Bien des événements peuvent survenir dans notre vie, qui nous avertissent que nous nous acheminons vers la vieillesse : la perte d’êtres chers, de proches, d’amis qui ont le même âge que nous, les ralentissements et les avachissements de notre corps et de notre esprit, les défaillances de notre mémoire, le regard que portent parfois sur nous les jeunes générations ; tout cela contribue à nous rendre conscient de notre avancée en âge. Mais il est un événement, dont on sous-estime trop souvent l’importance, qui peut brutalement nous rappeler que ça y est, que la vieillesse est là : c’est la chute.
La chute d’une personne âgée n’a rien à voir avec celle que peut connaître le commun des mortels : l’un s’est élancé sur un chemin verglacé ou dans un passage encombré d’obstacles, l’autre a grimpé imprudemment sur un escabeau instable, un autre encore chute dans un escalier mal éclairé… Tout cela est dans l’ordre des choses : on a pris des risques, on est tombé et, la plupart du temps, on se rétablit plus ou moins rapidement. Mais la personne âgée qui connaît sa première chute n’avait pris aucun risque inconsidéré ; elle vaquait tranquillement à ses occupations, elle se levait de sa chaise ou de son fauteuil pour se rendre à la cuisine, elle s’engageait dans un escalier mille fois emprunté, elle était à sa toilette dans sa salle de bains lorsque, soudain, sans raison, pour un rien, elle perd l’équilibre et se retrouve au sol, étendue, recroquevillée, sonnée…

Cette première chute a une valeur symbolique ; elle marque le passage vers une nouvelle relation avec notre propre corps : ce corps, qui nous avait accompagnés dans nos premiers pas, qui s’était illustré dans nos exploits sportifs, dans nos randonnées à l’assaut des sommets, dans nos ébats sur les pistes de danse ; eh bien ce corps, tout à coup, nous en avons perdu la maîtrise, il nous a échappé, nous n’avons pas réussi à le tenir debout. Désormais, le mot même : « tomber », se teinte d’une nuance funeste : comme dans les expressions : « tomber amoureux, tomber enceinte, tomber malade », on y entend l’avertissement prémonitoire du moment où il faudra descendre dans la tombe…
La chute, pour la personne âgée, marque souvent un chamboulement imprévu et dramatique dans sa vie ; elle la fait déchoir de la vie normale qu’elle menait vaille que vaille pour la plonger dans l’inconnu.
La chute de la charmante dame âgée sortant du concert

Il y avait quelques jours que je réfléchissais à ce propos sur la chute chez les personnes âgées lorsque, l’autre dimanche, à la sortie du concert de l’Orchestre des Jeunes à Fribourg, la réalité est venue pour ainsi dire illustrer ma réflexion en me faisant assister personnellement au spectacle assez éprouvant de la chute d’une vieille dame sur les escaliers qui se trouvent devant le bâtiment de l’Université. Cette dame allait aborder la première marche lorsque, gênant maladroitement le mouvement de ses jambes avec sa canne, elle est tombée de tout son long au bas des trois ou quatre marches pour se retrouver étendue sur le sol, la tête heurtant lourdement le béton. Comme souvent chez les personnes âgées, elle n’avait pas eu le réflexe de se protéger avec les bras et les mains. Par chance, deux jeunes médecins sortaient eux aussi du concert et ont pu venir au secours de la vieille dame, qui était à demi-inconsciente. Nous avons appelé l’ambulance, qui est arrivée peu après.
Je ne connais pas la suite de l’histoire mais, si je me fie à ma longue fréquentation des personnes âgées, je peux assez facilement l’imaginer. La vieille dame est hospitalisée, elle subit probablement une opération et, à la sortie de l’hôpital, quelque temps plus tard, elle est placée dans un EMS. L’affaiblissement général de son état physique (traumatisme crânien et fracture du col du fémur) autant que psychique (état de choc, fragilisation, angoisse de chuter à nouveau…) ont rendu impossible le retour à son domicile.
Ce dimanche-là, cette charmante vieille dame – probablement dans la huitantaine – avait courageusement décidé, en dépit de ses difficultés à marcher, de finir son après-midi en allant au concert ; elle avait écouté avec délectation le 5e concerto pour piano de Beethoven, et quelques instants plus tard, à la suite de sa chute, sa vie a soudain basculé : elle vivait indépendante dans son appartement, assumait toute seule son petit ménage, faisait elle-même ses courses et bavardait avec ses voisins, et la voilà soudain à l’hôpital, puis dans un EMS. En quelques secondes, sa vie a pris un tournant irréversible et rien ne sera jamais plus comme avant…
Quelques chiffres
Le risque de faire une chute augmente fortement avec l’âge : la force, l’équilibre, la vision et les capacités de réaction diminuent. Et les conséquences d’une chute sont également de plus en plus graves : hospitalisation, handicap, perte d’autonomie, angoisse de tomber à nouveau, placement dans un EMS…
En Suisse, tout âge confondu, on compte chaque année plus de 16’000 chutes graves entraînant une hospitalisation. Près de 1’700 personnes décèdent des suites d’une chute et les 95 % de ces chutes mortelles concernent les plus de 65 ans.
Selon les études suisses les plus récentes, 30 à 45 % des personnes âgées de plus de 65 ans, et vivant à domicile, ont chuté au moins une fois dans l’année, et 15 % d’entre elles sont victimes de chutes à répétition.
Ces chiffres augmentent hélas avec l’âge puisque 50 % des personnes de plus de 80 ans chutent au moins une fois dans l’année.
Les études constatent également que le risque de chuter à nouveau est de 20 fois supérieur après une première chute, et le risque de décès se multiplie par 4 dans l’année qui suit une chute.

Des études ont tenté de brosser le portrait-robot de la personne victime de chute en Suisse : il s’agit d’une dame de plus de 80 ans, avec des antécédents de chutes et de fractures, surmédicalisée, souffrant d’une baisse de la vue et présentant des difficultés cognitives (troubles de la mémoire, de l’orientation…).
D’une manière générale, les chutes des personnes âgées aboutissent à deux séries de conséquences graves : 1. la moitié des personnes âgées admises à l’hôpital pour une chute sont placées en EMS à la sortie de l’hôpital ; 2. le fait d’avoir vécu une chute provoque presque immanquablement une angoisse devant le risque de rechuter qui aboutit à une réduction des activités et de l’indépendance.
Les facteurs de risque
Les risques de chute, chez les personnes âgées, ont des causes diverses, et qui souvent s’additionnent.
Évoquons d’abord les troubles moteurs, troubles de la marche et de l’équilibre, diminution de la masse musculaire et donc de la force, raidissement des articulations… Ces affaiblissements sont souvent perceptibles dans la démarche de la personne âgée, qui devient hésitante, saccadée ; dans ses pas, qui se font plus courts…
Viennent ensuite les troubles visuels : le champ visuel se rétrécit, l’évaluation de la distance par rapport à un obstacle devient plus difficile, sans oublier la perte de l’acuité visuelle, surtout chez les personnes qui renoncent à se soigner (opération de la cataracte, changement de lunettes).
La polymorbidité (coexistence de plusieurs maladies graves et handicapantes) est le facteur majeur des risques de chute chez les personnes âgées. Et les risques augmentent de façon linéaire avec la présence de maladies telles que la maladie de Parkinson, l’arthrose, la maladie d’Alzheimer au stade plus avancé et l’hypotension orthostatique (baisse de la pression artérielle quand on change de position trop rapidement).
En lien avec ces problèmes médicaux, il convient de mettre en cause la polymédication – que j’appellerai plus volontiers la surmédicalisation – de la vieillesse. Le recours, souvent excessif, aux psychotropes (anxiolytiques, somnifères) augmente significativement le risque de chute. Ces médicaments diminuent la capacité de vigilance et de réaction, ils affaiblissent la qualité de la vision en provoquant une somnolence diurne et une baisse de la capacité de concentration.
Enfin, plus anecdotique peut-être mais tout aussi important dans la liste des facteurs de chute chez les personnes âgées, il faut mentionner ce que j’appellerai l’aménagement de l’habitat. Combien de « tapis volants », de revêtements de sol glissants, d’éclairages insuffisants, le jour comme la nuit, de fils électriques mal fixés, d’objets disposés sans discernement dans l’appartement, qui se révèlent comme autant d’obstacles et transforment l’espace en un véritable « parcours du combattant » pour les petits vieux ? Sans oublier les vieilles pantoufles, les vieilles savates avachies, véritables pièges à chute !
Qu’est-ce que le « syndrome de post-chute » ?

Outre le risque de blessures, parfois graves, la chute et le fait de rester longtemps au sol avant d’être secouru (surtout en l’absence d’une montre alarme) peuvent avoir de lourdes conséquences psychologiques. On constate souvent, chez la vieille personne ayant connu une chute, une diminution de l’autonomie physique, une incapacité à se lever, une difficulté à se déplacer, alors même que l’examen clinique ne détecte aucune blessure. Tout se passe comme si ces effets handicapants n’avaient leur origine et leur explication que dans la tête de la personne : c’est ce qu’on appelle le syndrome post-chute. Il se produit chez une personne sur cinq.
Afin d’éviter qu’une chute ne laisse s’installer durablement ces conséquences fâcheuses, il est primordial de reconnaître les signes du syndrome post-chute pour pouvoir intervenir correctement.
Il y a tout d’abord des signes psychologiques : la personne est constamment dans la crainte de tomber à nouveau, elle devient anxieuse devant la nécessité de se déplacer, elle préfère rester dans son fauteuil, demande de l’aide pour le moindre déplacement, parfois refuse de sortir de chez elle… Elle perd confiance en elle-même, redoute de se mettre debout, tout cela alors qu’aucun handicap physique n’est détectable.
D’autres signes peuvent être observés : la personne adopte machinalement une mauvaise posture du corps. La chute a provoqué un changement dans la sensation qu’elle a de son corps et dans ses capacités motrices : quand elle se tient debout, elle a tendance à pencher son corps vers l’arrière car elle sait que c’est vers l’avant que l’on chute le plus souvent ; quand elle est assise, elle se tient volontiers en arrière, et lorsqu’elle veut se lever, elle a beaucoup de peine à faire revenir son centre de gravité vers l’avant pour se mettre de bout. Au lieu de placer ses pieds en arrière, pour accompagner le mouvement du corps, elle les projette en avant, rendant ainsi le mouvement de se lever quasi impossible sans aide.

La crainte de tomber freine ses mouvements : lorsqu’elle veut faire quelques pas, elle reste un instant figée sur place ; elle a de la peine à contourner les obstacles, saisit chaque occasion de prendre appui de ses mains sur une table, un meuble, un montant de porte… Sa démarche change, ses pas se font plus courts, elle fléchit moins les genoux…
Ce sont tous ces signes qu’il importe d’observer et d’identifier comme des marqueurs d’un syndrome post-chute. Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que tous ces ralentissements, toutes ces rigidités, toutes ces appréhensions ne résultent pas des séquelles physiques de la chute ou de la crainte de déclencher une douleur : tout se passe, comme je l’ai dit plus haut, dans la tête de la personne. Seule une claire compréhension de ce processus permettra de mettre en place l’approche thérapeutique appropriée.
La nécessité d’un dépistage plus systématique
Trop souvent, autant par les proches que par le médecin traitant, le risque d’une chute chez la personne âgée est sous-estimé, quand il n’est pas tout simplement négligé. Au lieu de banaliser ou d’ignorer ce risque qui, je le rappelle, peut bouleverser toute la vie de la personne s’il se réalise, le médecin devrait impérativement poser les bonnes questions au patient âgé qui vient le consulter : – est-ce qu’il vous est arrivé de tomber au cours de ces derniers mois ? – est-ce que vous vous sentez parfois instable lorsque vous marchez ? – est-ce qu’il vous arrive de craindre de tomber, de sortir dans la rue, de monter ou descendre des escaliers ? Si, à l’une ou l’autre de ces questions, le patient répond par l’affirmative, il y a sans doute lieu de prendre des précautions, d’envisager des mesures qui, autant que possible, lui permettront d’éviter les risques de chuter. Ajoutons que le médecin devrait aussi prendre des renseignements auprès du proche aidant de son patient.
Comment faire face aux risques de chute ?
Dès l’instant où une personne avançant en âge commence à éprouver un sentiment d’instabilité en marchant, une crainte de tomber, et à plus forte raison s’il lui est déjà arrivé de tomber, elle doit en parler avec son médecin, qui pourra envisager une prise en charge multidisciplinaire de son patient :
– le médecin traitant peut diminuer le nombre des médicaments consommés par le patient,
– un programme d’exercices physiques auprès d’un physiothérapeute peut être prescrit,
– un ophtalmologue s’occupera des problèmes de vue ( lunettes adaptées, opération de la cataracte…),
– la prise d’un supplément de vitamine D peut aussi être une bonne idée,
– les problèmes de pieds et de chaussures seront examinés par un pédicure et un orthopédiste,
– un ergothérapeute s’occupera des modifications nécessaires de l’habitat du patient.

« Mieux vaut prévenir que guérir ! » Comme dans beaucoup de situations de la vie, cet adage est la clé pour toutes les personnes âgées qui veulent éviter ce risque majeur de la vieillesse : la chute. Il existe des cours qui visent à réduire les risques de chute, mais aussi à apprendre à tomber et à savoir se relever. En mettant en situation les personnes âgées, en les faisant s’allonger par terre dans diverses positions, on leur montre comment se relever grâce à des gestes techniques précis*. Cet apprentissage non seulement prévient les risques de chute, en atténue les conséquences, mais il rassure la personne, lui enlève la peur de tomber qui, justement, était parfois une des causes de sa fragilité…
Conclusion

Ce que j’aimerais que l’on retienne de ces quelques réflexions, c’est que tomber, chez les personnes qui avancent en âge, n’est jamais anodin. Chacun d’entre nous redoute la maladie qui pourrait le condamner, un cancer, une affection cardiaque, une maladie neurodégénérative…, mais qui se soucie du risque de faire une chute ? Et pourtant, une mauvaise chute peut se révéler tout aussi grave qu’une de ces maladies, et parfois bien plus douloureuse, physiquement et moralement, et cela pour le restant de la vie. On me pardonnera de finir sur une note quelque peu funèbre, mais toute mon expérience des personnes âgées me l’impose : la chute, comme une maladie incurable, peut être, elle aussi, l’antichambre de la mort.
* Plusieurs institutions offrent des cours à l’intention des personnes âgées, dont le but est justement d’apprendre à se déplacer sans risques, à se relever, etc. A titre d’exemple : Pro Senectute propose DomiGym, « un programme de gymnastique personnalisé et adapté pour être donné chez vous ».