publié le 15.10.2021

À propos de l’annonce d’un diagnostic grave

Mal nommer les choses,
c’est ajouter au malheur du monde.
Albert Camus

Nul d’entre nous n’est à l’abri d’entendre un jour son médecin lui annoncer qu’il est atteint d’une grave maladie, d’une de ces maladies dont l’issue inéluctable, à plus ou moins long terme, sera la mort. On pourrait résumer la difficulté de ce moment de vérité, autant pour le patient que pour son soignant, en une formule : « Ce que le médecin n’a pas envie de dire à un malade qui n’a pas envie de l’entendre. »

Pour le médecin, c’est l’aveu de son impuissance à accomplir ce qui constitue le fondement de son métier : guérir les malades. Il doit avouer à son patient qu’il ne pourra pas le tirer de ce mauvais pas ; il doit admettre que, avec toute sa science et toute son expérience, il se retrouve en échec.

Pour le patient, c’est le moment où il va devoir accepter que sa vie, telle qu’il l’a conduite jusque là, s’arrête brutalement. Rien ne sera plus comme avant ; il devra désormais vivre avec la maladie, s’adapter à de nouvelles contraintes, à des traitements peut-être pénibles, à des restrictions de sa liberté de mouvement, à la souffrance… Avec, à un horizon plus ou moins lointain, la présence menaçante de la mort.

On le voit, le moment de l’annonce d’un diagnostic grave est compliqué, problématique autant pour l’un que pour l’autre. D’où toutes les maladresses et les erreurs qui, par ignorance, indifférence ou aveuglement, viennent encore trop souvent en aggraver les conséquences dramatiques.

C’est sur cet instant décisif de la relation du médecin et de son malade que j’aimerais faire porter ma réflexion dans ce Propos.

Du côté du malade

Pour le malade, mais aussi pour ses proches, l’annonce d’un diagnostic grave (rechute d’un cancer avec métastases, maladie de Charcot, maladie d’Alzheimer…) et de ses répercussions fatales est toujours un choc. C’est la fin d’une époque : de ce temps où l’on était « en bonne santé », où la maladie, « cela arrivait surtout aux autres », où l’on vivait en quelque sorte dans son corps comme un poisson dans l’eau… Désormais, il va falloir vivre avec cette idée en permanence présente à l’esprit : « Je suis gravement malade. » Ce changement implique des ruptures, des pertes, la nécessité d’une adaptation à un nouveau mode de vie, l’obligation de vivre au rythme des traitements et des médicaments, avec leurs effets secondaires, de faire l’épreuve à chaque instant des limites de son corps, de ses défaillances, des souffrances qu’il peut provoquer.

Les réactions du malade et de ses proches sont souvent complexes, imprévisibles, contradictoires, entre la détresse de voir sa vie soudain confrontée à la mort, la panique devant la souffrance, le soulagement de connaître enfin la vérité, après la période des doutes, des incertitudes, des faux espoirs et des craintes. C’est parfois le moment de la colère, de la révolte, du désespoir : on refuse le coup du sort qui nous tombe dessus, on n’y croit pas, on remet en question le jugement du médecin, on se méfie même de ses proches… Enfin vient le moment de la résignation ; on entre peu à peu dans l’acceptation de la maladie, on se résigne à la vulnérabilité de son corps, on commence à faire le deuil de sa vie d’avant. À ce propos, on lira avec profit les livres du Dr Élisabeth Kübler-Ross sur le travail du deuil et l’acceptation de la maladie chronique et de la mort.

Dès lors, on comprend l’importance de ce moment du diagnostic grave : de son bon déroulement, de la qualité des paroles prononcées et de l’attention, de l’empathie témoignées au malade par le médecin dépend souvent, pour une grande partie, la capacité du patient et de ses proches à accepter la maladie et à y faire face.

Si, comme je viens de l’évoquer, les réactions du patient peuvent être imprévisibles, il est tout de même possible de distinguer différents stades dans la manière dont le malade comprend et accepte la maladie, et finit par vivre avec elle. Les réactions psychologiques propres à ces différents stades, même si elles peuvent paraître déroutantes, sont tout à fait normales.

Les spécialistes énumèrent cinq stades dans cette confrontation avec la maladie, sachant  que, en fonction du malade et de sa personnalité, il peut y avoir des sauts à un stade ultérieur ou des retours à un stade antérieur.

1. Le choc initial du diagnostic est souvent suivi d’une réaction soudaine de déni ou d’incrédulité : « C’est impossible ! Je ne peux pas le croire ! » Ce rejet du diagnostic est un mécanisme de défense qui protège la personne contre une réalité nouvelle, perçue comme inconcevable, inacceptable, intolérable… L’esprit du malade se refuse à envisager une réalité qu’il appréhende comme une menace, un danger de mort.

2. Ce premier stade peut être suivi par un sentiment de révolte. Le malade réagit par la colère, il se montre agressif envers le corps médical, parfois contre ses proches, il éprouve un fort sentiment d’injustice : « Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Ce n’est pas juste ! » Ce sentiment d’être la victime d’un mauvais sort, d’un destin funeste peut aller, si le malade est croyant, jusqu’à ébranler sa foi en un Dieu juste et bon.

3. Par la suite, le malade peut vivre une série de sentiments contradictoires : il peut se sentir coupable et responsable de ce qui lui arrive (un fumeur, un alcoolique avec un cancer du poumon ou du foie…), ou bien il entre dans une série de marchandages : « Si je guéris, je promets de changer de façon de vivre. » Face à des traitements lourds, pénibles, avec des privations importantes (régime, immobilité forcée…), le malade trouve qu’on lui en demande trop, qu’il ne mérite pas cela. Un jour, il plonge dans le découragement, la tentation d’en finir ; le lendemain, il a la conviction qu’il réussira à vaincre la maladie grâce à sa volonté et à sa combativité. Cette étape est particulièrement difficile à vivre pour les proches, en raison de la versatilité des émotions et des sentiments qui, d’un jour à l’autre, passent d’un excès à son contraire.

4. Mais il vient toujours un moment où la suite chaotique des émotions discordantes et désordonnées s’épuise, pour laisser la place à un état méditatif-dépressif Le malade entre alors progressivement dans la réalité de la maladie, il l’accepte, il y réfléchit, se concentre sur lui-même, passe de longs moments dans une méditation empreinte de beaucoup de tristesse et, finalement, s’accommode tant bien que mal de sa situation, s’y résigne tout en sombrant dans un état plus ou moins avancé de dépression.

5. Enfin, mais à condition d’émerger de ce sentiment de dépression, le malade peut accéder à une acceptation active de la maladie. Il en a fait le tour, en a mesuré la gravité et l’issue inéluctable, en même temps qu’il se sent prêt à affronter plus ou moins sereinement les épreuves que la maladie lui réserve, mais aussi les bons moments qu’elle pourra encore lui permettre de vivre, moments de joie devant les choses de la vie, de partage avec les proches et les amis. Cette étape d’acceptation active, il n’est hélas pas donné à tous les malades d’y parvenir ; cela dépend d’un grand nombre de facteurs : la personnalité du patient, sa philosophie de la vie, la présence d’un entourage dévoué, le type de maladie et la dose de souffrances qu’elle provoque, sans oublier la qualité d’empathie du médecin… Mais pour les malades qui parviennent à ce moment d’acceptation active de la maladie – et j’en ai connu beaucoup – les mois ou les années qui restent à vivre, même avec les souffrances et les épreuves, peuvent devenir l’occasion d’une expérience humaine d’une très grande richesse. C’est peut-être ce que voulait exprimer cette malade qui, sur le seuil de la mort, me disait que « peut-être, sans la maladie, ma vie n’aurait pas été aussi profonde et intense ».

Du côté du spécialiste

Il n’est pas évident, pour le médecin, le spécialiste, d’annoncer à son patient qu’il est atteint d’une maladie chronique incurable. Je le disais plus haut : communiquer ce diagnostic sans issue, c’est pour le médecin admettre son impuissance à guérir la maladie, reconnaître d’une certaine manière qu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche, que toute sa science et sa longue expérience se révèlent en quelque sorte inutiles. Bien sûr, le médecin pourra atténuer les souffrances, ralentir les progrès du mal ; il n’en reste pas moins que c’est finalement la maladie qui aura le dernier mot.

On comprend alors que le moment de la communication au patient d’un diagnostic grave soit particulièrement important. Cette rencontre du médecin et de son patient ne peut pas se faire « à la légère » ; il y faut du temps (accueil, écoute, disponibilité), de la réflexion (quelles paroles prononcer ? quelle attitude face aux réactions possibles de ce patient ? quelle suite prévoir à l’entretien ?), une préparation mentale à la bienveillance (compréhension, empathie, encouragement). Le médecin doit donc s’y préparer.

Hélas ! Que de témoignages de patients et de leurs proches, au fil de mes trente années de pratique, qui révèlent des rencontres ratées, des diagnostics livrés avec brutalité, une absence presque entière d’empathie, une indifférence à peine polie aux réactions du malade…

Il y a eu des annonces d’un diagnostic fatal par téléphone, ou dans une chambre d’hôpital à deux lits en présence de l’autre patient et de sa famille, ou devant quelques étudiants en médecine ébahis d’une telle nonchalance.

Il y a eu des diagnostics annoncés dans le couloir de l’hôpital, à la va-vite et comme en passant.

Il y a eu des entretiens « à rallonge » au cours duquel le médecin se gargarise de formules savantes, de termes techniques, d’explications inintelligibles sans remarquer que son patient n’y comprend rien, submergé par l’angoisse et paralysé par la « parole médicale » toute puissante.

Il y a eu des jeunes médecins fraîchement émoulus qui, pour démontrer leur haut niveau de formation et de compétence, recourent non seulement aux termes techniques incompréhensibles pour le patient, mais à leurs abréviations (cette nouvelle tendance aux sigles et aux acronymes passe pour un brevet supplémentaire de compétence aux yeux de beaucoup) pour communiquer avec leur malade et ses proches. Ainsi, pour annoncer à un patient qu’il souffre de la maladie d’Alzheimer, on entendra parler de « troubles neurodégénératifs progressifs », ou de « troubles neurocognitifs majeurs », ou de « syndrome cognitivo-mnésique », de « DTA » (démence de type Alzheimer), de « DFT » (démence fronto-temporale), et même, dernière lubie terminologique, de « VCP » (vieillissement cognitif problématique). Sans parler de quelques médecins d’origine étrangère qui, maîtrisant mieux le langage technique que la langue française, se montrent incapables d’avoir une vraie communication avec leur patient. On est loin de l’entretien idéal que j’évoquais plus haut, et dont l’objectif ultime est d’atténuer autant que possible la souffrance et l’angoisse du malade !

Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que le patient qui reçoit un diagnostic d’une maladie grave se trouve souvent, en raison même de sa maladie, dans un état de faiblesse et de fragilité qui l’empêche de réagir. Il ne perçoit de ce qu’on lui dit que l’idée que c’est grave, tout le reste étant noyé dans une brume que les explications compliquées du médecin viennent encore épaissir.

Comment expliquer cette « négligence », cette « légèreté » de trop de médecins au moment de communiquer à leur patient qu’il est condamné ? Est-ce parce que les études de médecine portent d’abord et avant tout sur les aspects techniques et scientifiques de la branche, au détriment d’une réflexion en profondeur sur la relation du médecin avec son patient ? Est-ce parce que, avec le temps, la routine fait perdre de vue au médecin qu’il a affaire à une personne, à un être souffrant ? Heureusement, et pour tempérer cette critique, j’ai également connu bon nombre de médecins admirables d’humanité et de compassion dans leur relation avec leurs patients.

L’histoire de Suzanne et Jacqueline

L’histoire que je vais raconter est un bon exemple de ces consultations ratées où l’absence d’une vraie communication entre le médecin et sa patiente aura des conséquences catastrophiques.

Suzanne est aujourd’hui une vieille dame de 86 ans qui vivait seule dans son appartement. Depuis plusieurs années, elle était devenue de plus en plus dépendante de l’aide de sa fille qui, habitant le même village, lui rendait visite quotidiennement. Mais, avec le temps, Suzanne acceptait de moins en moins facilement l’aide et les soins de sa fille. Elle refusait de prendre sa douche, n’acceptait pas que Jacqueline veuille faire le ménage et jeter les détritus accumulés, les aliments avariés dans le frigo, ne voulait plus se nourrir que de son café au lait… Finalement, Suzanne a dû être hospitalisée.

C’est à l’occasion de cette hospitalisation que sa fille a appris que sa maman avait la maladie d’Alzheimer. Elle tombait des nues car, jusque là, le médecin traitant de sa mère avait bien évoqué une fois des « troubles neuro-dégénératifs », mais sans autre précision et sans y accorder plus d’importance, comme s’il s’agissait de quelque chose de bénin, d’un affaiblissement dû à l’âge. Maintenant que Jacqueline a compris le diagnostic – la maladie d’Alzheimer –, elle se sent coupable : ignorante de la maladie dont souffrait sa mère, elle n’avait pas compris ses réactions, elle la reprenait, la grondait, essayait de lui faire entendre raison, lui demandait de faire des efforts… « Si on m’avait dit que c’était la maladie d’Alzheimer, j’aurais mieux compris les comportements de ma mère, j’aurais réagi tout différemment et j’aurais cherché de l’aide ! »

Cette histoire nous montre combien il aurait été important que le médecin explique clairement, avec des mots simples et compréhensibles, les troubles dont souffrait Suzanne. Au lieu de quoi il s’est contenté de prononcer une « formule technique », sans se demander si la fille comprenait de quelle maladie souffrait réellement sa maman. Jacqueline m’a raconté comment se passaient les consultations chez le médecin : « Il félicitait ma mère du bon état de son cœur, de l’absence de diabète et de cholestérol, de ne pas faire son âge, et coupait court si je lui disais que ma mère n’allait pas si bien, qu’elle n’était plus tout à fait elle-même. » Dans cette histoire, le médecin, par une légèreté incompréhensible, a formulé son diagnostic sans le prendre au sérieux, comme s’il s’agissait d’une bagatelle, privant ainsi Jacqueline d’une juste compréhension de la maladie de sa mère qui lui aurait permis d’avoir les bonnes réactions et, surtout, qui lui aurait évité toutes ces années de frustration et de souffrance.

Comment bien faire ?

En premier lieu, il est primordial d’utiliser des mots que le malade et son proche connaissent et qui leur font comprendre sans ambiguïté la nature et la gravité de la maladie. Si les termes techniques peuvent être utiles – et gratifiants ! – entre spécialistes, ils sont parfaitement déplacés devant un malade ; ils ne font qu’embrouiller ses idées et renforcer son angoisse et sa souffrance. Non seulement le médecin expliquera la nature de la maladie de manière compréhensible, sans rien omettre de sa gravité et de son évolution, mais il s’assurera, tout au long de l’entretien, que le malade l’a bien compris. Il importe aussi d’écouter les questions du patient et de son proche, même si celles-ci paraissent déroutantes : en les posant, ils tentent de clarifier leur compréhension de ce qui leur arrive, mais ils expriment aussi leur angoisse, leur désarroi devant la maladie qui les frappe.

On comprend dès lors qu’un tel entretien demande du temps et des conditions propices : il se fera en tête-à-tête, dans un lieu adapté, et sans précipitation. Le patient doit comprendre que son médecin a réservé du temps pour lui, qu’il a veillé à ne pas être dérangé, qu’il ne l’abandonnera pas avant d’avoir répondu à toutes ses questions.

C’est la capacité d’empathie du spécialiste qui aidera le malade à mieux accepter ce qui lui tombe dessus. Il doit sentir que son médecin ne le laissera pas tomber, qu’il va l’accompagner dans la suite des événements. C’est ainsi que souvent – presque toujours – un seul entretien n’est pas suffisant ; le mieux est de prévoir d’emblée une autre rencontre, au cours de laquelle le malade pourra poser les questions qui lui seront venues après le premier choc, une fois rentré chez lui.

Si le malade a un proche aidant, il est important de l’associer dès le début à l’annonce d’un diagnostic grave. Sa présence, sa vision différente des choses, son soutien sont une aide précieuse pour le malade.

En outre, et cela est malheureusement encore l’exception, le malade autant que son proche devraient pouvoir bénéficier, le plus tôt possible, d’un soutien psychologique qui leur permettra d’exprimer leurs émotions, de mieux comprendre ce qui leur arrive et d’envisager l’avenir avec plus de clairvoyance.

Enfin, le médecin devrait informer son patient – en lui fournissant de la documentation – de l’existence d’associations de patients, de groupes de parole pour patients souffrant de la même maladie, de groupes de paroles pour proches aidants. Cela est malheureusement très rarement le cas, et c’est ainsi que je vois arriver dans mon bureau des proches aidants qui, au bout du rouleau après des mois d’accompagnement de leur malade, ignoraient complètement l’existence de ces aides.

Conclusion

On me pardonnera de prêcher pour ma paroisse : je pense qu’un psychologue devrait être présent auprès du patient dès l’annonce du diagnostic. À  côté de la parole médicale, scientifique et technique, le psychologue fera entendre une autre parole – celle de l’empathie, du lien à l’autre, du partage – qui aidera le malade et son proche à entrer dans une pleine compréhension de ce qui leur arrive.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que face à la maladie chronique et à l’angoisse de la mort, la médecine et ses traitements médicaux restent insuffisants. Car ce n’est plus la guérison qui est le but et l’enjeu, mais bien la brutale réalité d’une fin de vie et de l’approche de la mort. Et cette perspective exige une attention, un soutien, une présence auprès du malade et de ses proches d’un tout autre ordre et auxquels chacun devrait apporter ses compétences propres : médecin, psychologue, infirmier, agent pastoral…

Au vu de l’évolution actuelle de la médecine et des hôpitaux vers toujours plus de technicité et de rentabilité, on peut se demander si mes réflexions et mes propositions ne sont pas condamnées à rester du domaine du rêve ou du vœu pieux.