publié le 30.5.2019

« Démence » : un mot qui fait mal !

« Mal nommer les choses,
c’est ajouter au malheur du monde. »
Albert Camus

Dans le monde francophone, depuis quelque temps, les spécialistes, les associations, les institutions ont de plus en plus tendance à remplacer l’expression « maladie d’Alzheimer » par le terme « démence ». J’aimerais expliquer pourquoi cette manière de faire me semble à tous égards dommageable, autant pour les malades que pour leurs proches.

Depuis qu’elles existent, et partout dans le monde, les associations Alzheimer ont popularisé la formule « maladie d’Alzheimer » et, grâce aux aides, aux soutiens et aux structures d’accueil qu’elles ont mis en place, elles ont peu à peu réussi à faire comprendre et accepter cette dénomination, en l’associant dans l’esprit du public à des actions et à des attitudes positives. Elles ont ainsi largement contribué à la « déstigmatisation » de la maladie.

Bien sûr, on comprend que, dans le langage technique et médical, et dans les échanges des scientifiques entre eux, une certaine rigueur théorique impose de parler de démence – puisque c’est le terme technique – et de distinguer les différentes formes qu’elle peut prendre. Mais, dans la communication avec les malades et leurs proches, est-il judicieux pour autant d’entreprendre aujourd’hui de remplacer systématiquement l’expression : maladie d’Alzheimer par le mot : démence ? De nombreuses raisons m’incitent à dire non !

En effet, l’usage du mot « démence », en français, entraîne bien des difficultés et des malentendus. Les Anglais parlent couramment de dementia, reprenant tel quel le mot latin. Et cela ne pose aucun problème car cette appellation comporte d’emblée une signification technique et scientifique, et surtout, elle est absolument neutre. C’est un peu ce qui se passe lorsque nous parlons d’un infarctus : ce mot ne fait que désigner un accident de santé, et rien de plus. En revanche, en français, le mot « démence », et ses dérivés, « dément » et « démentiel », revêt une forte connotation négative et péjorative. Ainsi, le Grand Robert donne comme synonymes à « démence » : « aliénation, folie, maboulisme, déraison ». Et lorsque le dictionnaire veut illustrer ce mot par des exemples, cela donne : « Sombrer dans la démence. Être frappé de démence. C’est de la pure démence d’agir ainsi. Quel monde, c’est dément ! » On le voit, partout c’est l’idée de folie furieuse qui domine.

Et l’on voudrait aujourd’hui imposer et généraliser l’usage de ce mot de démence, sans s’inquiéter de l’idée négative, dégradante, discriminatoire que ce terme véhicule avec lui ! On comprend dès lors que les malades, comme leurs proches, rechignent à utiliser ce mot. Jamais on n’entendra un fils ou une fille dire : « Mon père est dément ! », un époux avouer que sa femme est démente. Et encore moins un malade reconnaître : « Je suis dément ! » Pour ma part, et au terme de trente années de carrière, je n’ai jamais entendu un malade ou un proche utiliser délibérément le mot « démence ». La raison en est simple : plus ou moins inconsciemment, la personne qui avoue qu’elle est démente, qu’elle souffre de démence, éprouve le sentiment de se reconnaître comme folle. Et le proche qui traiterait son parent de dément, par ce seul mot, le met à l’écart, le rejette dans le monde de la folie et de l’aliénation mentale.

À cet égard, j’aimerais citer deux témoignages. L’un émanant d’une malade, l’autre d’une proche. Dans son beau livre : Mes pensées sont des papillons, Eveleen Valadon, atteinte de la maladie d’Alzheimer, écrit : « Le pire est que ce mot (démence) est marqué sur les boîtes de médicaments contre ma maladie. La première fois que j’ai voulu acheter mon traitement, à la pharmacie, cela m’a sauté aux yeux : « Démence ! » J’ai bondi. C’est scandaleux. Je ne suis pas démente. Ou alors, est-ce que je le suis sans m’en rendre compte ? Je l’ai signalé au pharmacien, je m’en suis plainte à la gériatre qui me suit, une femme très à l’écoute. […] Vous savez, quand on a cette maladie, on croit qu’on est à l’ouest, qu’on n’est pas normal. Et il y a toutes ces légendes stigmatisantes. Qu’on est dingo, zinzin… Alors, je me cache pour préserver mon image. Longtemps, je n’en ai parlé à personne. » On voit bien les dégâts provoqués par une appellation inappropriée et la souffrance qu’elle provoque chez la malade, l’isolement auquel elle la condamne. Eveleen ne se reconnaît pas du tout dans cette image de folle et elle se coupe du monde pour échapper au regard des autres.

Le second témoignage émane d’une proche aujourd’hui devenue célèbre par les livres remarquables qu’elle a consacrés à son expérience, Colette Roumanoff. Voici ce qu’elle écrit dans Alzheimer. Accompagner ceux qu’on aime : « Les médias, qui adorent les histoires affreuses, décrivent le quotidien des aidants comme un calvaire, une descente aux enfers. Le corps médical s’entête à parler de « démence » alors que, pour nous, ce terme signifie : fou dangereux. Au moment du diagnostic, le médecin devrait prendre le temps d’expliquer : Alzheimer, ce n’est pas la démence ; même s’il fait des choses bizarres, confond des objets et fait des choses incongrues, car il perd ses repères, le malade ne devient jamais fou. L’entourage serait un peu rassuré. » La maladie d’Alzheimer n’a rien à voir avec la folie ni avec l’aliénation mentale. Les comportements étranges, les égarements du malade ne viennent pas de quelqu’un qui perd la boule, qui sombre dans la déraison, ils sont simplement la conséquence d’un esprit qui a perdu ses repères, qui est devenu le jouet de la confusion.

Mais je dois aussi m’en prendre aux scientifiques et aux spécialistes, qui adorent les terminologies techniques, le vocabulaire abstrait et théorique, sans comprendre que, si ces termes ont leur place dans les échanges entre spécialistes, ils deviennent absurdes lorsqu’ils sont jetés à la figure du malade ou du proche. En effet, ceux-ci non seulement ne les comprennent pas, mais cette incompréhension ajoute encore à la confusion qui est justement la composante principale de leur maladie et la source de leur stress. À quoi peut bien rimer l’idée de parler à un malade ou à ses proches de « troubles neuro-dégénératifs », de « DFT (démence fronto-temporale), de « troubles cognitivo-mnésiques », de « démence à corps de Lewy », etc. Ou de lui dire, comme les médecins de Jacques Chirac, qu’il souffre d’anosognosie ! Ces exemples montrent assez clairement que les spécialistes, les médecins, devraient tourner plus que sept fois leur langue dans leur bouche quand ils s’adressent à des malades et à leurs proches et réfléchir avant de prononcer à tort et à travers des formules dont le seul résultat, pour le malade et ses proches, est l’augmentation de leur confusion et de leur angoisse. Ce dont le malade a besoin, c’est de formules claires et compréhensibles. Faute de mieux, l’expression « maladie d’Alzheimer » résonne plus simplement et plus familièrement à ses oreilles, il peut facilement l’identifier et ne pas ajouter à son malheur en y percevant les échos de la folie et de l’aliénation mentale.

Hélas, même notre Association Alzheimer Suisse est tombée dans le panneau. Elle vient de rééditer la petite carte que les malades Alzheimer peuvent porter sur eux afin de rendre leur situation compréhensible aux gens qu’ils rencontrent. L’ancienne carte disait : « J’ai la maladie d’Alzheimer. J’ai besoin de votre aide. » Et l’on a cru judicieux de remplacer ce message parfaitement limpide pour tout le monde par : « Je suis atteint-e de démence. J’ai besoin de votre aide. » Cette bévue s’explique hélas par la germanisation à outrance dont souffre notre Association Suisse depuis l’arrivée de la nouvelle Direction. Tous les textes en français sont de maladroites traductions de l’allemand, sans souci des subtilités et des spécificités de la langue française. Et je ne veux pas m’arrêter à l’usage absurde de l’écriture inclusive (dément-e) qui, pour une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer, ne fait qu’ajouter à sa confusion ! Comme si elle n’avait pas d’autres préoccupations que celle de s’inquiéter du respect de son identité sexuelle…

J’avoue que je ne sais pas s’il est encore temps pour arrêter cette dérive, revenir en arrière et renoncer, en français, à l’usage du mot « démence ». Il faudrait que tous les spécialistes et les responsables d’association et d’institution se rendent pleinement compte que ce mot ne fait que compliquer la tâche des malades et de leurs proches : comment feront-ils face à la maladie de manière résiliente si on leur demande de s’approprier et de s’appliquer à soi-même, quotidiennement, un terme si dégradant et si dénigrant ? Quoi qu’il en soit, et pour ma part, parlant à un malade ou à un proche, jamais on n’entendra sortir de ma bouche le mot « démence » !