Une adorable vieille dame
Frieda est aujourd’hui une charmante vieille dame de 88 ans : elle est plutôt petite, frêle, avec un sourire chaleureux. L’esprit toujours vif, les yeux pétillants, elle m’avoue pourtant que, de temps en temps, « l’âge se fait sentir ». Je me souviens très bien du jour où je l’ai vue pour la première fois : c’était il y a maintenant presqu’un quart de siècle. Elle entrait dans mon bureau, avec son mari Jacques, un homme grand, charmant, élégant, qui suivait sa petite dame avec docilité. Pour elle commençait un long cheminement de quinze ans, pendant lequel elle allait accompagner son mari jusqu’à sa disparition, en 2010. Aujourd’hui que je lui ai fait part de mon envie de parler d’elle dans un de mes « Propos », de faire son portrait, elle me reçoit dans son coquet petit appartement, parfaitement rangé, rempli de photographies, de souvenirs de sa vie avec Jacques. Pendant une partie de l’après-midi, elle va, de sa voix chaleureuse que l’émotion parfois fait trembler, évoquer pour moi sa jeunesse, sa rencontre avec Jacques, leurs années de vie commune, le temps de la retraite, qui a coïncidé hélas avec le diagnostic de la maladie d’Alzheimer qui est tombé en 1995, alors que Jacques avait 67 ans.
Un couple exemplaire
Frieda Dubois est née en 1931 à Zurich, de parents venant d’Appenzell AR. Elle y a fréquenté l’école primaire, puis secondaire, avant de s’engager dans un apprentissage de commerce. Son mari, Jacques, est né en 1928 en Belgique, d’un père suisse et d’une mère belge. À la suite du décès de leur maman, Jacques, son frère et sa soeur ont été placés chez des amis, jusqu’au remariage de leur père. Après ses études secondaires, Jacques a été accueilli par un couple d’amis à Neuchâtel. Il est ensuite allé étudier la théologie à Paris, où il est devenu pasteur.
C’est grâce à une amie suisse allemande que Frieda a fait la connaissance de Jacques. Après son apprentissage de commerce, elle a passé quelque temps à Londres et, souvenir plein de romantisme, c’est là que Jacques est venu lui demander sa main. Ils se sont mariés en 1955 et, pendant quelques années, ils ont vécu au Locle, où leurs deux garçons sont nés, Daniel et Philippe. Frieda a alors fait le choix de rester à la maison pour s’occuper de l’éducation des enfants et pour seconder son mari dans sa tâche de pasteur. Dans les années 70, ils sont allés vivre quelque temps à Paris, avant de revenir en Suisse, à Neuchâtel d’abord, puis à St-Légier, où Jacques a passé les dernières années de son activité de pasteur et de professeur de théologie à l’Institut biblique. Au moment de la retraite, ils ont décidé de venir s’installer à Bulle, afin d’être plus proches de leurs deux fils. Frieda et Jacques formaient un couple très uni, d’autant plus qu’un pasteur, de par sa fonction, a peu d’autres confidents que son épouse. Aujourd’hui, elle brosse une sorte de bilan de toutes ces années vécues auprès de son mari : « Nous avons dû nous habituer l’un à l’autre et nous avons aussi connu nos problèmes, comme tout le monde, mais nous avons toujours trouvé le moyen de les régler en les partageant. Nous avons toujours ressenti l’un pour l’autre un amour qui nous a aidés à cheminer ensemble avec confiance. Mon mari était quelqu’un de calme, d’un caractère posé, réfléchi ; moi, j’étais plutôt le contraire ! »
Le moment du diagnostic
C’est peu de temps avant le départ à la retraite de son mari que Frieda a commencé à constater qu’il lui arrivait d’avoir des réactions inhabituelles. Il déposait souvent ses clés dans des endroits inaccoutumés, et ne les retrouvait plus. Il appréciait de moins en moins les relations avec les autres : par exemple, à l’occasion d’une invitation chez des amis, à peine le repas terminé, il demandait à rentrer à la maison. Les conversations avec autrui le fatiguaient rapidement, il ne se sentait vraiment bien qu’avec son épouse, et lorsqu’il partait en promenade avec elle. À ce moment-là, Frieda n’avait aucune idée de ce qu’était la maladie d’Alzheimer. « C’est mon fils qui m’a proposé de téléphoner à notre médecin pour obtenir des conseils, mais celui-ci n’a rien fait du tout, minimisant ce que nous lui disions. Un jour, nous avons évoqué la maladie d’Alzheimer, j’ai trouvé le numéro de la Section fribourgeoise de l’Association Alzheimer dans le journal. Là, on m’a conseillé d’appeler Marianna Gawrysiak à Marsens. Nous nous sommes rendus dans son bureau et, après quelques tests de mémoire qui n’étaient pas très bons, elle nous a dirigé vers un médecin de Fribourg. La machine s’est alors mise en route et le diagnostic a fini par être posé. Au moment de l’annonce fatidique, Jacques m’a dit : – Je sais que je suis malade, j’accepte avec reconnaissance ce que Dieu me donne. À ce moment-là, je ne savais pas du tout ce qui m’attendait ; j’ai cherché partout des informations, des conseils, et j’ai fini par apprendre ce que je devais savoir de cette maladie. Quant à mon mari, il acceptait tout avec philosophie. Par exemple, il a renoncé de lui-même à conduire la voiture. »
Le temps de l’accompagnement
Ayant acquis une bonne connaissance de la maladie et de ce qui l’attendait, Frieda n’a pas hésité : elle a mis tout en œuvre pour assurer à son mari le meilleur accompagnement possible pendant les quinze années qui allaient suivre. Jacques a commencé à fréquenter un foyer de jour, d’abord à Farvagny, puis à Fribourg ; il s’y plaisait beaucoup. Ils profitaient régulièrement des vacances à Morat et à Interlaken, vacances organisées par l’Association Alzheimer. Frieda fréquentait assidûment le groupe d’entraide pour proches à Bulle. « C’était le lieu idéal pour recevoir des conseils personnalisés. » précise-t-elle. Mais toutes ces aides n’empêchaient pas l’état de Jacques de se dégrader, en même temps que Frieda s’épuisait de plus en plus à assumer toutes les tâches du ménage et de l’accompagnement de son mari.
Une quinzaine d’années plus tard, c’est à l’occasion d’une des ces semaines de vacances Alzheimer à Morat que j’ai retrouvé Frieda et son mari. Constatant l’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait, mais aussi le stade très avancé de la maladie de Jacques, je lui ai conseillé de faire hospitaliser son mari à Marsens, ce qui a été fait. Mais l’état de Jacques s’aggravait de jour en jour et tout le monde devait se rendre à l’évidence : la fin était proche.
Jacques est mort paisiblement quelques jours plus tard. « Au moment de son décès, je n’étais pas anxieuse. C’était un moment magnifique ; nous étions tous là autour de lui, mes fils, mais aussi le demi-frère de Jacques. Mon aîné a lu le psaume XXIII – Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent… Mon fils a dit une prière, la respiration de mon mari s’est ralentie, puis elle s’est arrêtée… » Après la mort de Jacques venait pour Frieda le moment du deuil : « Après 55 ans de mariage, j’avais de la peine à accepter que je me retrouvais seule. Il fallait que je m’habitue à une toute nouvelle vie. Je ressentais une immense fatigue, une immense lassitude, et en moi comme un grand vide. Parfois, je me demandais ce qui m’arrivait… »
Une dame au grand cœur
« Un jour, je me trouvais devant la tombe de Jacques, je priais, et soudain j’ai eu une sorte une révélation : c’était comme si quelque chose avait traversé mon corps ; je me suis sentie renouvelée et j’ai pu continuer ma route avec reconnaissance pour toutes les belles années que nous avions vécues ensemble. » Après avoir perdu son mari, Frieda aurait pu couper tout contact avec l’Association Alzheimer et, comme on dit, tourner la page. Au lieu de cela, elle a continué – et elle continue encore aujourd’hui, à 88 ans – à rester attachée à la cause Alzheimer ; elle vient en renfort dans le groupe d’entraide de Bulle, elle participe aux vacances Alzheimer à Interlaken et à Morat pour rencontrer et aider d’autres proches, elle assiste aux réunions et à l’assemblée générale de l’Association Alzheimer…
Pour ma part, je ressens une immense admiration lorsque je pense au chemin parcouru par Frieda, cette proche aidante qui a su accompagner son mari avec un tel savoir-faire, une telle connaissance du juste comportement à avoir avec quelqu’un qui souffre de la maladie d’Alzheimer. Elle a tiré de sa longue expérience des principes qui peuvent être d’une immense utilité pour tous ceux qui se retrouvent un jour dans une telle situation : « Il faut savoir comment s’adresser à son malade, qui ne supporte pas d’être contrarié. Une parole dite avec affection et tranquillité l’aide énormément. Il faut, si possible, tout faire avec amour. Et quand on est dans l’embarras, il faut savoir faire diversion, l’amener gentiment à penser à autre chose. »
Frieda continue aujourd’hui à transmettre aux autres proches aidants ce que son expérience lui a appris, et cette expérience a d’autant plus de valeur qu’elle a été acquise à force d’amour, de compassion, de dévouement, mais aussi de souffrance. Quand je pense à Frieda, à sa compréhension si juste de la maladie d’Alzheimer, à l’inlassable attention dont elle a entouré son mari malade, lui offrant ainsi la plus belle preuve d’amour, à son dévouement à la cause Alzheimer au-delà des circonstances particulières qui l’avaient fait naître, un titre me vient tout naturellement pour ce portrait : « Frieda, la dame au grand cœur. »