publié le 1.5.2021

Grand âge et fin de vie

« Nous sommes tous créatures d’un jour.
Et celui qui se souvient, et l’objet du souvenir.
Tout est éphémère. Et le fait de se souvenir, et ce dont on se souvient.
Aie toujours à l’esprit que bientôt tu ne seras plus rien, ni nulle part. »
Marc Aurèle (121-180)

Que l’Homme ait aussi pour tâche de penser à sa propre mort est une idée vieille comme le monde. Montaigne, après les philosophes de l’Antiquité, ne disait-il pas que « philosopher, c’est apprendre à mourir » ? Mais la pensée de la mort ne va pas sans une autre question, tout aussi essentielle à mon avis : celle de la fin de vie. « Comment vais-je aborder cette dernière période pendant laquelle la proximité de la mort se fera de plus en plus pressante ? Quelle fin de vie est-ce que je vais avoir ? »

La fin de vie à l’âge avancé

Commençons par rappeler deux chiffres : aujourd’hui, avec le vieillissement démographique, l’espérance de vie moyenne en Suisse est de 86 ans pour les femmes et de 82 ans pour les hommes. C’est dire que, pour la plupart d’entre nous, la fin de vie n’intervient qu’à un âge avancé, voire très avancé ; à notre époque, la mort est le plus souvent l’affaire du grand âge.

C’est la grande différence avec les siècles passés, où la mort était présente à tous les âges de la vie et où chacun était amené à la côtoyer fréquemment ; elle pouvait sans crier gare vous enlever un parent, un enfant, un frère ou une sœur. Les enfants mouraient en grand nombre, et souvent en bas âge ; les maladies et les accidents tuaient inopinément les jeunes gens et les adultes ; et si l’on parvenait à la soixantaine, on pouvait se considérer comme un chanceux de la vie. Dans ces temps de forte mortalité, la notion de « fin de vie », c’est-à-dire d’une période déterminée pendant laquelle, soutenue par la médecine, une personne est consciente de vivre ses derniers jours, cette notion n’avait pas vraiment lieu d’être.

Aujourd’hui, la plupart d’entre nous arrivent aux abords de la huitantaine plus ou moins en bonne santé ; la question de la fin de vie, avec ses interrogations et les décisions qu’elle nous impose de prendre, ne devient une actualité que dans le grand âge.

À chacun son grand âge

Il n’en reste pas moins que nous ne sommes pas égaux devant le vieillissement et que chacun aborde le grand âge dans des conditions différentes. Parmi les vieillards que j’ai été amenée à rencontrer dans mon travail de gérontopsychologue, je distinguerai schématiquement trois groupes.

Le premier est celui des chanceux de la vie. Ils franchissent le cap des huitante ans tambour battant, traversent les années comme si le temps n’avait pas de prise sur eux, se retrouvent nonagénaires avec à peine quelques grincements dans les articulations, quelques flanchages de la mémoire. Certains vont gaillardement jusqu’à leur centième anniversaire, après quoi, comme mon ami Jean Vigny – dont vous pouvez lire ici les réponses à mon questionnaire – ils s’éteignent doucement, comme la flamme d’une bougie.

Dans le deuxième groupe, nous retrouvons des petits vieux et des petites vieilles qui arrivent vaillamment à la huitantaine, mais déjà ralentis et fragilisés par quelques maladies chroniques. Ils resteront encore quelques années à la maison, avant de se résoudre à rejoindre un EMS où les défaillances du corps et de l’esprit s’aggraveront plus ou moins rapidement. Ce sont sans doute les plus nombreux.

Le dernier groupe rassemble des personnes prématurément vieillies par des maladies chroniques qui ont commencé à se manifester dès la cinquantaine. S’ils parviennent à la huitantaine, c’est souvent dans un état de profonde vulnérabilité, de forte dépendance et de grande souffrance.

Souvent, ces longévités ont été rendues possibles grâce aux progrès de la médecine et aux médicaments de plus en plus nombreux qui sont prescrits contre les maux du vieillissement. Au point que, pour certains vieillards, l’attente de la pilule miracle devient leur dernière « grande illusion ».

Il n’en reste pas moins que, dans le grand âge, chacun est amené un jour ou l’autre à se poser la grande question : « Le moment venu, quelle fin de vie est-ce que je vais avoir ? »

Quelle fin de vie pour moi ?

Je laisserai de côté ceux que j’ai appelé « les chanceux de la vie », pour qui la question se résout pour ainsi dire d’elle-même. Ils avancent paisiblement dans le grand âge, jusqu’au moment où ils s’en vont de faiblesse, de fatigue, d’un arrêt du cœur, d’une mauvaise grippe, quittant la vie presque sans s’en apercevoir.

Pour les autres, tôt ou tard, c’est la confrontation avec les maladies, la souffrance, une polypathologie devenue chronique, incurable et invalidante. Pour y faire face, une nouvelle branche de la médecine s’est développée depuis quelques décennies : les soins palliatifs gériatriques. Qu’entend-on exactement par là ? Les soins palliatifs s’opposent aux soins dits curatifs, dont l’objectif est de soigner le malade et de le guérir. Les soins palliatifs gériatriques ne cherchent plus combattre la maladie ; ils se concentrent sur le traitement des symptômes de douleur et d’angoisse chez les personnes en fin de vie, et cela, il faut le dire, avec le plus souvent une efficacité remarquable.

Il arrive pourtant que les soins palliatifs ne parviennent plus à atténuer les douleurs et la souffrance physique et psychique du patient. Dans ces conditions, toute tentative de poursuivre ce type de soins devient une sorte d’acharnement palliatif. À quoi bon ajouter aux souffrances désormais hors de contrôle les effets secondaires souvent dévastateurs de médicaments devenus inutiles ?

Quel choix reste-t-il au malade à ce moment-là ? Il semble bien qu’il n’existe que deux issues : accepter les souffrances ou recourir à l’autodélivrance.

L’acceptation n’est jamais facile. La plupart du temps, le malade subit les souffrances qui l’accablent, plus qu’il ne les accepte. Mais il arrive aussi que cette acceptation des souffrances soit motivée par des raisons plus ou moins profondes, plus ou moins fortes. J’évoquerai d’abord la foi religieuse, qui peut conduire le vieillard dans une démarche de rédemption grâce à laquelle ses souffrances acquièrent pour lui un sens, une valeur spirituelle. D’autres fois, c’est la pression de la famille qui peut jouer son rôle ; le malade tient à se montrer à la hauteur, il veut continuer à donner de lui-même l’image qui était la sienne tout au long de sa vie, il a à cœur d’être un exemple pour ceux qui restent. Le cas qui m’inspire le plus de compassion est celui où l’affaiblissement des capacités de discernement conduit le malade à une sorte de résignation passive, d’abdication fataliste ; il subit plus ou moins stoïquement la dégradation de son état et les douleurs qui l’accompagnent, impuissant désormais à y opposer la moindre réaction.

L’autodélivrance est l’autre issue aux souffrances de la fin de vie. Elle devrait d’ailleurs être considérée comme complémentaire aux soins palliatifs. Lorsque ceux-ci échouent à maîtriser la douleur, lorsqu’ils s’apparentent à cet acharnement palliatif dont je parlais plus haut, et lorsque le malade refuse de subir plus longtemps ses souffrances, l’autodélivrance se présente alors presque naturellement comme l’issue la plus raisonnable à la fin de vie.

Qu’est-ce que EXIT ?

EXIT est une Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD) qui, pour sa partie romande, a été fondée à Genève en 1982. L’association définit précisément ses objectifs : « Dans le respect des lois en vigueur et soutenue par une majeure partie de la population suisse, l’association EXIT ADMD Suisse romande défend : le droit pour chacun de choisir sa manière de vivre les dernières étapes de sa vie ; le droit du malade d’être maître des dernières étapes de sa maladie ; le droit à une mort digne et humaine. »

Un certain nombre de contre-vérités sont parfois colportées par les opposants à EXIT ; afin de contrecarrer ces rumeurs, j’aimerais rappeler les conditions requises pour pouvoir bénéficier de cette aide à l’autodélivrance.

Pour les membres de l’association (40 francs de cotisation annuelle), l’intervention est gratuite. Pour les autres, le traitement du dossier coûte 350 francs. La rumeur selon laquelle EXIT se ferait de l’argent sur le dos des mourants est donc une de ces fake-news hélas si courantes de nos jours. Précisons encore qu’il est impératif d’être domicilié en Suisse pour faire appel à EXIT, ce qui n’est pas le cas pour d’autres associations du même type, comme Dignitas ou Eternal Spirit.

Lorsqu’un malade veut recourir à l’aide à l’autodélivrance, il doit d’abord rédiger une demande, soit de sa propre main, soit avec l’aide d’un notaire. À toutes les étapes de sa démarche, il doit démontrer une capacité de discernement intacte. Il doit être atteint d’une maladie incurable, ou d’une invalidité importante, ou souffrir de douleurs intolérables, ou encore être atteint d’une polypathologie invalidante liée à l’âge. Le moment venu, il doit être capable de boire seul la potion létale fournie par un accompagnant (bénévole) de l’association.

Quelques chiffres, pour finir : en 2020, 1282 personnes ont fait appel à EXIT en Suisse. Le nombre des départs avec EXIT en EMS représente une toute petite minorité. Les décès par autodélivrance représentent environ 2 % des quelque 67’000 décès enregistrés en Suisse en une année. L’âge moyen des départs avec EXIT est de 78 ans. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes : elles représentent 59 % des départs, contre 41 % pour les hommes.

Enfin, et cette dernière constatation me semble réjouissante : depuis quelques années, le nombre des suicides – élevé en Suisse, comme on le sait – diminue, alors que celui des départs par autodélivrance augmente.

L’histoire de Netton

Les considérations qui précèdent présentent une vue d’ensemble de la notion de « fin de vie », elles en donnent une idée générale qui ne prend pas assez en compte les cas particuliers, lesquels sont souvent bouleversants. Ainsi l’histoire de Netton nous montre-t-elle une situation de fin de vie dans laquelle rien ne se passe comme le vieillard le souhaite.

Ernest, affectueusement appelé Netton, est un vieillard de 93 ans. Veuf, sans enfant, il vit dans un EMS fribourgeois depuis le décès de son épouse, survenu il y a deux ans. Il exerçait le métier de menuisier. Depuis de nombreuses années, il est quasiment aveugle ; comme il le dit lui-même : « Je vis dans un univers peuplé d’ombres. » En outre, il est complètement sourd et souffre d’une arthrose très invalidante. Ce sont ces handicaps cumulés qui, à la mort de son épouse, l’ont contraint à aller vivre dans un EMS.

Peu après son arrivée à l’EMS, Netton a émis le souhait de partir avec EXIT. Il expliquait sa décision de manière très claire : « Je ne vois plus, je n’entends plus, je souffre de toutes mes articulations, je vis dans mon corps comme dans un instrument de torture permanente. J’apprécie les soins dont on m’entoure, le personnel de l’EMS me soigne très bien, je me sens en sécurité, mais je ne peux communiquer avec personne, ni participer à aucune animation. Je me sens en moi-même comme dans mon propre tombeau. Je n’en peux plus… »

C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Netton pour la première fois, dans le cadre de mon travail de liaison psychologique avec les EMS. L’équipe soignante craignait que leur résident ne soit tombé dans un état dépressif profond. Hypothèse que j’ai pu écarter : Netton souffrait surtout de l’état de santé misérable dans lequel il se trouvait, et d’une vie qui lui était devenue une véritable torture. Il m’a dit à plusieurs reprises sa volonté de partir avec EXIT et m’a supplié de l’aider.

Netton a perdu presque tous ses proches : son épouse, ses frères et sœurs, ses amis. Il ne lui reste qu’un neveu, à qui il a fait part de son désir de partir avec EXIT, car il avait besoin que ce neveu, qui est son représentant thérapeutique, l’accompagne chez le notaire pour rédiger la demande à transmettre à EXIT. Netton ne s’attendait certainement pas à la réaction du neveu : celui-ci (un homme dans la soixantaine) est monté sur ses grands chevaux et s’est opposé fermement à la décision de son oncle ; il lui a rappelé qu’ils appartenaient tous les deux à une famille catholique pratiquante qui, au dix-neuvième siècle, avait fait construire une chapelle familiale sur son domaine… Il n’était pas question de commettre une action si affreuse, qui serait une honte pour la famille et un péché mortel contre la religion…

J’ai revu Netton une deuxième fois, après le non catégorique de son neveu… Il était effondré, replié sur lui-même, muré dans sa souffrance. Il m’a dit qu’il n’avait pas la force de s’opposer à son neveu. J’ai compris que le ton moralisateur et culpabilisateur du neveu avait eu raison du vieil homme : Netton avait intériorisé l’idée qu’il devait accepter ses souffrances, les endurer jusqu’au bout, que c’était son devoir de bon catholique… Avec résignation, il acceptait son sort, il acceptait cette fin de vie qui n’avait plus de sens pour lui, il me disait qu’il se sentait indigne et que, finalement, il méritait peut-être les souffrances qu’il endurait. L’opposition du neveu avait été si forte que Netton était devenu incapable de réagir. Il a renoncé à faire appel à EXIT.

Quelque temps plus tard, ce neveu est mort ; c’est à ce moment-là que sa réaction face à son oncle est devenue plus compréhensible : il souffrait d’un cancer avec récidives, il venait de subir une énième chimiothérapie, il luttait de toutes ses forces pour rester en vie. Il ne pouvait pas comprendre que, pendant ce temps, son oncle ne souhaitait qu’une chose : mourir !

À la mort de son neveu, Netton a pris ce décès comme une sorte de punition divine. Et depuis, il se laisse glisser vers la mort, il mange de moins en moins, il ne quitte plus sa chambre, il vit avec ses disparus, il vit dans ses souvenirs, il a déjà quasiment quitté notre monde… Il répète à haute voix à qui veut l’entendre : « Mon Dieu, viens me chercher ! »

La dernière fois que je l’ai vu, petit vieillard emmuré dans sa nuit et dans son silence, j’ai éprouvé ce qui est le pire des sentiments pour une psychologue comme pour toute l’équipe soignante : rester impuissante devant la souffrance d’une personne âgée.

L’histoire de Netton et de son neveu mettait en jeu des forces tellement contradictoires, l’envie de vivre d’un côté et celle de mourir de l’autre, qu’elle s’est transformée en une véritable tragédie.

L’histoire du professeur Goodall

Une autre histoire de fin de vie nous montre que chacun vit son grand âge à sa manière, selon son caractère et sa personnalité. À la fragilité de Netton, emmuré dans sa solitude, le professeur Goodall a opposé une volonté inflexible de maîtriser son destin jusqu’au bout.

David Goodall était un scientifique (spécialiste de l’écologie) australien. Il a assumé ses fonctions de professeur à l’université jusqu’à l’âge de 102 ans !

Mais les affaiblissements, les ralentissements du grand âge, qui ne lui permettaient plus d’être actif et utile, lui devenaient de plus en plus pénibles. La vieillesse n’était plus pour lui qu’une charge, un fardeau de plus en plus lourd à supporter. Dans un entretien avec un journaliste, il parle de l’âge comme d’un disgraceful aging, qu’on peut traduire par « l’âge de la disgrâce », de l’infortune : « Je regrette profondément d’avoir atteint mon âge. Je ne suis pas heureux. Je veux mourir. Ce n’est pas particulièrement triste. Ce qui est triste, c’est d’en être empêché. Mon sentiment, c’est qu’une personne comme moi doit bénéficier de ses droits de citoyen pleins et entiers, y compris du droit à l’aide au suicide. »

Il faut savoir qu’en Australie, le droit à l’auto-délivrance n’existait pas. David a appris que la Suisse autorisait l’aide à l’auto-délivrance de ceux qui souhaitent mourir et qu’il existait deux associations qui accueillaient les ressortissants étrangers : Dignitas et Eternal Spirit.

David avait 104 ans lorsqu’il est venu mourir en Suisse, à Bâle, avec Eternal Spirit. Le responsable et co-fondateur de cette association regrette que des personnes âgées doivent se déplacer à l’étranger pour mourir : « C’est là toute l’atrocité ; ce vieil homme aurait dû être en mesure de mourir chez lui dans son lit, comme on peut le faire ici en Suisse. »

L’histoire du professeur Goodall a fait la une de tous les journaux australiens, de telle sorte que, en 2018, le parlement a voté une loi qui autorise désormais les Australiens à recourir à l’auto-délivrance.

Ma conclusion

Ma confrontation régulière avec la fin de vie des personnes âgées m’a conduite à quelques réflexions qui mériteraient, me semble-t-il, de faire l’objet de plus vastes débats.

Dans notre société moderne, sophistiquée, aisée, la médecine a pris une place prépondérante dans nos vies, et en particulier dans la vie des personnes âgées. Elle répand l’illusion qu’elle a une réponse pour toutes les situations et que sa compétence et ses performances se mesureront à sa capacité à maintenir les patients en vie coûte que coûte. C’est ainsi que la mort est évacuée. Pour la médecine, l’objectif, la mission, le Graal, c’est la vie, même là où il apparaît clairement que ce dont le patient a besoin, ce n’est pas d’une pilule de plus pour prolonger sa vie, mais bien qu’on l’aide à affronter sa mort.

Les limites des traitements médicamenteux prescrits à outrance chez les personnes âgées, les souffrances causées par « trop de médecine », la nécessité pour la médecine, à un certain moment, de renoncer à prolonger la vie pour se tourner vers l’accompagnement du patient dans la mort, ces thèmes font rarement l’objet de débats parmi les médecins et dans notre société.

Ce que le grand âge et la perspective de la fin de vie nous enseignent, c’est qu’il vient un moment où les questions ne sont plus : « Comment vais-je guérir ? Quels médicaments dois-je prendre pour rester en vie ? » mais : « Quelle fin de vie est-ce que je souhaite ? Comment est-ce que je vais mourir ? »

On le voit, le grand âge nous apprend à aller à l’essentiel, à nous poser les vraies questions. À chacun ensuite d’y répondre selon ses forces, ses convictions, sa vision de la vie et de la mort. Le pire étant de se dérober aux questions, c’est-à-dire à l’essentiel.

* * *

J’ai déjà eu l’occasion d’aborder ces thèmes dans trois de mes anciens Propos :
« La surmédicalisation de la vieillesse »
« J’avance en âge, que devrais-je prévoir ? »
« Partir avec EXIT en EMS »

Je renvoie également le lecteur au Résumé utile :
« Les mots pour dire la fin de vie »