publié le 21.9.2021

Accompagner son parent atteint d’Alzheimer (2)

La maladie d’Alzheimer enlève
ce que l’éducation a mis dans la personne
et fait remonter le coeur en surface.

Christian Bobin*

Dans mon précédent Propos du 1er septembre, je me suis penchée sur le cas difficile d’un malade Alzheimer et de son fils. Pour des raisons qui tenaient à leur histoire commune, à leur caractère, à leur personnalité, ni l’un ni l’autre ne s’est montré capable de comprendre, d’accepter et de s’adapter à la maladie qui frappait le père. Cette situation de déni, qui hélas est encore trop fréquente, avait rendu plus compliquée encore leur relation, au point d’aboutir pour le fils à un véritable traumatisme. Lorsque je dois « travailler » dans ce genre de contexte, j’ai le sentiment de me retrouver sur la face sombre de mon métier, celle où la forteresse du refus et du déni construite par le tandem malade/proche semble devoir résister à toutes les tentatives de la psychologue.

Heureusement, ces cas difficiles restent relativement rares, si je les compare à tous ceux dans lesquels je me retrouve en présence de malades et de proches qui ont la force et le courage de comprendre et d’accepter la maladie. Ils sont la face ensoleillée de mon beau métier. J’aimerais, aujourd’hui, vous raconter la belle histoire** de Marie et de sa maman, Ida. Elle apporte un nécessaire et heureux contrepoint à mon dernier Propos.

**Les prénoms sont fictifs, ainsi d’ailleurs que la photographie qui illustre ce Propos.

L’histoire de Marie et de sa maman Ida

 « Quand il n’y a plus de rationnel, il reste tout l’affectif ! J’avais toujours considéré ma mère comme une femme obstinée, pas facile à vivre, querelleuse. Peu à peu, j’ai découvert une mère affectueuse, douce et tendre. Cette face de son caractère avait toujours été bien cachée, par pudeur peut-être ou par inhibition. C’est grâce à la maladie d’Alzheimer que j’ai pu la découvrir. »

Ces phrases, c’est Marie qui les a prononcées, quelques jours après la mort de sa maman. Elles montrent bien à quel hauteur Marie et sa mère avait élevé leur compréhension et leur acceptation de la maladie.

*

La maman de Marie, Ida, était une femme émancipée, au tempérament vif, impétueux, voulant vivre sa vie. Elle s’est mariée très jeune et a eu deux filles, Marie et une sœur aînée qui vit aujourd’hui en France. Les filles étaient de jeunes adolescentes lorsque leur mère a divorcé, dans un contexte de forte tension, avec beaucoup de conflits et de non-dits. Finalement, les deux adolescentes ont choisi d’aller vivre avec leur père, mais sans perdre le contact avec leur mère, à qui elles rendaient visite régulièrement, et surtout Marie, après que sa sœur est partie s’installer en France. Ida, quant à elle, avait repris son métier de coiffeuse ; elle vivait sa vie, profitait de sa liberté. La relation entre Ida et sa fille Marie restait tendue, chargée de ressentiments, de reproches, de tout un non-dit difficile à vivre.

Un jour, Ida a annoncé à Marie qu’elle avait décidé de prendre une pré-retraite ; elle avait 60 ans. Cette décision soudaine n’a pas manqué de suprendre et d’intriguer sa fille.

Peu de temps après le départ à la retraite de sa mère, Marie a reçu un appel de son médecin de famille : il lui a expliqué qu’il suspectait une maladie d’Alzheimer chez sa mère et qu’il voulait mener des investigations plus poussées (bilan de mémoire, IRM, etc.) pour en avoir le cœur net. Quelques semaines plus tard, le diagnostic est tombé, comme un coup de massue : Ida souffrait bel et bien de la maladie d’Alzheimer.

Comme le diagnostic était intervenu au stade débutant de la maladie, Ida comprenait parfaitement ce qui lui arrivait. Après un sérieux « coup de déprime », elle a accepté son sort, décidée à y faire face le mieux possible. C’est cette réaction positive face à la maladie qui a sans doute déterminé toute la suite, et finalement rendu possible un accompagnement harmonieux.

À ce moment-là, Marie avait 35 ans, elle était mère de famille et, pour elle, le choc était terrible. Quant à sa sœur en France, elle a choisi de mettre encore plus de distance entre elle et sa mère : « De toute façon, il n’y a plus rien à faire… »

Ida se retrouvait seule avec la maladie, son dernier compagnon l’ayant quittée quelques mois auparavant. Marie ne pouvait pas la laisser ainsi ; elle aussi avait très bien compris ce qui attendait sa mère, il n’y avait rien d’autre à faire que de lui donner un coup de main. De plus, Marie se disait : « Cette femme, c’est quand même ma mère ; elle m’a donné la vie… » D’abord, elle passait chez sa mère une fois par semaine, puis chaque jour… Et cela a duré six ans. Après quoi, l’état de sa mère s’étant fortement dégradé, Marie lui a proposé de venir vivre à la maison. Marie habitait une villa, avec son mari et son petit garçon.

Avec l’évolution de la maladie, et un peu à l’agréable surprise de sa fille, le caractère d’Ida s’est en quelque sorte bonifié : elle autrefois toujours sur la réserve, parfois jusqu’à une forme d’indifférence, elle était de plus en plus douce, reconnaissante, gentille, acceptant avec joie et gratitude toutes les aides. Il est certain que l’ambiance de bienveillance, d’affection et de dévouement que Marie avait à cœur de maintenir autour de sa mère a été pour beaucoup dans cette évolution positive des réactions d’Ida.

En effet, Marie, qui s’était renseignée sur la maladie d’Alzheimer, avait toujours les bonnes attitudes : elle trouvait pour sa mère des petites tâches à effectuer, parmi lesquelles les travaux de nettoyage, que sa mère avait toujours aimé faire – coiffeuse, elle accordait une extrême attention à la propreté des lieux, se montrait méticuleuse jusqu’à la manie. Ainsi, il était courant qu’elle nettoie la salle de bain jusqu’à trois fois par jour. Et c’est là, par exemple, que Marie démontrait sa parfaite compréhension de la situation : au lieu de lui en faire le reproche, ou même tout simplement de le lui faire remarquer – « Mais tu l’as déjà fait trois fois ! » – elle la remerciait, se montrait reconnaissante, la prenait dans ses bras.

Ida, qui ne s’était jamais montrée très maternelle avec ses propres filles, adorait maintenant jouer avec son petit-fils Arthur, âgé de deux ans. La maladie faisait remonter à la surface la part affective de sa personnalité ; c’était un peu comme un système de vases communicants : plus se perdaient ses capacités cognitives – la réflexion, le raisonnement, la parole, la mémoire, ses repères dans le temps et dans l’espace – et plus se développaient ses aptitudes émotionnelles, son plaisir d’être dans le moment présent du geste affectueux, du sourire de son petit-fils, du son de sa voix, du plaisir de le prendre dans ses bras…

« Ma mère, me racontait Marie, parfois ne se rappelait plus mon prénom, alors elle m’appelait « ma chérie ». Elle avait d’ailleurs pris l’habitude d’appeler tout le monde « ma chérie, mon chéri ». Avant la maladie, et durant toute mon enfance, elle avait un caractère sévère, elle me grondait tout le temps ; et maintenant, quand je suis avec elle, je lui tiens la main, je la prends dans mes bras, je me sens physiquement proche d’elle, ce qu’on apprécie toutes les deux, et qui ne nous était jamais arrivé, même quand j’étais petite. »

Inéluctablement, les problèmes cognitifs d’Ida s’aggravaient ; avec l’évolution de la maladie, elle était de plus en plus perdue : parfois, elle appelait sa fille : « Maman », elle s’égarait dans le quartier, partait à la recherche du chemin de la maison de ses parents, qui étaient morts il y avait bien longtemps. Comme tous les malades Alzheimer, elle tentait de retourner dans le passé, de retrouver les êtres chers de jadis, s’égarait parmi les ruines de sa mémoire…

Au bout de trois années, il a néanmoins fallu se rendre à l’évidence : un placement en EMS s’imposait. Ida a accepté facilement de quitter la maison de sa fille et de s’installer dans la maison de retraite qu’on lui avait trouvée. Et elle s’y plaisait. Un jour que Marie était venue en visite, et qu’elle lui demandait comment ça allait, sa mère lui a répondu : « J’aime beaucoup être ici avec mes copines ! » À l’EMS, elle était devenue la « chouchou » de l’équipe ; elle était souriante, de contact agréable, acceptant avec bonne humeur les soins qu’on lui prodiguait. Elle se montrait câline, tactile, elle aimait danser. Elle qui avait presque entièrement perdu le langage, il suffisait de lui faire écouter des chansons de sa jeunesse – Édith Piaf, Dalida, Aznavour – pour qu’elle se mette aussitôt à chanter. Là encore, c’est la part émotionnelle, affective de son être qui survivait à toutes les pertes de ses capacités cognitives.

Une anecdote de la vie d’Ida à l’EMS illustre parfaitement la justesse des réactions de sa fille Marie, qui avait très bien compris l’importance de la part affective dans la relation avec sa mère : Ida avait l’habitude de s’asseoir sur un banc, près de la porte d’entrée de l’EMS. Elle avait déjà perdu une grande partie de son langage, mais quand on lui demandait qui elle attendait, elle répondait toujours : « Ma fille ! Ma fille ! » Un jour que Marie venait lui rendre visite, elle a trouvé sa mère sur le banc ; elle s’est assise à ses côtés, est restée sans rien dire, tenant sa main dans la sienne. Au bout d’un moment, sa mère lui a dit : « J’attends ma fille ! » Marie a eu la perspicacité de ne pas chercher à rectifier : « Mais c’est moi ta fille, maman. C’est moi, Marie. » Au lieu de quoi elle a simplement pris sa mère dans ses bras, lui a proposé de partager avec elle le petit dessert qu’elle avait apporté et lui a dit : « Et votre fille, on va l’attendre ensemble ! » Merveilleuse scène de compréhension et d’empathie !

Ida est morte en douceur, il y a quelque temps – elle avait 72 ans – après une douzaine d’années d’évolution de la maladie.

Les leçons à tirer de cet accompagnement réussi

Il faut commencer par faire l’éloge de ce médecin de famille exemplaire. C’est lui qui, par sa compréhension et sa patience, a rendu possible un diagnostic précoce de la maladie. En effet, lorsqu’il a appris que sa patiente avait décidé de partir à la pré-retraite, il s’est inquiété et a pris le temps de parler longuement avec elle, pour comprendre ce que cachait ce désir soudain d’arrêter de travailler. Au fil des consultations, Ida a fini par lui révéler que, depuis quelque temps, ses collègues lui reprochaient ses erreurs au salon de coiffure : elle oubliait de noter des rendez-vous, se trompait dans ses commandes de matériel, faisait des réflexions inappropriées à la clientèle… Le médecin a compris que c’étaient là les symptômes de quelque chose de plus grave que de la simple distraction ou de l’épuisement. Au courant de la situation familiale de sa patiente, de la solitude dans laquelle elle vivait depuis que son compagnon l’avait quittée, de ses relations difficiles avec ses deux filles, mais comprenant qu’elle avait besoin d’aide, il a décidé d’appeler sa fille Marie pour l’informer de la maladie de sa maman. « C’est à ce moment-là, me racontait Marie, qu’il a su trouver les mots justes, qu’il a fait preuve à la fois de délicatesse et d’empathie pour m’amener à comprendre et à accepter cette réalité difficile. »

Le choc passé, la mère autant que la fille ont été capables de cette chose si importante : accepter la maladie, ne pas chercher à la dissimuler ou à la minimiser. Elles avaient pleinement conscience que les troubles cognitifs étaient là, qu’ils allaient s’aggraver, inéluctablement. Et on leur avait expliqué que les choses évolueraient lentement, que c’était probablement plus d’une dizaine d’années qu’il restait à vivre, qu’il fallait prendre ces années comme elles viendraient, avec leurs hauts et leurs bas, leurs bons et leurs mauvais moments… L’important était de vivre chaque instant comme il venait et d’en retirer tout ce qu’il pouvait encore offrir. Il était inutile de remuer le passé, de ressasser les vieux ressentiments, ni de perdre son temps à dramatiser l’avenir. Ayant ainsi pris conscience de la réalité et l’ayant acceptée, Marie et sa maman étaient armées pour faire face à la maladie dans les meilleures conditions.

Marie a voulu comprendre la maladie de sa mère, elle a lu des livres, elle a cherché de l’aide, a fréquenté un groupe d’entraide pour les proches des jeunes malades Alzheimer. Et aujourd’hui que sa maman est décédée, dans son métier d’hygiéniste dentaire, elle souhaite mettre sur pied un programme de soins d’hygiène dentaire adapté au malade Alzheimer dans les EMS.

En fin de compte, c’est Marie qui a peut-être livré l’essentiel de la leçon à tirer de son histoire avec sa mère lorsque, dans la phrase que j’ai citée plus haut, elle dit que, sans la maladie d’Alzheimer, elle n’aurait peut-être jamais découvert la vraie personnalité de sa mère et qu’elle n’aurait pas connu le bonheur de vivre avec elle ce qui lui avait manqué dans son enfance : la tendresse d’une mère.

Conclusion

Au-delà de l’expérience magnifique de Marie et de sa maman, nous pouvons rappeler quelques grands principes de l’accompagnement des malades Alzheimer. La clé en est ce qu’écrivait Colette Roumanoff, après avoir accompagné son mari pendant une dizaine d’années : « Les malades Alzheimer sont des experts en émotions ! »

La maladie d’Alzheimer prive peu à peu le malade de ses compétences cognitives (langage, orientation, mémoire, raisonnement…), mais elle ne lui ôte pas ses « compétences émotionnelles et affectives » ; on pourrait même se risquer à affirmer le contraire : ses aptitudes émotionnelles ont tendance à s’amplifier et à devenir de plus en plus présentes. Il est primordial de bien comprendre cela, si l’on veut se donner la chance d’un accompagnement qui se révélera efficace et bienfaisant non seulement pour le malade, mais aussi pour le proche aidant.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de chercher midi à quatorze heures : ce sont les plaisirs les plus simples, les gestes les plus habituels, les activités les plus coutumières qui apporteront au malade le meilleur réconfort. Les animaux, la nature, les petits enfants, la musique, l’art, toutes ces expériences portées par l’émotion et l’affectif pourront le toucher et le rassurer là où tous les raisonnements, les traitements et les médicaments auront échoué. Même si le malade ne parle plus, il est parfaitement capable de ressentir le monde qui l’entoure, de capter les émotions que réveillent en lui les choses les plus simples. Il ne faut pas non plus oublier le sens de l’humour : pour le malade Alzheimer, le sourire, le rire sont des émotions, et il ne faut jamais hésiter à s’en servir pour lui faire passer un bon moment.

Je pourrais multiplier les exemples de situations dans lesquelles le malade trouve réconfort, plaisir de vivre, joie de partager un petit bonheur avec son proche ; mais tous mes exemples auraient ceci en commun qu’ils mettent à contribution la dernière ressource des malades Alzheimer : l’émotion, au sens le plus large du mot. Comme l’écrivait un proche, c’est « un rapport de cœur à cœur » que le malade veut vivre avec ceux qui l’entourent, et non d’esprit à esprit, ou d’intelligence à intelligence.

 

* Cette citation est tirée de La Présence pure, ouvrage paru dans la collection « Poésie/Gallimard ».  Vous pouvez en découvrir quelques extraits dans mes « Perles », sous la rubrique « Paroles de proches ».
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