publié le 1.10.2020

La face cachée de l’accompagnement des personnes âgées

Tout le monde souhaite rester à la maison jusqu’au bout

Rares sont les personnes qui acceptent volontiers l’idée de finir leurs jours dans un EMS. Quitter sa maison ou son appartement, renoncer à ses habitudes, prendre congé de son voisinage, dire adieu à un petit univers que l’on a mis tant d’années à construire autour de soi, ce sont autant de crève-cœur que l’on veut tenir à distance le plus longtemps possible. Tout le monde souhaite rester à la maison jusqu’au bout, et c’est en somme ce qui se passe en réalité puisque, en Suisse, 96 % des personnes âgées de plus de 65 ans vivent à domicile, contre 4 % seulement dans des EMS.

La majorité de ces personnes âgées vivant à la maison sont en couple et, la plupart du temps, si l’un des conjoints tombe malade, c’est à l’autre que revient la tâche de s’occuper de lui, souvent d’ailleurs avec l’aide des soins à domicile.

Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont les personnes âgées vivant seules à domicile. Elles représentent un tiers des retraités. Avec les années, ces solitaires finissent elles aussi par avoir des maladies chroniques handicapantes. C’est à ce moment-là que la situation devient difficile pour les proches, enfants, frères ou sœurs.

Les obstacles au placement

Mais qu’est-ce qui pousse ces personnes seules, âgées et malades, à rester à la maison ? Outre les raisons psychologiques et sentimentales que j’ai évoquées au début de ce Propos, on trouve trois motifs principaux. 1. Le placement en EMS coûte cher, en moyenne 8’000 francs par mois. La plupart du temps, cette dépense ne sera pas couverte par la pension du futur résident et, lorsqu’il y a un patrimoine – un capital ou une maison –, il sera nécessaire d’y puiser pour couvrir la différence, parfois au grand dam des héritiers. 2. Il arrive que les enfants aient promis à leur vieux parent de le garder à la maison, de s’occuper de lui jusqu’au bout. Le placement éveillera en eux le remord d’avoir manqué à leur promesse ; ils en éprouveront un sentiment de culpabilité parfois difficile à vivre pour les enfants. 3. Pour certaines familles enfin, il est inacceptable de mettre leurs vieux parents dans un home, à cause du « qu’en-dira-t-on », de la mauvaise réputation que cela pourrait leur donner : « Vous vous rendez compte, ils se sont débarrassés de leur vieux père ou de leur vieille maman… » À ces trois raisons, on peut aujourd’hui en ajouter une quatrième.

Une dame de compagnie étrangère

Depuis quelque temps, en effet, une solution nouvelle se présente pour les personnes seules qui désirent rester à la maison : la dame de compagnie étrangère. Les agences spécialisées, flairant la bonne affaire, se sont multipliées ces dernières années pour offrir aux familles la dame d’origine étrangère qui acceptera de vivre à demeure avec leur vieux parent solitaire. La chose est devenue si courante que l’on peine à trouver les mots pour désigner ces accompagnantes de nos vieillards solitaires : une auxiliaire de vie, une accompagnatrice, une dame de compagnie, voire, plus sophistiqué, une « migrante du care », ce terme anglais désignant les soins. Cette dernière appellation, par son côté technique et tape-à-l’oeil, confère une sorte d’officialité et de « noblesse » à une activité peu définie. Pour ma part, je m’en tiendrai dans ce Propos à « dame de compagnie ».

C’est en Italie qu’a commencé à se répandre cette vogue des dames de compagnie (badanti) pour les personnes âgées solitaires. Il y a plusieurs raisons à cela : la quasi inexistence des EMS, la défaillance générale du système de santé, à quoi il faut ajouter un refus socio-culturel du placement des parents âgés en institution. Ces dames de compagnie viennent principalement des pays de l’Est et d’Amérique latine : Roumanie, Slovaquie, Ukraine, Pologne, Colombie, Brésil…

En Suisse, le phénomène est plus récent et il s’est développé d’abord en Suisse alémanique, pour se répandre depuis quelque temps en Suisse romande. Aujourd’hui, en Suisse, on pense qu’environ 30’000 femmes (les hommes sont très rares) venant de l’étranger sont engagées auprès de personnes âgées vivant seules à domicile. L’estimation reste hasardeuse, dans la mesure où une majorité (environ les deux tiers) de ces « employées » travaillent au noir.

La situation réelle de ces dames de compagnie

Les clandestines arrivent en Suisse grâce à un bouche-à-oreille très efficace dans leur pays d’origine. Les autres (un tiers) passent par des agences plus ou moins officielles et obtiennent des contrats réguliers.

Dans certains pays de l’Est, la vie en Europe de l’Ouest, principalement en Allemagne, en Autriche et en Suisse, semble tellement alléchante que l’on y trouve, comme par exemple en Slovaquie, d’immenses affiches invitant les femmes à aller travailler dans ces pays et vantant la manne providentielle des salaires qui les attendent.

Ces dames de compagnie possèdent très rarement une réelle formation dans les soins pour personnes âgées, et encore moins pour celles qui souffrent de la maladie d’Alzheimer. Ajoutons à cela que, le plus souvent, elles maîtrisent imparfaitement l’allemand ou le français.

Les horaires et les tâches qu’elles doivent assumer sont très lourds : elles font le ménage, préparent les repas, prodiguent les soins corporels, sont présentes à la maison 24 heures sur 24 et 6 ou 7 jours sur 7. Elles doivent s’adapter au rythme de vie de leur malade, lui tenir compagnie lorsqu’il le souhaite, veiller à ce qu’il prenne ses médicaments, sont réveillées par ses nuits agitées, etc. En réalité, on confie à ces dames de compagnie la responsabilité entière du bien-être de la personne dont elles s’occupent.

Et tout cela pour un salaire indigne : de 1’600 à 3’000 francs par mois. Et la dame de compagnie en économisera une grande partie pour l’envoyer à sa famille dans son pays. On le voit, nous ne sommes pas très éloignés d’une forme d’esclavage à la mode de notre vingt-et-unième siècle libéral et mondialiste.

Je ne dois pourtant pas oublier de préciser que ces dames de compagnie, si j’en juge par celles que j’ai pu connaître, font le plus souvent preuve d’un très grand dévouement à l’égard de la personne âgée qui leur est confiée. Avec le temps, elles s’attachent à leur malade, le « maternent » comme leur enfant, avec beaucoup d’empathie. Et cela même si celui-ci n’est pas toujours des plus aimable avec elles : l’âge peut conduire certaines personnes à des aigreurs, à des ressentiments, voire à des cruautés pénibles.

La face cachée de l’assistance aux personnes âgées seules à domicile

Vue de l’extérieur, la solution qui consiste à maintenir à domicile une personne âgée en recourant à une dame de compagnie qui sera avec elle à demeure peut sembler idéale. Pour la famille, c’est l’assurance que leur vieux papa ou leur vieille maman ne sera jamais seul, que les travaux du ménage lui seront épargnés, que les soins dont il a besoin lui seront prodigués, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est ignorer la face cachée de cette situation, les failles du système.

L’isolement. Ces dames de compagnie ne sont que très rarement intégrées dans la société suisse. Elles passent l’essentiel de leur temps dans une sorte de huis clos avec leurs petits vieux, n’ont pas de contacts sociaux, encore moins de vie privée. Leur horizon, c’est le bien-être, et parfois les caprices, de leur malade. Elles ont laissé dans leur pays leur famille, parfois des enfants en bas âge, un conjoint, des parents âgés, qu’elles soutiennent à distance en leur envoyant une partie de leur salaire. Il y a aussi l’obstacle de la langue, qui souvent les empêche d’avoir une vraie communication avec le voisinage, ou encore de suivre l’actualité dans les journaux ou à la télévision. On le voit, tout concourt à créer et à renforcer un sentiment d’isolement qui, à la longue, peut être extrêmement difficile à vivre.

La précarité. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire lorsqu’elles ne sont pas engagées au noir, les dames de compagnie sont au bénéfice d’un contrat privé, mais celui-ci échappe en grande partie au contrôle de l’état. En effet, en Suisse, les prestations fournies dans le cadre d’un ménage ne sont pas soumises à la loi suisse sur le travail, ce qui ouvre la porte à toutes sortes d’abus. Et si elles travaillent au noir, elles ne bénéficient d’aucune couverture sociale et sont à la merci d’un accident, d’une maladie ou du bon vouloir de l’employeur. Enfin, si l’état de santé de la personne âgée s’aggrave, s’il faut l’hospitaliser ou si elle vient à décéder, la dame de compagnie est purement et simplement renvoyée. Force est de reconnaître qu’il existe en Suisse peu de situations plus précaires que celles de ces dames de compagnie.

Le manque de compétence. La très grande majorité de ces femmes n’ont pas suivi de formation spécifique et n’ont aucune compétence dans l’accompagnement et les soins à apporter à une personne âgée malade, encore moins si l’on a affaire à la maladie d’Alzheimer ou à des pathologies apparentées. Ce manque de compétence peut se révéler très dangereux pour la santé de la personne âgée. Une maîtrise insuffisante de la langue peut également faire obstacle à une bonne compréhension des plaintes et des besoins du malade. Les conséquences de ce manque de compétence et de cette difficulté à communiquer ne tardent généralement pas à se faire sentir : une sorte de maltraitance réciproque s’installe progressivement entre le vieillard et la dame de compagnie. Celle-ci ne comprend pas les difficultés et les demandes de son malade qui, de son côté, peut penser qu’elle le fait par négligence ou par mauvaise volonté. Et si nous avons affaire à la maladie d’Alzheimer, la méconnaissance des symptômes (oublis, confusion, état d’agitation…) conduit souvent à des malentendus et à des affrontements qui peuvent facilement dégénérer.

Dames de compagnie et nounous 

C’est aux deux bouts de la chaîne de la vie que nous retrouvons la présence d’auxiliaires féminines venues de l’étranger : les dames de compagnies soutiennent nos vieillards dans leurs dernières années pendant que les nounous sont auprès de nos bébés et de nos petits enfants à leur arrivée sur ce bon globe. Dans les deux cas, nous avons affaire à des employées très souvent sous-payées.

Si l’on parle assez ouvertement et avec bienveillance des nounous, ce n’est pas le cas des dames de compagnies qui restent encore le plus souvent un sujet tabou. Il n’y a pas de honte à donner à nos chères têtes blondes la compagnie d’une dame venue de loin, mais avouer que l’on a abandonné son vieux papa ou sa vieille maman aux mains d’une inconnue, voilà qui est moins glorieux.

Ma conclusion

En fin de compte, le choix de recourir à une dame de compagnie étrangère pour permettre à un vieux parent solitaire et malade de rester à la maison est le plus souvent peu satisfaisant, autant pour la personne âgée que pour la dame de compagnie.

Pour cette dernière, on a vu les abus dont elle peut être la victime. Si l’on voulait néanmoins persévérer dans cette voie, il serait urgent de légiférer sur ce qu’on pourrait appeler « la migration des soins à domicile ». Deux objectifs devraient être visés : mettre fin au travail au noir et à l’engagement de personnel clandestin par les familles ; fournir un cadre légal assurant des conditions de travail correctes et dignes. En attendant, les intérêts des dames de compagnie commencent à être défendus par un réseau de solidarité (www.respekt-vpod.ch) qui tente de faire valoir leurs droits à des conditions de travail décentes.

Pour les personnes âgées, la solution des dames de compagnie étrangères n’est presque jamais une bonne idée. Lorsque l’état de santé du vieillard est plus ou moins fortement dégradé, que ses facultés mentales sont plus ou moins affectées, il est rare qu’une dame de compagnie soit capable de lui apporter les soins que réclament son état et les stimulations appropriées à ses difficultés. Par maladresse ou par ignorance, elle pourra même contribuer à aggraver plus ou moins dramatiquement la situation.

En fin de compte, la personne âgée et sa dame de compagnie se retrouvent le plus souvent à vivre dans une sorte de solitude à deux dommageable autant pour l’un que pour l’autre.