publié le 1.7.2021

La maladie d’Alzheimer au cinéma

Par Marianna GAWRYSIAK
Gérontopsychologue
avant-age.ch

Vieillissement démographique et maladie d’Alzheimer

J’ai souvent eu l’occasion de le répéter, parce c’est un phénomène capital de notre époque : le vieillissement démographique gagne du terrain partout dans le monde, et bien sûr tout particulièrement dans les sociétés occidentales avancées. La part de la population âgée (65 ans et plus) au sein d’un pays comme la Suisse ne cesse de gonfler. En 1947, au moment où le peuple suisse a accepté la loi sur l’AVS, on comptait environ 500’000 personnes de plus de 65 ans, qui représentaient 9 % de la population. En 2021, les plus de 65 ans sont 1,7 millions et représentent 20 % de la population. En 1947, l’espérance de vie moyenne se situait entre 65 et 70 ans ; aujourd’hui, elle est de 85 ans pour les femmes et de 81 ans pour les hommes.

Il y a un corollaire important à cette évolution : le nombre des malades souffrant de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées ne cesse lui aussi de croître. Selon les plus récentes estimations des spécialistes, le nombre des malades Alzheimer avoisine aujourd’hui les 50 millions dans le monde, et pourrait s’élever, en 2050, à plus de 150 millions. En Suisse, en 2021, nous en sommes à 144’000 malades. La maladie d’Alzheimer est devenue l’un des drames du vieillissement.

Pour le dire autrement, chacun d’entre nous, au fur et à mesure de l’avancée en âge, est amené à connaître et à côtoyer de plus en plus de personnes âgées dans son entourage : des parents, des oncles, des tantes, des amis, des connaissances septuagénaires ou octogénaires, des grands-parents nonagénaires… Et, en toute logique, le risque qu’il se trouve, parmi tous ces « petits vieux », des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer est de plus en plus grand. Cette maladie n’est plus, comme cela a pu être le cas il y a quelques décennies, une rareté que les familles pouvaient plus ou moins dissimuler aux yeux d’autrui. Aujourd’hui, elle est presque entrée dans les mœurs et le tabou qui pesait sur elle est en train d’être levé. En attestent les témoignages fréquents de célébrités qui reconnaissent publiquement être frappés par la maladie d’Alzheimer : Ronald Reagan, Annie Girardot, Omar Sharif, Sean Connery, Guy Bedos… (Voir les « Cas d’Alzheimer célèbres » dans « Perles ») Et il n’est pas rare de voir les médias – presse écrite et télévision – consacrer des articles, des dossiers et des émissions à la maladie d’Alzheimer, mettant en avant non seulement les réflexions des spécialistes, mais aussi les témoignages des proches aidants.

Un sujet pour le cinéma

Il n’est pas étonnant dès lors que le cinéma se soit lui aussi emparé du sujet. Depuis une vingtaine d’années, autant dans les films que dans les séries télévisées, les scénaristes accordent une place grandissante à des personnages qui vivent avec la maladie d’Alzheimer. Comment expliquer cet intérêt des créateurs ? La première raison tient bien sûr au fait que cette maladie est devenue un « sujet à la mode », comme en son temps le SIDA, qui lui aussi avait été traité dans quelques films (on se souvient de Philadelphia, avec Tom Hanks) ou encore, au dix-neuvième et au début du vingtième siècle, la tuberculose, que l’on retrouve dans des romans comme La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, ou La Montagne magique, de Thomas Mann. La seconde raison de l’intérêt des cinéastes est plus subtile : la maladie d’Alzheimer comporte en quelque sorte naturellement une dimension dramaturgique qui ne peut que séduire les écrivains et les scénaristes. En effet, une personne vivant avec cette maladie voit progressivement s’effriter son identité, se brouiller sa mémoire, se perdre ses souvenirs et son histoire. En mettant en scène un personnage souffrant de la maladie d’Alzheimer, en le montrant errant au milieu de ses souvenirs comme dans un champ de ruine, c’est le spectacle de la fragilité de la conscience, de la mémoire et de la raison humaines que le réalisateur donne à voir aux spectateurs. À quoi il faut ajouter l’issue fatale de la maladie, qui fait de l’histoire mise en scène une sorte de « chronique d’une mort annoncée », avec la dimension tragique que cela comporte. Ainsi, montrer un personnage vivant avec la maladie d’Alzheimer comporte d’emblée, pour le réalisateur d’un film ou d’une série, une dimension dramatique, pathétique, qui répond parfaitement aux exigences de l’art théâtral ou cinématographique.

On pourrait même aller plus loin et établir un parallèle avec la tragédie antique : pour le spectateur qui regarde un film racontant l’histoire d’un malade Alzheimer, c’est le sentiment d’assister à l’histoire tragique d’un personnage aux prises avec la cruauté du destin qui domine, et ce personnage lui inspire à la fois la crainte de subir un jour le même sort et la compassion pour celui qui l’affronte ; c’est ce double sentiment – propre à la tragédie selon Aristote – qui provoque chez le spectateur ce que les Anciens appelaient la catharsis, c’est-à-dire une sorte de libération émotionnelle.

Voyons quelques exemples de plus près.

The Father

Je commencerai par le film de Florian Zeller dont tout le monde parle aujourd’hui : The Father (2020), avec Anthony Hopkins dans le rôle du père. Disons d’abord quelques mots de Florian Zeller (né en 1979), ce jeune auteur français de pièces de théâtre à succès, comme La Mère (2010), La Vérité (2011), Le Fils (2018), etc. En 2012, il a fait jouer à Paris, puis dans toute la France et dans les pays francophones, Le Père. Cette pièce, écrite pour l’immense acteur qu’était Robert Hirsch, a connu un immense succès, elle a été montée et acclamée dans une cinquantaine de pays et a reçu de nombreux prix internationaux. Elle a été jouée à Paris pendant trois ans à guichet fermé.

Le sujet en est la maladie d’Alzheimer. Ici, il faut préciser que Florian Zeller s’est fortement inspiré de sa propre expérience auprès de sa grand-mère, qui l’a élevé en partie en Bretagne. Comme il le raconte lui-même, il avait 15 ans environ quand sa grand-maman a commencé à présenter les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Lorsqu’il se met à écrire Le Père, c’est pour ainsi dire de l’intérieur qu’il aborde l’univers de la maladie, ce sont des souvenirs personnels qui lui inspirent les répliques, les réactions, les errements de son personnage. D’où cette impression de justesse et d’authenticité ressentie par le spectateur.

Quand Florian Zeller se décide à adapter sa pièce au cinéma, de la même manière que Robert Hirsch s’était imposé à son esprit dans le rôle du père, c’est à Anthony Hopkins qu’il pense immédiatement pour interpréter le personnage du vieillard atteint par la maladie d’Alzheimer. Le film est un succès international, il reçoit deux Oscars (prix du meilleur acteur pour Anthony Hopkins et de la meilleure adaptation pour Florian Zeller). Il faut également signaler la qualité de l’interprétation de l’actrice britannique Olivia Colman (l’inspectrice de la série Broadchurch) dans le rôle de la fille.

Ce premier film de Florian Zeller est unique en son genre ; en effet, le spectateur n’assiste pas de l’extérieur à l’évolution de la maladie chez Anthony, comme le ferait un téléspectateur visionnant un film documentaire ; le réalisateur filme son personnage tantôt comme si la caméra se trouvait pour ainsi dire dans sa tête, dans son esprit égaré, sa mémoire défaillante, ses souvenirs embrouillés, tantôt du point de vue de sa fille, ou du mari de celle-ci, chamboulés par les comportements et les délires de leur parent. Si bien qu’à la fin, le spectateur ne sait pas exactement, dans les scènes qu’il a vues, ce qui faisait partie de la réalité, ou ce qui appartenait au monde intérieur et à l’esprit embrouillé du vieux père. Cet appartement dans lequel il lui arrive de s’égarer, est-ce le sien ou celui de sa fille ? Cette autre fille avec laquelle il s’entretient, et que l’on aperçoit sur une photographie, est-elle simplement absente, vivant au loin, ou morte ? Comme ce vieux père, nous avons le sentiment de perdre nos repères. Florian Zeller, et c’est là tout son talent, et même son génie, nous fait expérimenter de l’intérieur cette lente et progressive errance du malade dans un monde qui lui échappe et où il finit par égarer sa propre histoire : « Je suis comme un arbre qui perd ses feuilles », dit-il à la fin du film.

Il est intéressant de mentionner une autre adaptation de la même pièce de Florian Zeller, dans un film français de 2015, réalisé par Philippe Le Guay : Floride, avec un Jean Rochefort de 85 ans au sommet de son art. Ce vieux père malade a été le dernier grand rôle de cet acteur au cinéma.

D’autres films

Plusieurs films* méritent aussi d’être mentionnés, chacun d’entre eux présentant une image singulière de la maladie d’Alzheimer, tantôt sur un mode plus léger, comme dans La Finale (2018), avec Thierry Lhermitte, tantôt plus sérieux, où la maladie apparaît comme un des ressorts de l’intrigue, comme dans J’ai oublié de te dire (2008), avec Omar Sharif, ou Je n’ai rien oublié (2010), avec un Gérard Depardieu bouleversant, ou encore Cortex (2007), avec André Dussolier. Dans un registre plus grave, on peut citer Nebraska (2013), un roadmovie américain dans lequel l’errance du père et du fils sur les routes d’un État perdu de l’Amérique profonde fait écho à l’errance de l’esprit du vieux père malade.

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans mes Propos deux films remarquables, où le projet du réalisateur est de suivre le malade Alzheimer dans toutes les étapes de son histoire afin de cerner au plus près les caractéristiques et l’évolution de la maladie. Le premier, Iris (2001), raconte la vie de la philosophe et romancière anglaise Iris Murdoch, avec une Judy Dench inoubliable (Oscar de la meilleure interprète) dans le rôle d’Iris, et Jim Broadbent dans celui de son mari, l’écrivain John Bayley, auteur du livre dont le film a été tiré : Élégie pour Iris. Le second film est américain : Still Alice (2014), avec Julianne Moore dans le rôle d’Alice Howland, professeur de psycho-linguistique à l’université de Columbia. Elle a cinquante ans lorsque, dans une conférence, ce sont les mots qui commencent à manquer à cette spécialiste du langage. L’une des originalités de ce film est de nous présenter une « jeune malade » Alzheimer, d’abord dans son désarroi face aux premières manifestations de la maladie, puis dans les réactions de ses proches et, par la suite, dans son combat pour affronter la maladie.

Deux autres films ayant pour sujet la maladie d’Alzheimer sont annoncés en Europe : Supernova (2021) et Falling (2021). Cela confirme peut-être ce que je disais plus haut : pour les réalisateurs et les scénaristes, il semble que la maladie d’Alzheimer, par les troubles de la mémoire et de l’identité qui en sont les symptômes principaux, permette une exploration inédite des mystères de l’esprit humain.

Les séries télévisées

Les séries télévisées n’ont pas manqué, à leur tour, d’utiliser la maladie d’Alzheimer pour donner une dimension pathétique à certains personnages. Je pense au dernier épisode des « Enquêtes du commissaire Wallander », L’homme inquiet, dans lequel le personnage principal (interprété par Kenneth Branagh) se lance dans son enquête alors que, terrorisé par son propre vieillissement et par le souvenir de son père qui a succombé lui-même à la maladie d’Alzheimer, il sent que sa mémoire commence de plus en plus souvent à lui faire défaut. Ou encore à la troisième saison de True detective, où l’un des enquêteurs doit lutter contre ses propres trous de mémoire pour parvenir à reconstituer une vieille histoire qui lui permet enfin de résoudre un meurtre commis trente-cinq ans plus tôt. D’autres séries, Grey’s anatomy, Exile, Permis de vivre font également une place à des personnages vivant avec la maladie d’Alzheimer.

Les films documentaires

Un grand nombre de films documentaires (scientifiques ou témoignages filmés de proches aidants) complètent l’arsenal visuel sur la maladie d’Alzheimer. Je citerai quatre films de témoignage familial qui sortent du lot et qui ont obtenu de nombreux prix : Ne m’oublie pas, de David Sieveking, Flore, de Jean-Albert Lièvre, Complainte d’une fille dévouée, de Deborah Hoffmann et Présence silencieuse de Laurence Kirsch. La particularité remarquable de ces quatre documentaires, c’est qu’ils ont tous été réalisés par un fils ou une fille d’un parent malade, chacun exerçant par ailleurs la profession de cinéaste documentaliste.

Mes satisfactions et mes réticences

Que penser de cette avalanche de films et de séries qui prennent pour sujet la maladie d’Alzheimer ?

Du côté des aspects positifs, je constate d’abord que cette mise en scène cinématographique contribue à dissiper progressivement l’atmosphère de tabou qui entoure encore trop souvent la maladie d’Alzheimer. Cela est très important dans la mesure où ce sont les secrets, les cachotteries autour de la maladie qui empêchent les malades et leurs proches de l’affronter et de l’accepter en pleine connaissance de cause, avec l’aide des associations et des spécialistes qui sont là pour les aider à vivre encore parfois pendant plusieurs années avec une relative sérénité et une meilleure qualité de vie. Cette familiarisation du public avec la maladie d’Alzheimer me semble donc extrêmement précieuse ; elle permettra peut-être à beaucoup de personnes de reconnaître et d’accepter plus facilement la maladie, si celle-ci doit un jour les frapper, eux-mêmes ou un proche.

Mes réticences touchent à la manière dont la maladie est le plus souvent présentée dans les films. Pour des raisons que j’appellerais d’efficacité dramatique, les scénaristes ont pris l’habitude de montrer, le plus souvent, des malades à un stade déjà avancé de la maladie, avec des symptômes d’égarement déroutants, des répercussions spectaculaires sur les proches ; de plus, l’évolution de la maladie est souvent montrée comme en accéléré, ce qui ne correspond pas du tout à la réalité. Je comprends les raisons de tous ces choix : le spectacle d’un malade Alzheimer errant dans un monde chaotique où tous les repères sont perdus a plus de chance de toucher le public, de le bouleverser, que la longue et lente histoire d’un malade affrontant la maladie tout au long d’une quinzaine d’années, adaptant progressivement son quotidien à des symptômes avec lesquels il tente de vivre le mieux possible. Mais c’est pourtant cette dernière situation qui est, et de loin, la plus courante.

En fin de compte, le cinéma donne au public une vision de la maladie d’Alzheimer qui ne correspond que partiellement à la réalité ; il la présente sous sa forme la plus effrayante, sans prendre le temps d’en montrer la lente évolution, les moments de répit, et même de bonheur, que le malade et ses proches peuvent encore connaître…

Cette façon de noircir le tableau est particulièrement décourageante pour tous ceux qui ont affaire, directement ou indirectement, avec la maladie. Elle gomme ce qui reste, pour le malade, la meilleure façon de vivre avec la maladie : être dans le moment présent – le carpe diem –, accueillir les bons moments avec le sourire, les difficultés et les épreuves avec résilience, partager ses joies et ses désarrois avec ses proches…

C’est pourquoi, lorsque je vais voir un de ces films et que, au sortir de la salle, j’observe sur les visages les émotions des spectateurs, que j’écoute les questions qu’il arrive à certains de me poser, je me dis que l’idéal, ce serait que la projection du film soit suivie d’une explication d’un spécialiste, d’un débat au cours duquel chacun pourrait poser les questions qui le préoccupent. C’est ainsi que la présence de la maladie d’Alzheimer dans un film aurait un double effet positif : battre en brèche le tabou sur la maladie et en permettre une meilleure compréhension. Des associations comme Alzheimer Suisse ou Pro Senectute seraient parfaitement à même d’encadrer ces projections.

Ma conclusion

La médiatisation de la maladie d’Alzheimer par le cinéma ne fait que confirmer ce que l’abondance des articles et des témoignages dans les médias avait déjà laissé entendre : dans notre société vieillissante, la maladie d’Alzheimer est en passe de devenir aujourd’hui une sorte d’ennemi numéro 1 de la santé des personnes âgées. Tous les moyens susceptibles de nous aider à mieux connaître cette maladie pour mieux la combattre sont bons : les scientifiques s’y emploient, les médias y consacrent articles et émissions, des proches des malades apportent leur témoignage dans des livres, le cinéma met en scène des malades ; tout cela est bel et bon. Il reste une voix que l’on entend encore trop rarement : celle des malades eux-mêmes. Heureusement, quelques livres bouleversants la font entendre, et j’ai moi-même donné la parole à deux malades dans deux Propos que je vous invite à relire : à Rita dans « L’amitié au-delà de la maladie d’Alzheimer » et à Jean-Marie dans « Une foutue maladie ».

* Des notices à propos des films en lien avec la maladie d’Alzheimer se trouvent sous les rubrique « Films Alzheimer » et « Documentaires Alzheimer » des « Perles ».