À Stéphane Hessel,
à qui j’empreinte son célèbre titre,
avec reconnaissance et admiration.
Avant de m’indigner…
Avant d’expliquer les raisons que j’ai eues de m’indigner, tout au long de cette pandémie de Covid-19, et pour que mon indignation soit bien comprise, je dois tout d’abord dire mon admiration pour ce qui a été réalisé par tous les employés des hôpitaux et des EMS : les responsables, les médecins, les soignants bien sûr, mais aussi tout le personnel de l’intendance. Leur dévouement, leur conscience professionnelle, les risques qu’ils ont pris, tout cela est digne de notre plus grand respect. Si cette pandémie peut comporter quelque chose de réconfortant, c’est bien de nous avoir montré jusqu’où pouvaient aller le sens des responsabilités, la conscience professionnelle et la compassion des différents acteurs de la santé.
Cela dit, les raisons de m’indigner, en tant que gérontopsychologue, n’ont pas manqué, et si puissantes parfois qu’elles m’ont convaincue de ne pas les garder pour moi et de les partager avec vous !
La mise à l’écart générale des vieux
La plus grande maladresse des autorités politiques, dans la manière dont elles ont considéré les personnes âgées dès le début de cette pandémie, a été de les mettre toutes dans le même panier. Or, comme le dit très joliment Jacqueline Cramer, présidente de la Plateforme des associations d’aînés de Genève, dans un entretien paru dans Le Temps, « on parle des personnes âgées mais, entre un retraité printanier et un centenaire en son hiver, il y a tout un univers ». Et, plus loin : « On parle d’aînés comme si nous constituions un corps homogène. Or, entre le troisième, le quatrième, et maintenant le cinquième âge, il y a autant de différences qu’entre l’enfance et l’adolescence. Évoquer les vieux sans établir de nuances ne correspond plus à la réalité. »
La décision prise par les autorités d’imposer un confinement plus strict à toutes les personnes âgées, du jeune retraité au centenaire, de les stigmatiser dès le début sous le label « personnes à risque », a d’emblée eu pour effet de renforcer le regard négatif que notre société n’est déjà que trop encline à porter sur les personnes âgées. Et cela s’est traduit immédiatement par des actes. On a vu, dans les rues ou dans les centres commerciaux comme sur les réseaux sociaux, des jeunes et des moins jeunes prendre à partie des petits vieux de manière agressive, les apostropher en leur déclarant qu’ils feraient mieux de rester à la maison au lieu de semer la contamination sur la voie publique. On en a vu les accuser d’être responsables de la pandémie et du désastre économique à venir. Sans doute notre Conseiller fédéral, Monsieur Berset, croyait-il bien faire en ressassant chaque soir à la télévision ses mises en garde à l’adresse de cette « catégorie à risque », sans se rendre compte qu’il finissait par montrer du doigt les personnes âgées et les livrer à la mauvaise humeur et parfois à la fureur de ceux qui sont toujours prompts à se jeter sur un bouc émissaire.
La décision de confiner les personnes âgées a eu également pour effet de les enfermer peu ou prou dans un isolement extrêmement débilitant. Comme le déclare Olivier Guérin, président de la Société française de gériatrie et de gérontologie : « Mettre en place un critère d’âge, c’est stigmatisant et injuste. Le confinement est nécessaire, mais il engendre aussi une aggravation des pathologies, une baisse de l’activité physique, une perte des muscles, ou encore une réactivation des troubles anxieux et dépressifs. » Dans cette affaire, il y avait, pour les autorités, une pesée difficile à effectuer (et j’en suis bien consciente) : d’un côté les personnes âgées de plus de 80 ans (avec des maladies chroniques préexistantes) pour qui le risque de succomber au virus était bien réel, de l’autre celles qui se situaient entre 65 et 80 ans, chez qui ce risque était nettement moindre, voire quasi inexistant. Je note en passant que la moyenne d’âge des personnes décédées du virus étaient de 83 ans. Dans ces conditions, la sagesse – soutenue par les statistiques – n’aurait-elle pas été de se montrer plus nuancé dans les mises en garde et de laisser davantage de libre-arbitre aux personnes concernées ? À ce propos, j’ai été très frappée par l’opinion exprimée dans un courrier de lecteur par Christian Lalive d’Épinay, 82 ans, mon ancien professeur de sociologie à Genève : « En fait, si nous gardons notre lucidité, Covid-19 ou pas, à notre âge, nous savons bien que la Camarde rôde autour de nous. Que, dans cette pandémie, la Mort cible avant tout les vieux et (sauf détestables exceptions) épargnent les jeunes, voilà qui me donne le courage et la sérénité nécessaires pour en affronter la traversée, jour après jour. Une traversée incertaine, mais au cours de laquelle chaque aube qui se lève est une aubaine ! »
C’est cette pleine compréhension de l’état d’esprit des personnes âgées, mais aussi de leur lucidité et de leur intelligence, que nos autorités ont complètement négligée lorsqu’elles les ont traitées comme des enfants qu’il fallait raisonner, les privant de tout libre arbitre : le coronavirus pouvait aussi être affronté par les vieux comme un risque calculé, avec une juste pesée des dangers encourus d’un côté et des libertés auxquelles ils étaient prêts à renoncer de l’autre… Et ceux qui auraient opté pour un confinement strict, cela leur aurait été d’autant moins pénible que la décision serait venue d’eux. En responsabilisant les retraités au lieu de les montrer du doigt et de les parquer, on leur aurait donné la possibilité de comprendre ce qui leur arrivait et de réagir en adultes. Nul doute qu’ils auraient pris leurs responsabilités ! D’une manière générale, j’ai été indignée par la façon dont les autorités ont d’emblée mis sous tutelle les personnes de plus de 65 ans et les ont considérées comme incapables de continuer à assumer leurs responsabilités d’homme, de femme, de citoyen et de citoyenne !
Les EMS relégués au second plan
Dès l’annonce de l’arrivée du Covid-19 dans notre pays, tout a été fait pour préparer les hôpitaux à affronter la pandémie, ce qui est compréhensible. Mais l’on a complètement oublié les EMS ! On a assisté à ce paradoxe incroyable, qui était aussi un aveuglement impardonnable : d’un côté, les autorités ressassaient qu’il fallait protéger les populations à risque, c’est-à-dire les personnes âgées de plus de 65 ans, et en particulier les plus de 80 ans, ces derniers formant l’essentiel de la population des EMS ; de l’autre côté, on négligeait complètement de fournir les EMS en matériel de protection et de soin et, plus grave encore et presque incompréhensible, on dissuadait fortement les EMS de transférer leurs malades dans les hôpitaux afin d’éviter de les engorger ! Ce qui revient à dire qu’en même temps qu’on martelait qu’il fallait protéger les personnes âgées, on faisait tout pour écarter ces mêmes vieillards dès lors qu’ils résidaient dans un EMS ! Plus simplement dit : les résidents des EMS de plus de 80 ans et qui ont été victimes du coronavirus au début de la pandémie n’avaient aucun accès aux soins hospitaliers pendant que l’octogénaire vivant à la maison et touché par le virus n’avait qu’à se présenter à l’hôpital !
Le manque de matériel (masques, respirateurs, désinfectants, surblouses) s’est fait sentir dans les EMS dès le début. Et ce n’est que dans la deuxième phase de la pandémie, cinq semaines plus tard, lorsque les hôpitaux se sont rendu compte qu’ils ne seraient pas débordés, que les EMS ont enfin obtenu du matériel de protection et de soin et que les résidents atteints du Covid-19 ont pu être hospitalisés.
Ce qui m’a particulièrement indignée, c’est qu’il a fallu attendre aussi longtemps pour se rendre compte que plus de la moitié des décès dus au coronavirus dans notre pays avaient lieu dans les EMS ; et pendant ces cinq semaines, on équipait les hôpitaux et on oubliait complètement les EMS !
Les résidents en EMS oubliés
Ce sont bien sûr les résidents des EMS qui ont été les plus touchés par les décisions sans nuances des autorités politiques. Que l’on ait voulu protéger les personnes âgées dans les EMS en les isolant, cela est certes louable, mais ces mesures extrêmes auraient dû être rapidement assouplies. Peut-on imaginer ces petits vieux et ces petites vieilles soudain confinés dans leur chambre de 12 mètres carrés, sans aucune possibilité de recevoir la visite habituelle de leur conjoint, de leurs enfants, de leurs amis. Sans parler de ceux qui, souffrant de troubles cognitifs, ne comprenaient même pas ce qui leur arrivait et les raisons de leur isolement. La doctoresse Laurence de Chambrier, médecin généraliste à Genève, me semble dans le vrai lorsqu’elle affirme, dans un courrier de lecteur : « Les vieillards vont mourir bientôt. Eh oui, à la liste des maladies qui vont les emporter quoi qu’il arrive s’ajoute, dès cette année, le Covid-19. Ce n’est pas pour autant qu’ils méritent qu’on les enferme dans leur chambre d’EMS, alors que le seul plaisir qui leur reste est la visite d’un proche ou une petite promenade, et que le lien social est leur seule joie, leur seule raison de vivre. Nous avons appris à nous laver les mains et à garder la bonne distance. Cela minimise le risque de contagion. Priver ces personnes âgées de visite pour éviter tout risque de contamination est à la fois stupide et cruel parce que le risque existe toujours, de cela ou d’autre chose. Rappelons-nous que, pour les résidents de nos EMS dont la durée moyenne de vie est de deux ans, l’isolement est plus cruel que la maladie et plus angoissant que la mort. » Il est important de préciser ici que les directeurs et les infirmiers-chefs des EMS ne sont en aucun cas responsables de ce confinement trop strict, qui leur a été imposé par les autorités politiques.
Je ne peux passer sous silence les scènes véritablement tragiques auxquelles ces mesures de confinement extrêmes ont donné lieu dans les EMS. Ces femmes et ces hommes très âgés, atteints par le coronavirus et qui mouraient de suffocation, dans de grandes souffrances, sans possibilité d’avoir un proche à leur côté, sans ce conjoint, cette fille, cet ami pour leur tenir la main… Et quelles terribles détresses pour ces vieillards diminués mentalement qui n’étaient plus à même de comprendre ce qui leur arrivait, ne faisant qu’entrevoir ce qui ne pouvait leur apparaître que comme une sorte de fin du monde… Et lorsqu’un soignant trouvait le temps de s’arrêter un moment auprès de ce mourant, avec son masque, son bonnet, sa surblouse et ses gants, ce déguisement ne faisait que renforcer le sentiment de mourir dans l’horreur. Ce sont ces scènes terribles qui auraient pu être évitées si les EMS, dès le début et comme les hôpitaux, avaient reçu le matériel de protection et de soins nécessaire !
Les proches tenus à l’écart
Si les résidents des EMS se sont retrouvés enfermés dans leur chambre, les proches aidants, quant à eux, ont vécu ces mesures de confinement extrêmes comme une exclusion. Ils se sont sentis mis à l’écart. Tout à coup, ils n’avaient plus le droit, même en prenant toutes les précautions, de voir leur parent, de le soutenir dans cette épreuve, de lui prendre la main, d’avoir avec lui ce contact physique si important, et en particulier pour les personnes qui vivent avec Alzheimer.
Les proches ont également vécu ce refus de les recevoir dans les EMS comme un manque de confiance. Cela leur était d’autant plus incompréhensible qu’ils étaient prêts à porter le masque et les gants et à prendre toutes les autres précautions nécessaires. Une femme quinquagénaire dont la mère, âgée et souffrant de la maladie d’Alzheimer, était confinée dans un EMS, a témoigné de sa détresse dans un courrier de lecteur du journal La Liberté : « Ces mesures de sécurité ne tiennent pas compte des gens qui souffrent d’une démence, de l’importance pour eux du besoin de toucher, du contact physique, et pas uniquement des mots. Ces personnes âgées souffrent en silence depuis deux mois ! On porte atteinte à leur intégrité psychique. Elles ont besoin de sentir qu’on les aime, sinon elles vont se laisser aller. » Et combien se sont finalement laissées aller ! Il est pour moi incompréhensible que les autorités politiques, et les spécialistes qu’elles ont sans doute consultés, n’aient à aucun moment pensé au sort particulier des malades Alzheimer et au terrible désarroi dans lequel le confinement allait les plonger…
À cela s’ajoute, et c’est bien sûr une nécessité que tout le monde comprend, mais qui n’est pas moins difficile à vivre pour autant, l’impossibilité pour les proches d’organiser un enterrement normal. On leur apprend que leur parent est mort, ils n’ont pas eu la possibilité de lui faire leurs adieux, et ils découvrent qu’on leur autorise un enterrement minimal, sans cérémonie funèbre, limité à un petit nombre de proches et dans le respect des règles de sécurité.
Dans ces conditions, le processus de deuil est particulièrement difficile à réaliser. Sans parler du sentiment de culpabilité éprouvé parce qu’on n’a pas pu être auprès de son parent mourant.
Pour ma part, je comprends les mesures sanitaires qu’il était nécessaire de prendre dès le début de cette pandémie, mais j’ai trouvé excessives les décisions des autorités politiques, radicales et sans nuances, qui ont été prises à l’encontre des proches. Pour nos autorités politiques, seule l’efficacité médicale et sanitaire – celle qui peut se chiffrer et paraître dans les médias – a été prise en considération, au détriment de la compréhension des détresses que le confinement allait provoquer chez les résidents âgés et des véritables tragédies qu’il allait entraîner. Là encore, nos gouvernants se sont contentés d’entendre les avis du monde médical (épidémiologues, infectiologues…) sans que leur vienne un instant à l’esprit que les spécialistes du grand âge (gériatres, gérontopsychologues…) auraient pu les rendre attentifs à la souffrance des personnes âgées, les mettre en garde contre les conséquences tragiques d’un confinement trop strict.
Les soignants abandonnés à eux-mêmes
Les véritables héros de la pandémie ont été les soignantes et les soignants des EMS, mais aussi tous les employés de l’intendance (buanderie, cuisine), et en particulier ceux qui étaient affectés aux travaux de nettoyage et de désinfection. Mais la manière dont ils ont été très souvent abandonnés à eux-mêmes reste mon plus fort motif d’indignation.
Au début, les soignants (j’entends sous ce terme générique les infirmières et les infirmiers, les aides-soignantes – les plus nombreuses – et les aides-soignants) des EMS ont dû se contenter de masques et de surblouses qu’ils se passaient l’un à l’autre plusieurs fois, au lieu de les jeter après un usage unique, comme c’est la règle. Pénurie désolante dont témoigne, dans un article du Temps, Amandine Jutzeler Barut, infirmière en EMS à Genève : « Nous affrontons cette crise sanitaire avec des conditions de travail précaires par rapport au système de santé que la Suisse défend corps et âme. Nous devons protéger les résidents et nous-mêmes avec les moyens du bord, trouver des système D en permanence, laver les blouses de protection (qui sont, normalement, à usage unique) après quatre jours d’utilisation, utiliser les surchaussures comme bonnets de protection, un masque pour huit heures de travail (pas de changement après un passage en chambre d’isolement) et ainsi de suite. Nous sommes actuellement 1 infirmière et 4-5 aides-soignantes pour 26 résidents confinés dans leur chambre, dont dix sont en isolement Covid (habillage et déshabillage en entrant et sortant de la chambre) et 4 en fin de vie à cause du virus. Sans oublier toutes les personnes démentes que nous devons sans arrêt ramener dans leur chambre, celles qui ne peuvent manger seules, celles que nous devons mobiliser pendant deux heures afin qu’elles ne perdent pas leurs acquis, et toutes les autres à qui nous devons une ou deux visites afin de maintenir leur moral. La nuit, il y a 1 infirmière et 3 aides-soignantes pour 97 résidents. Nous avons des journées de travail de 14 heures. »
Durant le pic de la pandémie, les soignants ont dû assister à des décès en série, parfois jusqu’à une dizaine par semaine. On imagine facilement la charge affective que cela représente pour des soignants qui, avec le temps, se sont attachés à leurs résidents. Il convient ici de rappeler que, à la différence des professionnels des soins intensifs qui n’ont quasiment jamais de liens affectifs ou personnels avec leurs patients, les soignants des EMS vivent journellement avec leurs résidents, nouent des liens de sympathie avec eux ; leur attachement réciproque est la base même d’un bon accompagnement. C’est dans ces conditions qu’ils ont dû laisser mourir leurs résidents sans avoir le temps de leur prodiguer les gestes de compassion habituels, débordés par la charge de travail supplémentaire (due à l’absence de collègues malades ou « personnes à risque ») et par l’urgence des tâches inédites à accomplir (décontamination, nettoyages…). Le risque, pour ces soignants, de développer plus tard un syndrome post-traumatique n’est pas exclu.
Ce sentiment d’abandon des soignants a souvent été atténué par la manière dont les responsables des EMS les ont soutenus. On a vu des directeurs, des infirmiers-chefs venir en personne dans les unités, encourageant les troupes, les félicitant de leur travail et de leur courage, n’hésitant pas à mettre la main à la tâche pour aider leurs soignants débordés. Ce comportement exemplaire de la plupart des responsables a beaucoup contribué à apaiser les angoisses et le stress des soignants. Chapeau bas à ces responsables d’EMS pour leur humanité et leur grand cœur !
De belles initiatives ont été prises ici et là : on a transformé de l’alcool chez des paysans voisins pour préparer des solutions désinfectantes, on a créé des surblouses avec des chemises de nuit, on a accueilli des jeunes civilistes qui se sont montrés très débrouillards dans des situations complètement inédites pour eux…
Mon dernier motif d’indignation ne date pas d’aujourd’hui, et je profite de l’occasion pour l’exprimer clairement. Cela fait maintenant plus de trente ans que je côtoie les aides-soignantes et les aides-soignants des EMS. Ce sont la plupart du temps des jeunes femmes, souvent des étrangères ; elles constituent les trois quarts du personnel soignant des EMS. Elles font preuve d’un dévouement exemplaire, d’un attachement à leurs résidents qui m’a toujours touchée ; les tâches qu’elles doivent effectuer sont loin d’aller de soi, tenant compte de l’état de santé des résidents, de plus en plus âgés et présentant fréquemment des troubles cognitifs : aide à la toilette, à l’habillage, au repas, sans oublier les gestes affectueux, les paroles consolatrices… Imagine-t-on, pour prendre un exemple parlant, cette jeune Portugaise fraîchement débarquée en Suisse et qui se retrouve, d’un jour à l’autre, à s’occuper de son lever à son coucher d’un brave vieux Suisse incontinent et atteint d’Alzheimer… Et cette jeune femme mettra sa meilleure volonté à bien effectuer les tâches qu’on attend d’elle, à accepter en souriant les rebuffades que son résident ne manquera pas de lui adresser un jour ou l’autre, à prendre soin de lui et à veiller à son bien-être jusqu’à sa dernière heure… tout cela pour un salaire scandaleusement bas. Si bas qu’il est presque impossible de trouver des jeunes Suissesses qui accepteront de faire ce travail à ces conditions.
Il est vrai que notre système suisse d’établissements médicalisés, qui permet à chacun de terminer ses jours dans un EMS, et cela quels que soient ses revenus ou sa fortune, est digne d’admiration. Et nos EMS doivent être pour nous un motif de fierté ! Mais la face sombre de ce système, c’est qu’il fonctionne en exploitant une main d’œuvre majoritairement étrangère, avec des salaires qui n’ont aucun rapport avec la difficulté de la tâche et son importance, importance que l’on a mesurée à sa juste grandeur pendant la pandémie. J’insiste : sans cette main d’œuvre étrangère rétribuée au lance-pierres, qui constitue les trois quarts du personnel soignant d’un EMS, c’est tout le système qui s’effondrerait. Dans un pays aussi riche que la Suisse, qui est prêt du jour au lendemain à verser des centaines de millions de francs pour venir en aide au sport, comment se fait-il qu’aucun parti, aucun syndicat ne vienne en aide d’une manière efficace à cette population d’aides-soignantes pour revendiquer et obtenir pour elles le salaire et la reconnaissance que méritent leur travail et leur dévouement ? (Je découvre, au moment où je vais publier ce Propos, que le syndicat Unia vient de rendre publics les résultats d’une vaste enquête sur la condition des soignants dans les EMS. Voir l’article : « Le personnel soignant au bord de la rupture », www.unia.ch) Berçons-nous un instant de l’illusion que nos autorités en comprendront l’enjeu !
Ma conclusion
Cela m’a fait du bien de vider mon sac et d’exprimer les motifs qu’avait une gérontopsychologue de s’indigner tout au long de cette crise sanitaire. Mais chassez le naturel et il revient au galop, comme on dit. Mon naturel est plutôt à l’optimisme (modéré, disent ceux qui me connaissent) et à l’admiration, et je suis heureuse de le retrouver dans cette conclusion.
Je terminerai donc par une belle histoire, celle du Captain Tom Moore. Il est anglais, vétéran de la Seconde Guerre mondiale ; il a fêté ses cent ans le 30 avril dernier, en pleine pandémie. Face à la détresse des hôpitaux publics anglais, dont on connaît l’état de délabrement consécutif aux privatisations à tout va décidées par Mme Thatcher et consorts, notre Captain a eu l’idée de lancer une récolte de fonds sur Internet en faveur des associations liées au service public de santé, en première ligne dans la lutte contre le coronavirus.
Il se faisait fort de récolter 1’000 livres pendant les dix jours qui le séparaient de son centième anniversaire. Pendant ce même laps de temps, il s’engageait à parcourir 100 fois la longueur de son jardin (10 fois 25 mètres par jour) avec son déambulateur. Les 25 derniers mètres du dixième jour, il les a faits devant une double haie d’honneur formée de jeunes soldats britanniques. Le matin de son centième anniversaire, deux avions de la Seconde Guerre mondiale, des chasseurs de la Royal Air Force, lui ont offert une parade dans le ciel au-dessus de son jardin. Et ce jour-là, la cagnotte en ligne du Captain Moore contenait la somme impressionnante de 33 millions de livres, soit un peu moins de 40 millions de francs suisses. L’Académie Guinness lui a décerné « le record du monde de la personne seule ayant récolté le plus d’argent lors d’une marche caritative ».
Le Captain Tom Moore ne s’est pas arrêté là ; il a décidé de chanter ! Avec l’artiste britannique Michael Ball, il a repris la chanson : « You’ll never walk alone » (Tu ne marcheras jamais seul). Cet air est aujourd’hui devenu un symbole d’entr’aide en ces temps de pandémie. Et le single est devenu le numéro 1 des ventes, avec plus de 80 mille exemplaires.
Je trouve cette histoire merveilleuse à plus d’un titre. Bien sûr, et comme pour désavouer tous ceux qui ont en quelque sorte mis sous tutelle les personnes âgées pendant cette pandémie, il est réjouissant de voir que c’est un centenaire, et non un jeune politicien imbu de lui-même, qui a pris l’initiative la plus incroyable pour venir en aide au personnel soignant des hôpitaux. Cette belle histoire nous montre également que les grands vieillards, que l’on considère trop souvent comme des charges, pour ne pas dire des poids morts, peuvent encore nous surprendre et nous montrer la voie vers des actions extraordinaires ! God save the Captain Tom Moore !