Il n’y a plus que la mémoire, pour ceux qui l’ont gardée,
et ce qu’on porte en soi d’amour, de gratitude ou de pardon.
André Comte-Sponville*
Le mois de septembre est le mois de la maladie d’Alzheimer ; c’est pour moi l’occasion idéale de consacrer deux Propos à des situations d’accompagnement d’un parent atteint de la maladie très fréquentes. Le second de ces Propos paraîtra le 21 septembre, « Journée mondiale de la maladie d’Alzheimer ».
Dans mon précédent article, j’ai évoqué l’accompagnement d’un parent arrivé dans le grand âge par des enfants eux-mêmes âgés, situation de plus en plus fréquente en raison du vieillissement démographique. Aujourd’hui, je vais porter mon attention à une situation du même type, mais dans laquelle le parent est atteint de la maladie d’Alzheimer.
Mon expérience m’a montré que cette situation peut être vécue de deux manières complètement différentes par les protagonistes : dans un cas, l’incompréhension de la maladie et le refus de voir la réalité telle qu’elle est aboutissent à une multiplication des difficultés et des souffrances ; dans l’autre cas, une juste compréhension et acceptation de la maladie, une recherche des bonnes attitudes et des comportements appropriés non seulement conduisent à en atténuer les effets dévastateurs, mais parfois permettent de retirer de cette longue épreuve une authentique leçon de vie. Ce dernier cas, heureusement aussi courant que le premier, sera l’objet de mon prochain Propos.
Aujourd’hui, je vais me pencher sur le cas où, autant le malade dans le grand âge que ses enfants, eux-mêmes déjà à la retraite ou en passe de l’être, ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre ce qui leur arrive. Cette situation est hélas très courante : le refus de voir la réalité, les attitudes de rejet ou de déni, les faux-fuyants de toutes sortes ne font qu’aggraver la situation et rendre plus aigus les problèmes, plus douloureux les jours, les semaines, les mois qui passent, plus dramatique le dénouement.
Grand âge et maladie d’Alzheimer
Nous savons que l’avancée en âge (et surtout dans le grand âge) est un facteur de risque majeur pour l’apparition des symptômes de la maladie d’Alzheimer. Une personne de plus de 85 ans sur trois présente une baisse irréversible de ses performances cognitives, en lien avec une des formes de la maladie d’Alzheimer. Le degré de conscience de ses propres difficultés cognitives (mémoire, orientation, raisonnement, jugement, réflexes, etc.) varie d’une personne à l’autre.
Difficultés à reconnaître la maladie
Au stade débutant de la maladie, qui peut durer plusieurs années, les personnes atteintes sont tout à fait au clair avec leurs difficultés naissantes, elles sont bien conscientes que « quelque chose ne tourne pas rond », mais elles réussissent souvent à compenser leurs défaillances par des stratégies efficaces et ainsi à les dissimuler aux yeux de leur entourage. Deux sentiments les poussent à agir de cette manière : la honte et une fierté mal placée. Il est vrai toutefois qu’un petit nombre de malades Alzheimer souffrent très précocement d’anosognosie, c’est-à-dire d’une perte de la conscience des troubles cognitifs qui les frappent.
Enfin, l’apparition de la maladie suscite souvent, chez les malades dans le grand âge, un renforcement, une amplification de certains traits de leur personnalité : celui qui avait toute sa vie fait preuve de bonté, de douceur, de générosité, de courage, gagne encore en gentillesse, acceptant docilement l’aide et les soins de son entourage ; un autre en revanche, avec une personnalité dominante, narcissique, autoritaire, devient tyrannique, renfrogné, s’en prenant à ceux qui tentent de l’aider, voire les agressant… De plus, il refuse souvent plus ou moins violemment de reconnaître la maladie qui le touche, d’autant plus si le moment du diagnostic tarde à venir.
Aujourd’hui, c’est sur un de ces cas difficiles que j’aimerais m’arrêter, parce qu’il nous permettra de mieux comprendre les erreurs à éviter et les solutions à rechercher lorsque les choses commencent mal. Bien sûr, chaque malade Alzheimer a son histoire particulière, différente de toutes les autres, mais parmi toutes les familles que j’ai été amenée à accompagner dans des situations difficiles, j’ai retrouvé quelques erreurs communes, les mêmes impasses. Dans l’histoire de Richard et de son fils Jean-François, pour singulière qu’elle soit, on retrouve des erreurs typiques, des aveuglements hélas encore trop fréquents.
Un accompagnement difficile : l’histoire de Richard et Jean-François
[Les photographies qui illustrent cette histoire sont imaginaires.]
Richard est âgé de 84 ans. Il était professeur dans un collège, avec un caractère autoritaire, dominant jusqu’à une forme de dureté. C’était le type même du professeur qui sait tout mieux que les autres, donneur de leçons, critiquant et dénigrant tout ce qui ne correspond pas à sa vision du monde… Sa femme est décédée il y a dix ans, d’un cancer. Devenu veuf, il se montrait fier de son autonomie, se vantait volontiers de sa capacité à vivre seul, à tout assumer, à n’avoir besoin de personne pour « mener ses affaires ». Avec les années, son caractère s’est aigri, sa tendance au dénigrement de tout s’est accentuée, en même temps que sa solitude devenait de plus en plus profonde.
Son fils unique, Jean-François, est âgé de 53 ans. Il est informaticien, occupe un poste à responsabilité dans une entreprise. Il est marié, il a deux filles ; sa vie de famille semble harmonieuse. Son père lui rappelle régulièrement qu’il n’a « même pas été capable de lui donner un petit-fils ». Adolescent, il rêvait d’être musicien ; son père voulait qu’il devienne professeur, comme lui. « Musicien, ce n’est pas un métier », tranchait-il. Aujourd’hui, Jean-François joue dans un orchestre amateur, ce qui, au début, suscitait les moqueries de son père.
Jean-François a le sentiment d’avoir toujours eu avec son père une relation sourdement conflictuelle ; entre eux s’était installée très tôt une forme d’incompréhension, une grande difficulté à communiquer autrement que sur le mode de l’autorité et de la soumission. La mort de sa mère, à qui il était très attaché, avait encore augmenté l’éloignement avec son père. Malgré tout, Jean-François n’a jamais rompu le lien qui l’unit à son père et n’a jamais cessé de passer lui dire bonjour très régulièrement.
Mais depuis six ou sept ans, il se rend compte que son père s’affaiblit : il néglige les tâches de son ménage, il oublie les noms de ses petites-filles, il a des moments d’égarement, des mouvements d’humeur imprévisibles… Lorsque son fils lui demande comment il va, il lui répond en se fâchant : « De quoi te mêles-tu ? Tout va bien ! À mon âge, j’ai encore le droit d’avoir des moments de fatigue. Et maintenant, laisse-moi, je veux rester seul ! »
Mais Jean-François ne désarme pas et continue à venir régulièrement passer un moment avec son père. Un jour, il lui propose de l’aider pour les achats, les paiements, de faire venir une femme de ménage et de commander des repas de midi. D’abord, le père refuse tout, puis, petit à petit, non sans peine, il accepte que son fils vienne l’aider, mais il contrôle tout ce qu’il fait, se méfie de lui, l’accuse de « fouiner dans ses affaires » ; ils se querellent pour tout et pour rien. Jean-François aimerait que son père accepte son aide et reconnaisse ses efforts et son dévouement ; peine perdue.
Et Richard continue à nier farouchement être malade, attribuant ses symptômes à la fatigue et au grand âge. Finalement, et hélas beaucoup trop tardivement, son médecin de famille lui impose des examens et le diagnostic tombe. C’est un choc pour le père autant que pour le fils : le père refuse de retourner chez le médecin, le fils minimise la gravité de l’état de son père, il met tout sur le compte de son « sale caractère de toujours »… Au lieu de reconnaître la maladie et de chercher ensemble à l’affronter, ils deviennent en quelque sorte complices dans un déni partagé.
Le temps passe ; Jean-François se dévoue de plus en plus ; il passe chaque jour chez son père, surveille l’entretien du ménage, s’assure que son père mange correctement, contrôle sa prise de médicaments ; il attend désespérément que son père reconnaisse enfin son dévouement filial, qu’il lui témoigne un peu de gratitude pour son rôle de proche aidant fidèle et zélé.
Le père progressivement perd ses repères, ses capacités cognitives (mémoire, jugement, raisonnement, notion du temps…). Il y a longtemps déjà, il a fait jurer à son fils de le laisser dans son appartement jusqu’au bout ; il n’acceptera jamais d’aller dans un EMS : « Je n’irai pas chez les vieux ! »
Au fil des mois, puis des années, Jean-François s’épuise à la fois physiquement et moralement pour être à la hauteur. Il passe son temps à courir de son bureau au domicile de son père, passe en coup de vent dans sa propre famille, retourne chez son père avant d’aller à son travail, et ainsi tous les jours. Il sent que son désir toujours déçu d’être reconnu par son père a des racines profondes : non seulement il attend que son père lui témoigne un peu de gratitude pour son dévouement, mais il ressent aussi un obscur besoin de « réparer le passé », de rattraper le temps perdu, le sentiment d’une dette symbolique à rembourser. Tout cela crée chez Jean-François une profonde souffrance psychologique.
Il ne sait plus où il en est. La relation père/fils, qui avait toujours été difficile, s’est en quelque sorte inversée : c’est lui maintenant qui est devenu le père de son père. Il a le sentiment d’avoir sacrifié sa propre vie de famille à une relation filiale profondément insatisfaisante et qui se révèle de plus en plus décourageante. Il a peu à peu renoncé aux rencontres avec des amis, il ne joue plus dans l’orchestre amateur ; sa vie sociale s’est rétrécie comme peau de chagrin.
Et les moments qu’il passe avec son père ne lui apportent rien de ce qu’il en attend : il a le sentiment que tout va à vau-l’eau. Il est crispé, désespéré de ne pas savoir comment se comporter avec son père ; il aimerait pouvoir lui parler, il veut le raisonner, ne réussit qu’à le contredire. Il sent que le temps est compté, il voudrait partager avec son père des émotions, des pensées qu’ils n’ont jamais réussi à exprimer. Il tente d’évoquer son enfance, questionne son père, attend qu’il se rappelle leur passé commun, mais rien ne vient. Il éprouve un sentiment d’impuissance qui le plonge dans le désarroi. Il n’a pas compris qu’il n’est plus temps de chercher à raisonner son père, que celui-ci n’est plus dans le rationnel, qu’il s’est retiré dans un autre monde, où seules les émotions sont accessibles.
En dehors de sa propre famille, Jean-François ne parle à personne de l’état de son père ; il en a honte ; parfois il redoute d’être un jour comme lui.
Un jour, Jean-François est chez son père. Il sont dans la cuisine et Jean-François aide à mettre la table. À un moment, Richard lève la tête, se tourne vers son fils, l’air étonné : « – Mais qui êtes-vous, Monsieur ? – C’est moi, papa. Ton fils ! » Cette réponse a le don de mettre en colère le père. Jean-François rentre chez lui, dévasté.
Quelques jours plus tard, alors qu’il passe chez son père, il le trouve mort dans son fauteuil ; il est décédé d’une crise cardiaque. Jean-François sombre alors dans une profonde dépression qui va durer des mois.
Ce qui s’est passé
Tout le malheur de cet accompagnement d’un vieux père malade est venu d’une incapacité, chez le père comme chez le fils, à reconnaître la maladie dès ses débuts, à l’accepter et à chercher la meilleure façon de l’affronter. Le caractère autoritaire du père, le besoin de reconnaissance du fils, leur relation de longtemps conflictuelle, la volonté de se renfermer dans une sorte de huis clos à deux, tout cela les a conduit d’abord à nier la maladie, puis à s’engouffrer dans toutes les impasses de l’incompréhension, du déni, du secret et de l’exaspération des sentiments les plus délétères.
Ce qu’il aurait fallu faire
L’histoire de Richard et de Jean-François comporte des aspects particuliers, mais elle est marquée par des erreurs typiques que l’on retrouve dans beaucoup d’histoires de malades Alzheimer.
La compréhension de la maladie et son acceptation aurait entièrement changé le regard de Jean-François sur son père. Il aurait compris que son père ne serait plus jamais comme avant, qu’il était inutile de lui demander de revenir sur leur passé, que ses sautes d’humeur et ses colères étaient dues à la maladie, qu’il ne faisait pas exprès, que cela n’avait rien à voir avec « son sale caractère ». Dès le début de la maladie, Jean-François a eu des attitudes et des réactions fondées sur une fausse interprétation du comportement de son père. Comprendre la maladie et l’accepter sont les clés de tout bon accompagnement d’un malade Alzheimer ; c’est par cela que tout commence, que les bonnes réactions, les justes attitudes, les paroles pertinentes se mettent en place progressivement.
La seconde erreur de Jean-François a été de ne pas chercher de l’aide chez des professionnels, de ne pas chercher à partager son épreuve avec son entourage, de ne pas en parler avec ses amis et de choisir, au lieu de cela, de se confiner avec son père, de rendre plus étouffant le face à face du père et du fils. La maladie d’Alzheimer ne doit jamais être vécue en vase clos ; autant pour le malade que pour les proches, l’ouverture aux autres, aux professionnels, à l’entourage, au voisinage contribue à alléger le fardeau des proches, à leur ménager des moments d’évasion, à leur permettre de se ressourcer afin de revenir vers le malade avec une énergie renouvelée.
Enfin, c’est sa propre souffrance de fils à la recherche de la reconnaissance de son père que Jean-François aurait peut-être fini par comprendre, s’il en avait parlé avec ses amis, ses proches, des professionnels. Il aurait alors été capable de renoncer à ce désir de reconnaissance pour accompagner son père dans l’épreuve qu’il vivait, pour mettre au premier plan la souffrance de son père et non la sienne, pour être simplement un fils près de son père. Qui sait si cela ne l’aurait pas plus ou moins guéri de ses blessures anciennes ?
Conclusion
Dans le tandem que forment un parent dans le grand âge atteint de la maladie d’Alzheimer et un enfant lui-même âgé, il importe d’abord pour l’enfant de reconnaître pleinement la personne malade, les symptômes qui le frappent, l’irréversibilité de la maladie. Mais il est important aussi que cet enfant adulte continue à aller de l’avant dans sa propre vie, que des erreurs d’interprétation ne le fige pas dans une situation invivable et épuisante.
Ce que l’enfant adulte doit comprendre également, c’est qu’une nouvelle relation est en train de se nouer avec son parent, dans laquelle les raisonnements, les explications rationnelles, les arguments logiques ont de moins en moins de place ; ce sont désormais les émotions et l’affectif qui jouent un rôle prépondérant. Les échanges entre le malade et son proche instaurent une relation respectueuse, aimante, chaleureuse, empreinte de tendresse et d’amour. Ils se situent dans le moment présent, dans l’ici et le maintenant, notre fameux carpe diem.
C’est ce qu’ont parfaitement compris Ida et Marie, le tandem mère-fille qui sera au cœur de mon prochain Propos.
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Je terminerai par ce magnifique échange entendu dans les couloirs d’un EMS.
C’est un homme qui se rend au chevet de son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Il croise une jeune soignante qui lui demande :
– Vous pensez qu’il sait encore que vous êtes son fils ?
– Cela n’a pas d’importance, tant que je sais encore qu’il est mon père !
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* On lira le texte que le philosophe André Comte-Sponville a rédigé à la suite de la mort de son père, atteint de la maladie d’Alzheimer, dans la rubrique « Paroles de proches » de mes « Perles » : – lire ici –