuisiniers ne proposeraient-ils pas parfois des menus plus exotiques ?
Je conclurai ce propos par un coup de chapeau, que j’adresse à quelques EMS de nos amis suisses alémaniques. On sait que l’on dénombre en Suisse plus de 5’000 malades Alzheimer d’origine italienne. Eh bien, ces EMS alémaniques ont eu l’idée de créer dans leurs murs des « secteurs méditerranéens » dans lesquels nos petits vieux ou nos petites vieilles du Piémont, de la Toscane ou de la Sicile retrouvent un peu de l’ambiance de leur région d’origine, et en même temps un peu de joie et de sérénité. Bravo à ces EMS d’outre-Sarine ; une raison de plus pour moi, comme je m’y engageais dans mon dernier Propos, de me mettre sans tarder à l’étude du suisse-allemand !