publié le 14.12.2022

Avancer en âge en marchant

Hippocrate, il y a plus de 2’500 ans déjà, écrivait : « La marche est le meilleur remède pour l’homme. » Notez qu’il ne disait pas, à l’instar de ce qu’on entend partout aujourd’hui, que « marcher, c’est bon pour la santé », ce qui réduit et appauvrit singulièrement la portée de ce merveilleux exercice. Non, pour Hippocrate, la marche est un bienfait pour l’être humain dans son intégralité : son corps, son esprit et même son âme. Pour celui que l’on considère comme le père de la médecine, la marche ne se réduisait pas à une activité physique, à un exercice sportif ; elle était presque une philosophie de la vie.

Aujourd’hui, dans les magazines, les livres, les émissions de télévision, lorsqu’on nous encourage à marcher, c’est d’abord pour nous recommander un équipement hautement sophistiqué : des chaussures aérodynamiques, une tenue vestimentaire de cosmonaute, des applications à charger dans notre smartphone pour mesurer le nombre de nos pas et leur longueur, les kilomètres parcourus, notre vitesse, les battements de notre cœur, le rythme de nos respirations, et même l’âge du capitaine. Sans oublier les bâtons effilés et taillés dans les métaux les plus rares. 

Et je ne parle pas des marchands qui veulent nous épargner la corvée de sortir au grand air pour nous vendre leurs vélos d’appartement et autres machines connectées. Ici, je vous dois un aveu : j’étais moi-même tombée dans le piège, il y a une dizaine d’années, lorsque j’avais acquis, à prix d’or, un vélo elliptique que j’avais installé dans une pièce au sous-sol. Les mois, les années ont passé et je pense ne pas être montée sur mon engin plus de dix fois en tout, ce qui fait chère la séance ! Finalement, au moment où nous avons avons déménagé, j’en ai profité pour offrir ma bécane à un jeune physiothérapeute.

La marche dont j’aimerais vous parler aujourd’hui, celle que j’aimerais vous encourager à pratiquer quotidiennement, c’est la bonne vieille marche de toujours, celle où l’on va tranquillement à son rythme, attentif à la nature qui nous entoure, celle où l’exercice des muscles et des articulations va de pair avec la détente de l’esprit qui vogue librement d’une idée à l’autre, d’une rêverie à l’autre ; avec le bien-être de l’âme qui se ressource à la douceur de l’air, à la chaleur du soleil, à la lumière du jour, au spectacle de la nature… 

La marche, c’est bon pour la santé

Je viens de dire qu’il ne faut pas réduire les bienfaits de la marche à ceux qu’elle apporte à notre santé. Mais il ne faudrait pas non plus les négliger, car ils sont bien réels. 

La marche a d’abord un effet bénéfique sur l’appareil circulatoire et locomoteur. Elle réduit le risque de maladies du cœur et d’AVC (accident vasculaire cérébral), ces fléaux de notre société sédentaire. Elle contribue à abaisser la tension artérielle, elle diminue le taux de cholestérol sanguin, elle augmente la densité osseuse et prévient ainsi le risque d’ostéoporose, elle atténue les conséquences négatives de l’arthrose, elle soulage les maux de dos… En un mot, la marche régulière – si possible quotidienne – améliore notre état de santé général et prévient un certain nombre d’affections chroniques. Des études scientifiques récentes ont démontré que les habitués de la marche vivent plus longtemps et ont une meilleure qualité de vie.

Outre ces effets préventifs de quelques maladies courantes, la marche exerce encore ses bienfaits sur notre état général. Elle renforce notre condition physique (muscles, articulations, poumons, cœur). En nous faisant perdre des calories, elle nous aide à contrôler notre poids. Par la mise en mouvement de tout le corps, par la saine fatigue qu’elle procure, elle contribue à l’amélioration de notre sommeil. Enfin, dans un certain nombre de troubles de la santé, la marche dans la nature pendant la période de convalescence contribue au processus de guérison.

Marcher, mais à quel rythme ?

La marche doit toujours concilier deux exigences : d’une part le plaisir de se promener dans un décor agréable, de prendre le temps d’observer la nature qui nous entoure, et d’autre part l’efficacité : le rythme de nos pas, qui ne doit être ni trop rapide, ni trop lent et la durée de notre promenade.

L’OMS recommande une marche quotidienne de 30 minutes au moins, de 10’000 pas pour ceux qui sont équipés d’un podomètre. Il s’agit de recommandations générales, qui doivent être adaptées pour les personnes qui avancent en âge. L’important, ici, est que le moment de la journée que nous allons consacrer à une sortie dans la nature reste un plaisir et ne deviennent à aucun moment une corvée. À chacun de trouver la bonne distance, le bon rythme, le bon moment et le lieu idéal ! 

Il ne faut pas négliger non plus tous les déplacements que nous pouvons effectuer à pied : les courses dans les magasins du quartier, la poste ou la banque où nous choisirons de nous rendre à pied, même si elles sont un peu plus éloignées, les escaliers que nous préférerons à l’ascenseur chaque fois que nous ne serons pas chargés de paquets, etc. 

Enfin, dans nos promenades dans la nature ou dans nos courses quotidiennes, il faudra trouver quelques occasions de marcher un peu plus vite que notre vitesse de confort, c’est-à-dire à une allure qui nous essoufflera légèrement et fera battre notre cœur un peu plus vite. Sans exagérer toutefois.

Si, pendant longtemps, nous sommes restés fidèle à notre fauteuil, si nous avons pris un peu d’embonpoint et que le moindre effort un peu soutenu – grimper une volée d’escaliers, marcher jusqu’à la boîte aux lettres, porter les courses de la voiture à l’appartement – nous met à bout de souffle, il est important de parler avec son médecin avant de se lancer dans un programme de marche régulier. 

Marcher en forêt 

Bien sûr, tout le monde n’a pas une forêt agrémentée de sentiers pédestres à deux pas de chez soi. Et une promenade dans un quartier de villas ou même dans les rues de la ville est toujours bonne à prendre ; à condition bien sûr que ce ne soit pas sur une artère encombrée de voiture et où l’on respire plus de gaz carbonique que d’air pur. Quoi qu’il en soit, une ou deux fois par semaine, l’idéal serait de prévoir une balade dans une forêt de la région. 

La promenade en forêt est, pour notre corps et pour notre esprit, une source de bien-être, de régénération et de relaxation extrêmement riche. Il y a d’abord l’ambiance forestière, avec son silence que ne troublent que le chant d’un oiseau ou le craquement d’une branche, sa lumière filtrée par les feuillages mouvants, les arbres à perte de vue, dressés vers le ciel comme les piliers d’une vaste cathédrale ; tout cela sollicite la partie la plus ancestrale de notre cerveau : le système végétatif (on notera la référence explicite au végétal), qui, sans que nous en ayons conscience, règle les activités vitales de notre organisme. Dans la forêt, le système nerveux parasympathique est mis en activité et il ralentit le rythme général de notre organisme. C’est l’effet bénéfique du bain de forêt : la forêt nous apaise, elle ralentit le tempo de notre respiration et le rythme des battements de notre cœur.

Mais la forêt est aussi une expérience olfactive. L’atmosphère de la forêt est particulièrement riche en une classe de molécules organiques, les phytoncides. C’est un mélange de composés organiques émis dans l’air par les arbres. Ces phytoncides défendent les végétaux en cas d’attaques par des bactéries ou des champignons nuisibles. Sans exagérer, nous pouvons dire que l’odeur des phytoncides est comparable à un antibiotique léger ; ainsi, lorsque nous nous promenons en forêt, nous faisons en quelque sorte une cure d’antibiotiques naturels. 

Ce n’est pas par hasard que les sanatoriums et les lieux de cure se trouvent toujours en pleine nature, et souvent en bordure de forêts. Les curistes, et même ceux qui ne peuvent pas marcher longtemps, respirent l’air de la forêt.

Enfin, l’influence des odeurs sur notre état d’esprit ne doit pas être sous-estimée ; en effet, le centre de l’odorat, dans notre cerveau, est placé tout près du centre des émotions, qu’on appelle l’amygdale. Lorsque nous sommes exposés à des senteurs agréables, le circuit de la tranquillité et du bien-être est activé. 

Des études récentes ont démontré que certaines odeurs, comme celles des pins, des cèdres ou des cyprès, peuvent soulager des patients souffrant de problèmes psychologiques ou psychiatriques graves. 

D’une manière générale, la nature agit sur les pensées obsédantes, répétitives, souvent négatives. Nous rabâchons nos souvenirs désagréables, nos frustrations, nos soucis, et cela peut tourner en boucle dans notre tête. Les études démontrent qu’une bouffée de nature – une marche en forêt, dans un parc, le long d’une rivière – diminue massivement ces ruminations délétères. Aller se promener dans la nature, et en particulier en forêt, est reposant pour l’esprit : c’est ce que certains appellent la médecine forestière. Elle réduit la souffrance psychologique, l’anxiété, la dépression. 

Marcher pour libérer son esprit

Il y a plus de 2’000 ans, le philosophe Aristote avait déjà tout compris des bienfaits de la marche pour l’esprit. Au Lycée d’Athènes, il avait pris l’habitude d’enseigner la philosophie à ses élèves en marchant ; et lorsque, en 335 av. J.-C., il a fondé une école de philosophie, il lui a donné le nom d’école péripatéticienne (du grec peripatêtikos, celui qui marche autour), c’est-à-dire une école dans laquelle on aime enseigner et apprendre en se promenant. Aristote avait compris que le travail de l’esprit, la réflexion et l’apprentissage de la pensée trouvaient le lieu idéal de leur développement dans la promenade. On ne pense jamais mieux, ni plus profondément, qu’en marchant.

Par la suite, nombre de célébrités – musiciens, écrivains, philosophes, scientifiques – ont fait l’éloge de la marche pour ses effets bénéfiques sur la créativité et la pensée. Comme si notre esprit n’était jamais si alerte que lorsqu’il s’accorde au mouvement de nos pas, qu’il est bercé par le rythme de notre marche. 

Ce n’est pas mon dessein de faire ici l’histoire du rôle de la marche dans les progrès de l’esprit humain au cours des siècles ; je me contenterai d’évoquer l’un de ceux qui a le mieux parlé des bienfaits de la marche pour la réflexion, la rêverie, la méditation. Je veux bien sûr parler de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). 

On le sait, l’essentiel de ses voyages, Jean-Jacques les a faits à pied. Il suffit de lire ses Confessions pour le suivre de Genève à Chambéry, de Chambéry à Turin, d’Annecy à Neuchâtel, de Chambéry à Paris, de Môtiers à l’Île Saint-Pierre, etc. Mais c’est dans ses Rêveries du promeneur solitaire, écrites à la fin de sa vie, qu’il nous propose la réflexion la plus profonde sur les bienfaits de la marche. 

Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque pas penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur errant d’objet en objet s’unit, s’identifie à ceux qui le flatte, s’entoure d’images charmantes, s’enivre de sentiments délicieux.

Je ne peux qu’encourager mes lecteurs à lire et à relire ce texte, à en méditer chaque phrase, à réfléchir à chacune des vertus de la marche que l’auteur met en avant ; chacun pourra tenter de les mettre en pratique pour soi-même. Comme cette idée que la marche dans la nature « me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres » ; ne décrit-elle pas une expérience que nous avons tous faite dans nos promenades en forêt ou en montagne, quand nous sentons soudain notre esprit, notre intelligence capables d’embrasser la nature entière, de concevoir des pensées plus vastes et plus profondes que celles qui nous viennent à notre table de travail ?

Un psychologue et psychothérapeute contemporain bien connu, Christophe André, voit dans la marche une autre manière de libérer notre esprit : Lorsque notre esprit rumine en boucle, lorsque l’on ressasse, le plus efficace est d’aller marcher, car marcher empêche que la pensée ne se fige : lorsque l’on marche droit, notre esprit cesse de tourner en rond ! Ici, c’est le mouvement qui est mis en évidence, celui de nos pas, de nos bras, de tout notre corps, qui « empêche que la pensée ne se fige ». Car la pensée, la réflexion n’existent que dans le mouvement qui les porte ; l’immobilité est leur pire ennemi.

Ma conclusion

Ne cherchons pas midi à 14 heures : marcher est sans doute, pour ce piéton du monde qu’est l’être humain, l’activité la plus naturelle, la plus saine, la plus bénéfique. Pour les personnes qui avancent en âge, elle est peut-être plus précieuse encore parce que, après une vie professionnelle qui les a souvent confinées dans le monde des villes et des bureaux, elle leur permet de renouer avec la nature, et en particulier avec le monde magique de la forêt. À condition toutefois d’adapter son effort à ses forces. À cet égard, il est possible de proposer un critère infaillible : une sortie dans la nature ou en forêt doit toujours rester d’abord un plaisir. Si elle devient une corvée, ou si elle aboutit à un état de fatigue excessif, c’est le signe que nous avons trop présumé de nos forces. En aucun cas la marche ne doit se transformer en une compétition sportive, une recherche de l’exploit ou du record à battre. 

La marche doit rester ce qu’elle est naturellement : l’art de mettre en harmonie son corps, son esprit et le monde qui nous entoure. Je vous le disais, une philosophie de la vie.


Pour compléter cette réflexion, on lira avec profit le joli texte du philosophe Frédéric Gros : « Marcher n’est pas un sport », que j’ai reproduit dans mes Perles. 

– Lire ici –