publié le 14.5.2023

Habiter sa vieillesse

« Ce qui vieillit en nous, c’est le logement.
Le locataire ne vieillit pas. »

Charles Gounod, compositeur.
(1818-1893)

Je ne saurais mieux faire, pour illustrer mon Propos d’aujourd’hui, que de commencer par l’histoire d’une dame dont j’ai fait la connaissance il y a quelques années. C’était deux ou trois mois avant qu’elle ne prenne la décision de quitter la ferme familiale, dans laquelle elle avait vécu un demi-siècle, pour aller vivre dans un appartement en ville. Son histoire illustre très bien les questions que j’aimerais poser dans ce Propos : « Où est-ce que j’aimerais habiter en avançant en âge ? Est-ce que mon logement actuel sera adapté à la vie d’une personne vieillissante ? Est-ce que je ne devrais pas penser à déménager ? » 

L’histoire de Maria

Peu après son mariage, dans les années cinquante, Maria était allée s’installer dans la ferme de son mari, Joseph, dans un petit village de la campagne fribourgeoise. Joseph avait « repris le domaine » de ses parents et les deux époux se partageaient les tâches selon la répartition traditionnelle des rôles : à lui l’exploitation des champs et l’entretien du bétail ; à elle l’éducation de leurs quatre enfants, les soins du ménage et les travaux dans le jardin potager. Et cela tous les jours, du chant du coq au crépuscule.  

Tout allait bien pour Maria, jusqu’à la mort soudaine de son mari, à l’âge de 62 ans. Depuis longtemps, les enfants avaient pris leur envol et menaient leur vie ; aucun d’entre eux n’avait voulu reprendre le domaine. Maria avait renoncé à l’exploitation de la ferme, vendu le bétail et loué les champs à un paysan du village. Elle se retrouvait subitement toute seule dans la vieille ferme, bien trop grande pour elle.

Mais elle n’était pas femme à se plaindre ou à s’effondrer ; elle fit face et continua à mener son train-train quotidien, s’occupant de son ménage, entretenant son jardin, faisant ses courses au village, seule occasion pour elle de rencontrer des gens. Elle n’avait jamais éprouvé le besoin de « refaire sa vie », comme on dit. Avec les années, les travaux du ménage et du jardin, l’entretien de la ferme lui devenaient de plus en plus fatigants, à quoi s’ajoutait le poids de la solitude. 

Un second malheur la frappa alors qu’elle venait de fêter ses 82 ans : une de ses filles mourut d’un cancer foudroyant. Maria en resta inconsolable. C’est à ce moment-là que j’ai fait sa connaissance : elle était effondrée, passait par des phases de dépression ; elle m’avoua que la vie n’avait plus de sens à ses yeux… La perte de sa fille, sa vie solitaire dans la vieille ferme, les travaux du ménage et du jardin, le fait qu’elle avait dû renoncer à conduire en raison de sa mauvaise vue, tout cela la poussa à entreprendre une véritable réflexion sur sa vie et sur les années à venir.

La vraie question, pour Maria, était de décider si elle allait continuer à vivre à la ferme. Au cours de sa vie, elle avait toujours résolu ses problèmes elle-même, mené ses réflexions et pris ses décisions toute seule. Un jour, elle invita ses enfants à un repas à la ferme et les informa que, après mûre réflexion, elle avait décidé de vendre la maison. Chacun recevrait sa part de l’héritage prévue par la loi. Quant à elle, elle allait aménager dans un petit appartement en ville, à deux pas de celui de sa deuxième fille. Elle invita également ses enfants à choisir, parmi les meubles et les objets de la ferme, ceux qui leur feraient plaisir. Tout se passa le mieux du monde, me disait-elle, même si, autant pour les enfants que pour elle, la vente de la ferme dans laquelle ils avaient passé tant d’années représentait une vraie séparation.

Cela fait maintenant deux ans que Maria vit dans son appartement en ville. Je lui ai rendu visite l’autre jour et je l’ai trouvée en bien meilleure forme. L’appartement est petit, mais coquet, et surtout parfaitement adapté à son grand âge. Elle m’a ouvert son cœur avec beaucoup de franchise et elle m’a résumé ainsi sa nouvelle situation : « J’ai la sécurité, j’ai des personnes autour de moi, je suis en ville, ma fille habite tout près. Mais c’était très dur de m’habituer. Ma maison, mon jardin et mon village me manquent ; je me sens très à l’étroit ici. Et surtout, je me rends compte que j’aurais dû quitter la ferme il y a bien quelques années, j’aurais pu découvrir la ville et profiter de tout ce qu’elle offre alors que j’étais encore en forme, j’aurais rencontré des gens, je me serais fait de nouvelles amies ; j’ai beaucoup trop attendu ! Mais je ne manque de rien ! »

Mais Maria, fidèle à son caractère, ne se laisse pas aller pour autant : elle va presque tous les jours faire quelques pas en ville, elle va dans les magasins, à l’église, chez son médecin ; elle discute avec ses voisins de palier, elle voit régulièrement sa deuxième fille. En un mot, elle s’acclimate gentiment à sa nouvelle vie, même si elle s’y sent très seule.

Quels enseignements retirer de l’histoire de Maria ? J’en vois plusieurs. Lorsque nous avançons en âge, il vient toujours un moment où nous devons nous poser un certain nombre de questions sur la manière dont nous allons vivre les nombreuses années de notre retraite. Et d’abord celles-ci : où est-ce que je vais vivre ? Est-ce que le lieu où je vis aujourd’hui me conviendra lorsque je ne pourrai plus conduire, lorsque j’aurai de la peine à me déplacer, le jour où, éventuellement, je me retrouverai seul ? Il y a deux manières d’envisager ces questions, la première est de se dire : « On verra en temps voulu ! » Cette option est hélas la plus courante. La seconde est d’y réfléchir sérieusement, d’en parler avec ses proches, ses amis, afin de se faire une idée juste de la situation. Quoi qu’il en soit, et l’histoire de Maria nous le montre bien : c’est en prenant la bonne décision au bon moment, c’est-à-dire sans attendre la catastrophe, que nous avons les meilleures chances d’habiter notre vieillesse dans les meilleures conditions. Si Maria avait eu le courage de quitter la ferme après son veuvage, si elle était allée vivre en ville plus tôt, elle aurait facilement pu y prendre ses marques, se faire de nouvelles relations, de nouveaux amis, et vivre son avancée en âge de manière plus harmonieuse. Mais l’attachement aux habitudes, à la vieille ferme dans laquelle elle avait vécu tant d’années, à son village, et aussi peut-être la peur de l’inconnu : tout cela l’avait empêchée de prendre la bonne décision au bon moment.

Tout le monde veut vieillir chez soi

Bien sûr, tout le monde souhaite « vieillir chez soi », et c’est d’ailleurs ce qui se passe la plupart du temps. En Suisse, les 95 % des seniors vieillissent à la maison ; seuls les 5 %, une toute petite minorité, finissent leurs jours dans un EMS.

Mais c’est cette formule : « Vieillir chez soi » qui doit être interrogée. Est-ce que cela veut dire dans la maison ou l’appartement où nous avons toujours vécu, avec ses objets, ses décors, les souvenirs qui l’habitent, les travaux que nous y avons faits, les marques que nous y avons laissées… même si cet appartement, cette maison s’avèrent peu adaptés aux personnes qui avancent en âge ; ou bien est-ce qu’il faut entendre par là un chez-soi que nous avons mûrement choisi en vue d’y passer les années de notre retraite, parce qu’il répond parfaitement aux difficultés que nous prévoyons, celles que la vieillesse fera surgir un jour ou l’autre : la diminution de la mobilité, de la vision, de l’ouïe… ? 

Il ne faut pas oublier non plus que plus les années passent, et plus notre logement devient notre centre du monde, le lieu où nous passons le plus clair de notre temps, et peut-être, avec le grand âge, tout notre temps. Ce « chez-soi » ultime, ce home sweet home de nos dernières années devrait répondre à trois exigences : 1. Il devrait nous donner le sentiment de vivre pleinement en harmonie avec ce qui nous entoure. 2. Il devrait, par sa situation et sa disposition, favoriser notre indépendance et notre autonomie. 3. Il devrait nous offrir une certaine qualité de vie

Les cinq écueils pour rester chez soi quand on avance en âge

Le chemin de la vieillesse est le plus souvent une longue traversée ; il s’étale parfois sur 20, 30, voire 40 ans. Cette période peut nous réserver des épreuves auxquelles nous devons faire face. Je vois grosso modo cinq types d’épreuves. 

1. Si nous habitons dans un village, ou dans un quartier à l’écart, où il n’y a pas de commerces de proximité, tout va bien tant que nous pouvons conduire et que notre mobilité est intacte ; mais le jour où nous devons renoncer à la voiture (problèmes de vue, arthrose…), où notre mobilité est réduite, où nous perdons éventuellement notre conjoint, c’est alors la solitude qui nous tombe dessus, cette solitude qui est souvent la pire épreuve pour les personnes âgées. Bien sûr, il reste les enfants, mais dans notre monde moderne, les enfants et les petits-enfants habitent de plus en plus rarement à proximité. Sans oublier qu’un senior sur cinq n’a pas d’enfant.

Cet isolement peut devenir extrêmement pénible à vivre ; non seulement pour le moral et le mental, qu’il plonge dans une sorte de grisaille permanente, mais aussi au point de vue pratique : il n’est pas toujours agréable de demander de l’aide pour nous conduire au centre commercial ou pour nous véhiculer chez le médecin.

C’est ainsi que, si nous habitons dans un endroit à l’écart des principaux services – un petit village ou un hameau, une maison perdue dans la campagne -, il est important, sur le seuil de la retraite, de nous demander comment nous y vivrons lorsque nous serons dans le grand âge.  

2. Une autre épreuve de la vieillesse, c’est la chute. Comme je l’ai montré dans un Propos – lire ici – que j’ai consacré à cette question, la chute peut chambouler la vie d’une personne âgée ; elle amène souvent un cortège d’effets négatifs, comme des traumatismes physiques et psychiques, l’hospitalisation, une opération, et souvent l’obligation de se servir désormais d’un déambulateur (notre tin tè bin : « Tiens-toi bien ! »). Les séquelles de la chute sont souvent très lourdes : un état douloureux chronique s’installe, avec une limitation des mouvements et d’autres handicaps qui rendront nécessaires les soins à domicile. On le voit, c’est toute la vie qui change radicalement. Là encore, si nous vivons dans un logement peu adapté à ces handicaps, la vie peut devenir très difficile.

3. La vieillesse est aussi – le plus souvent au-delà de 85 ans – le temps de la polypathologie. Plusieurs maladies chroniques s’installent simultanément et durablement, augmentant la fatigabilité et le ralentissement du corps et de l’esprit. La gestion de la vie quotidienne devient de plus en plus difficile et le besoin de soins et d’aides s’accroît.

Nous pouvons regrouper les maladies chroniques touchant les seniors sous cinq grandes catégories : les maladies rhumatologiques (arthrite, arthrose, ostéoporose), les maladies de la vue (cataracte, macula) et de l’ouïe (surdité), les maladies neurologiques (Alzheimer, Parkinson), les maladies cardio-vasculaires (hypertension, infarctus, AVC) et les cancers (sein, colorectal).

Ces polypathologies entraînent le plus souvent une perte progressive de l’autonomie et une vie à domicile de plus en plus recluse.

4. Lorsque la maladie d’Alzheimer (ou l’une de ses variantes) s’en prend à une personne âgée, c’est toute sa vie qui va s’en trouver bouleversée. En Suisse, sur 2 millions de seniors, 155’000 ont été diagnostiqués Alzheimer, ce qui représente environ 1 senior sur 12.

Comme nous le savons, c’est une maladie incurable et chronique qui évolue lentement, progressivement, sur une quinzaine, voire une vingtaine d’années. Peu à peu, la personne atteinte et ses proches doivent s’adapter aux pertes cognitives du malade. Dès le stade modérément avancé de la maladie, la personne ne peut plus vivre seule et, vers la fin de la maladie, le placement en EMS peut s’avérer judicieux et rassurant pour tout le monde.

5. Enfin, et je reviens plus directement au sujet de ce Propos, l’inadaptation du logement peut se révéler une épreuve permanente pour les seniors. La maison ou l’appartement recèlent une série d’obstacles d’autant plus pernicieux que l’habitude les a rendus pour ainsi dire invisibles. Je pense à l’absence d’ascenseur, à ces escaliers trop raides, à ces seuils que nous ne franchissons plus avec autant de facilité, à l’étroitesses de certains passages, à l’absence de barre d’appui dans la salle de bain, aux espaces encombrés de meubles et de bibelots plus ou moins décoratifs, à ces tapis qui glissent ou qui rebiquent, à cette baignoire encombrante et impraticable qui pourrait être avantageusement remplacée par une douche, etc. (J’ai résumé les différents aspects de cette question dans un document séparé : – lire ici –)

Bien sûr, les personnes fraîchement retraitées, et surtout si elles ont la main bricoleuse, tentent de remédier à ces difficultés, et ce d’autant plus qu’elles passent beaucoup plus de temps à la maison. Mais est-ce que ces améliorations suffiront ? Avec l’apparition des mini handicaps qui sont les conséquences des bobos de l’avancée en âge, il sera peut-être nécessaire d’envisager des travaux plus importants, des aménagements indispensables pour rendre le logement plus accessible, plus sûr et plus fonctionnel.

C’est peut-être aussi le moment de se demander si la maison, l’appartement dans lequel nous vivons actuellement pourra évoluer de telle façon qu’il nous permettra de vivre notre avancée en âge harmonieusement ; ou s’il n’est pas temps de penser à déménager.

Conclusion

Ces questions autour du lieu dans lequel nous allons passer nos dernières années – de la manière dont nous allons habiter notre vieillesse – sont le plus souvent éludées, et surtout lorsqu’elles nous conduiraient à envisager un déménagement ; nous préférons ne pas trop y penser, ou les renvoyer à plus tard, nous en remettant à « la grâce de Dieu », pour ainsi dire. Ce refus n’est qu’un des aspects d’un rejet plus général : je veux parler de ce déni de la vieillesse présent un peu partout dans notre société, mais aussi de nos réticences ou de notre incapacité à nous projeter dans le grand âge. 

Habiter sa vieillesse exige de chacun qu’il regarde en face les années qui lui restent, avec leurs promesses de bonheur et de joie, mais aussi avec les bobos, les affaiblissements, les épreuves, parfois cruelles. Habiter sa vieillesse demande de la lucidité, de l’anticipation, de la planification et du courage. Combien de personnes âgées ai-je connues qui se morfondent dans un logement inadapté, incommode, voire dangereux, et tout cela parce qu’elles n’ont pas su, ou pas voulu, alors qu’il en était encore temps, prendre le taureau par les cornes et se décider à changer de logement ? Elles gâchent ainsi une partie de leur vieillesse à résoudre les problèmes quotidiens que leur pose une maison ou un appartement inadaptés aux aléas de l’âge. 

Mais combien d’autres aussi, heureusement, qui ont choisi de vivre dans un logement – maison ou appartement – parfaitement adapté à leur situation, à proximité de toutes les commodités, situé dans un voisinage agréable, plus petit que leur ancien logement mais combien plus accueillant. Ces personnes avaient fait preuve de courage et de détermination au moment où elles s’étaient rendu compte que leur ancienne maison, leur ancien appartement, et même s’ils y avaient toute une vie de souvenirs et de moments heureux, n’était pas adapté aux difficultés de l’avancée en âge. 

L’autre jour, et je conclurai par une histoire très différente de celle de Maria, j’ai passé un après-midi chez mon amie Anne-Marie, une vieille dame qui habite depuis quelques années dans un « logement adapté pour senior » (ce sont des appartements que les architectes ont conçus en pensant aux personnes âgées qui les habiteront, avec un système d’appel à l’aide et une conciergerie sociale). Anne-Marie me parlait du grand appartement de six pièces qu’elle avait abandonné, des regrets qu’elle avait eus de le quitter, de la nostalgie qu’il lui inspirait encore ; mais elle ajoutait que, si elle était restée dans cet appartement, elle y aurait connu la solitude, la fatigue des escaliers à grimper, les risques de chute dans une salle de bain plus que vétuste, sans parler de toutes les chausse-trappes de la disposition des pièces et des couloirs, de l’entretien de plus en plus épuisant de cet immense appartement. Elle a conclu que sa décision de déménager était peut-être la meilleure qu’elle ait prise dans sa vie. « Ici, j’ai tout à portée de main : des voisins aimables, des connaissances que je me suis faites et qui vivent dans le même quartier, toutes sortes de magasins à quelques pas de chez moi, et même le cinéma, où je n’allais presque jamais et où je vais maintenant une fois par semaine avec une amie ! Si je n’étais pas aussi âgée – elle a 82 ans – je me demande si je ne pourrais pas rencontrer quelqu’un ! » Et, prononçant cette phrase, elle avait ce sourire malicieux qui la rajeunissait de vingt ans !

Je crois bien qu’Anne-Marie a compris mieux que personne l’importance qu’il y a à savoir habiter joyeusement et harmonieusement sa vieillesse.