La disparition récente de Jacques Chirac et la culture du secret qui a entouré le nom de la maladie dont souffrait le président m’ont inspiré quelques réflexions que j’aimerais aujourd’hui partager avec vous.
La maladie d’Alzheimer est une maladie démocratique ; elle peut frapper tout le monde, le riche comme le pauvre, l’homme comme la femme, l’ouvrier comme le patron, le simple député comme le président de la République…
Toutefois, face à la maladie, ceux qui en sont atteints et leurs proches se répartissent en deux camps : il y a d’abord ceux qui en parlent ouvertement autour d’eux, sans gêne ni honte, considérant que l’Alzheimer est une maladie comme les autres et qu’il n’y a pas lieu d’en faire un secret, encore moins un secret infamant. Et puis il y a les autres, ceux qui font l’impossible pour éviter d’en parler, comme si une maladie honteuse était tombée sur leur famille. Le clan se referme sur lui-même, expose le moins souvent possible le malade au regard des autres. Cette attitude est extrêmement dommageable pour l’image de la maladie d’Alzheimer : elle en fait une maladie inavouable, humiliante et dégradante, un tabou social et moral ; et ainsi elle fait grand tort à tous les autres malades, qui souffrent de cette vision stigmatisante et infamante de leur maladie.
Bien sûr, et heureusement, en devenant un thème à la mode, la maladie d’Alzheimer est de plus en plus souvent abordée dans des articles, des films, des livres, des témoignages à la télévision. Tous ces discours sur la maladie contribuent à l’expliquer, à la rendre plus familière, à briser le tabou qui pèse encore sur elle et, en fin de compte, à en donner une image plus acceptable.
Et Jacques Chirac dans tout cela, me direz-vous ? Justement ! Lui-même, mais surtout ses proches, et en particulier son épouse Bernadette, appartiennent à la catégorie des cachottiers et leur histoire est édifiante.
Tout a commencé en 2005, lorsque le public a appris que Jacques Chirac, qui était alors encore en fonction, avait été victime d’un AVC. Par la suite, et jusqu’à la fin de son mandat en 2007, les informations sur l’état de santé du président ont été livrées au compte-gouttes. Ce silence d’un président de la République n’était pas une première : François Miterrand avait fait la même chose à propos de son cancer, y ajoutant, la dissimulation étant chez lui un état d’esprit naturel, le mensonge le plus éhonté.
C’est en 2011 que les choses se précisent. Jacques Chirac doit comparaître dans le procès lié au scandale des emplois fictifs à la mairie de Paris ; les avocats de l’ex-président tentent d’éviter à tout prix cette comparution devant le juge en demandant une expertise médicale.
Et c’est à ce moment-là que commencent les tours de passe-passe du monde médical. Le professeur Olivier Lyon-Caen, chef du département de neurologie à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière, se refusant à prononcer le nom de maladie d’Alzheimer – le lui a-t-on interdit en haut lieu ? – déclare dans son rapport – rendu en partie public – que son illustre malade souffre d’anosognosie. La succession des « o » rend le mot à la fois impressionnant et bien difficile à mémoriser, ce qui lui confère une sorte de respectabilité ! Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que, pour enfumer le public, on lui sert un terme technique assez obscur qui, si on le déchiffre correctement, signifie que le malade souffre d’un déclin cognitif suffisamment avancé pour qu’il soit devenu lui-même incapable de s’en rendre compte, ce qui est un indicateur clair d’une maladie d’Alzheimer déjà avancée. En réalité, l’anosognosie n’a jamais été une maladie ; c’est un symptôme qui intervient toujours à un moment donné de l’évolution de la maladie d’Alzheimer (ou d’une autre forme de démence), lorsque le patient perd la conscience de son état. Mais en l’occurence, il permettait au savant professeur de brouiller les cartes et d’éviter le mot maudit ! Et les médias ont suivi, parlant à qui mieux mieux de l’anosognosie de l’ex-président, sans chercher plus loin et, ce qui est très étrange, sans faire appel à un spécialiste qui n’aurait pas manqué de dénoncer le tour de passe-passe par lequel, désignant la maladie par l’un de ses symptômes, on évitait le mot redouté : Alzheimer !
Certains pourtant, comme Le Journal du Dimanche, ont évoqué la maladie d’Alzheimer, provoquant la réponse sèche de Bernadette Chirac : « Je ne peux pas accepter que l’on insinue cela. Les médecins lui ont dit qu’il n’a pas la maladie d’Alzheimer. Je les crois. » Cette réponse mérite à elle seule un petit commentaire : sent-on combien elle est méprisante, insultante même, à l’égard des malades Alzheimer ? Pour madame Chirac, le pire – qu’elle « ne peut accepter » – serait que son mari soit atteint de l’infamante maladie, de ce mal déshonorant dont le nom seul lui fait horreur. Et d’attester l’autorité d’un illustre professeur complaisant dont les paroles sont pour elle vérité de foi. Sans qu’à aucun moment l’ex-première dame ne se rende compte du mépris qu’elle témoigne ainsi à l’égard de tous les malades Alzheimer…
Au cours de ces dernières années pourtant, quelques témoignages poignants des amis proches de Jacques Chirac ont très bien décrit l’état réel du président : « un déclin cognitif très sévère ». Son ami Jean-Louis Debré a déclaré : « Le dialogue est devenu peu à peu impossible, il ne parle quasiment plus, je ne sais pas s’il me reconnaît. » D’autres parlent de « sa mémoire complètement défaillante ».
Enfin, après la mort de Jacques Chirac, toute l’attention s’est portée sur le bilan de l’ancien président sans que jamais, ni dans la presse, ni de la part de la famille, la maladie d’Alzheimer soit évoquée. La loi du silence était toujours aussi puissante.
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela ? Tout simplement parce que le secret méticuleusement entretenu autour de la maladie de Jacques Chirac – par son entourage beaucoup plus que par lui-même évidemment – a contribué à renforcer auprès du public l’image honteuse et dégradante de la maladie d’Alzheimer, à consolider le tabou qui pèse sur elle. La honte ressentie par le clan Chirac autour de la maladie de l’ex-président, et qui a poussé chacun de ses membres à se taire et à imposer le silence aux autres, cette honte, d’une certaine manière, c’est sur tous les malades Alzheimer qu’elle rejaillit.
Face à cette attitude pitoyable, quelle grandeur chez le président américain Ronald Reagan, et chez son épouse Nancy, laquelle a sans doute joué un grand rôle dans le geste magnanime de son mari ! En effet, il y a exactement 25 ans, alors qu’il avait quitté ses fonctions depuis cinq ans, l’ex-président annonçait publiquement sa maladie d’Alzheimer à tous les Américains, dans une lettre ouverte qui est un modèle de courage, de dignité et de sens des responsabilités. Reagan avait compris que la révélation de sa maladie comportait une sorte de message : l’Alzheimer n’est pas une maladie honteuse, ni une tare ignominieuse, c’est une maladie comme une autre ; vous qui en êtes atteints, n’ajoutez pas la honte à votre désarroi !
Ronald Reagan, face à la maladie, a su prendre ses responsabilités et contribuer à déstigmatiser la maladie d’Alzheimer, comme l’avait d’ailleurs fait la famille de Margaret Thatcher. Alors que le clan Chirac, honteux et aux abois, s’est contenté de se terrer dans sa tanière.
Il y a une leçon à tirer de cette histoire, et c’est la raison pour laquelle il fallait la raconter dans toute sa vérité. Il me semble important que les célébrités, lorsqu’elles sont confrontées à la maladie d’Alzheimer, contribuent à la lutte contre la stigmatisation et le tabou en parlant de leur maladie, en laissant ainsi entendre qu’elle n’a rien de honteux ni de dégradant. En France, une grande actrice a eu le courage de témoigner de sa maladie, et cela en pleine connaissance de l’aide qu’elle apportait ainsi à tous les malades Alzheimer : la comédienne Annie Girardot. Chapeau bas, Madame Girardot !
Je rêve d’entendre un jour un malade Alzheimer fraîchement diagnostiqué dire à son entourage, sans honte et sans cachotterie : « J’ai la même maladie que Chirac ! »