publié le 1.5.2019

La folie de la terminologie (I)

Il faut apporter une attention particulière aux mots
qui sont accompagnés d’une charge symbolique.
J’estime que les mots ne sont plus adaptés à notre temps.
Je cherche encore le nom à donner aux retraités et aux personnes âgées.

Jacques Chirac (1988)

Une société de longue vie

Depuis quelques années, dans la majorité des pays occidentaux, une réalité inédite s’impose de plus en plus à chacun d’entre nous : l’allongement de l’espérance de vie. Parmi nos proches, nos amis, nos anciens collègues, nous côtoyons de plus en plus souvent des octogénaires, voire même des nonagénaires, quand ce ne sont pas des centenaires, de moins en moins rares. Il s’agit d’un phénomène nouveau dans l’histoire de l’humanité. Une « société de longue vie » est désormais l’avenir de chacun de nous, un avenir envisagé avec confiance – grâce à la qualité de nos conditions de vie, aux progrès de la médecine, etc. – mais en même temps un avenir qui peut s’avérer redoutable, suscitant bien des inquiétudes, bien des questions.

Quand on n’ose plus dire : « les vieux »

Parmi celles-ci, et moins anecdotique qu’on pourrait le penser de prime abord, c’est un problème de vocabulaire qui retiendra aujourd’hui mon attention. Les mots que nous utilisons pour désigner les choses ne sont jamais indifférents : ils orientent notre regard, ils influencent notre vision du monde ! « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait déjà Albert Camus. Autrefois, pour désigner les personnes ayant atteint un âge respectable, on parlait des « vieux », des « vieillards », des « vieilles personnes », et même, dans un élan affectueux, des « petits vieux », ou encore de « l’ancêtre » que chantait Georges Brassens… Ces termes pouvaient même comporter l’idée d’une certaine grandeur, d’une certaine majesté, comme dans ces vers de Victor Hugo : « Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, mais, dans l’oeil du vieillard, on voit de la lumière. » Ou exprimer l’élan d’une profonde tendresse, comme dans cette très belle chanson de Jacques Brel : « Les vieux ne parlent plus, ou alors seulement parfois du bout des yeux. »

Tête de vieillard (Fragonard)

Mais aujourd’hui tout cela est bien fini. Maintenant que nous vivons sous la tyrannie du politiquement correct, avec la hantise permanente de se voir accuser de « discrimination » ou de « ségrégation » ; que la crainte de vieillir (celle de mourir aussi) s’exprime dans des préjugés – gérontophobie, âgisme – de plus en plus répandus ; que le « jeunisme » enfin étale partout ses valeurs et ses symboles, les vocables traditionnels sont impitoyablement bannis de notre langage, comme s’ils étaient soudain devenus des « gros mots » ou des insultes ; les « vieux », les « vieilles »,  les  « vieillards », les « petits vieux » n’existent plus…

Comment alors les appeler désormais, ces hommes et ces femmes ayant atteint la soixantaine et plus ? Les spécialistes – jamais avares de néologismes – nous ont fourni, au fil des ans, toute une panoplie de termes plus ou moins aseptisés et disgracieux. Nous avons le choix entre les seniors (avec ou sans accent), les vétérans (on pense à de cacochymes sportifs, condamnés désormais à regarder jouer les autres), les aînés (toisés d’un oeil condescendant par les cadets), le troisième, le quatrième, et même le cinquième âge (il reste l’espoir d’atteindre le sixième âge) et, lorsque le politiquement correct ne craint plus le ridicule, les jeunes vieux, les vieux vieux (je n’invente rien). Ne vous semble-t-il pas que ces appellations, par leur manière de « tourner autour du pot », de caser les personnes âgées dans des catégories qui les vident de leur substance vive, de leur chair et de leur âme, ont quelque chose de froid, d’abstrait, de théorique ?

Les vieux fourneaux

Et c’est ainsi que, par les mots que nous utilisons pour les désigner, nous tenons à distance nos personnes âgées, nous nous protégeons du vieillissement qui nous guette tous et, plus profondément, nous écartons de nous le spectre de la mort. Nous nous ingénions à forger des vocables et des formules qui aseptisent notre relation avec l’âge, la vieillesse et la mort.

N’ayons pas peur des mots

Ce faisant, nous oublions ce que ma longue fréquentation des personnes âgées m’a permis de redécouvrir chaque jour : les vieillards qui nous entourent, si nous savons leur parler et les écouter, peuvent être une source inépuisable de joies, de découvertes, d’émerveillements, de sagesse enfin ; ils conservent dans leur mémoire des trésors d’expériences, de souvenirs, d’histoires, de témoignages… A travers leur regard, nous voyons le monde qui nous entoure dans une dimension de profondeur unique : celle du Temps.

Non, décidément, chaque fois que, par mon métier, je suis amenée à parler, dans des cours ou des conférences, de ces vieillards, parfois de ces grands vieillards, plutôt que de les appeler des seniors ou des aînés, je me plais à dire : « Mes petits vieux ! »