La madeleine de Proust
Parmi les symptômes associés au coronavirus, on mentionne fréquemment la perte du goût et de l’odorat. Tous les psychologues connaissent bien l’importance de ces deux sens dans notre vie psychique, et en particulier dans certaines capacités de notre mémoire.
Nous en trouvons une très belle illustration dans l’épisode bien connu de « la madeleine de Proust », qui se trouve au début de La Recherche du temps perdu, l’immortelle somme romanesque de Marcel Proust (1871 – 1922).
Le personnage principal du roman, un jeune homme d’une vingtaine d’années, rentre un jour à la maison où sa mère lui a préparé une tasse de thé et « un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines, qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques ». Il « porte à ses lèvres une cuillerée du thé où il a laissé s’amollir un morceau de madeleine » et voilà que le miracle se produit. Le héros est submergé par une sensation de bonheur intense ; et il comprend que cette joie est liée au parfum du thé, au goût de la madeleine et aux souvenirs que ces sensations éveillent en lui. Il revoit un moment de son enfance à Combray, la petite madeleine que sa tante Léonie lui offrait le dimanche matin, lorsqu’il allait lui dire bonjour dans sa chambre. Et bientôt remontent à sa mémoire la « vieille maison grise », le jardin, la place du village, les rues, le chemin de la promenade, tout ce paysage des vacances d’autrefois à Combray.
L’auteur conclut ce passage par une explication de ce qui s’est passé, où il reconnaît l’importance primordiale du goût et de l’odorat : « Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
L’histoire de la madeleine de Proust illustre à merveille ce que nous entendons sous le mot de réminiscence.
La réminiscence
Tentons une définition. La réminiscence est l’émergence d’un souvenir lointain provoquée par une sorte d’écho – émotionnel et affectif – entre une situation présente et un moment du passé. Une saveur, une odeur nous rappellent soudain, avec plus ou moins de force et de précision, la même saveur, la même odeur perçues dans un lointain passé. Mais pourquoi ce privilège du goût et de l’odorat ? Tout simplement parce que ces deux sens « sont exceptionnellement sentimentaux ; ce sont les seuls sens directement connectés à l’hippocampe, centre de la mémoire à long terme du cerveau », écrit Jonah Lehrer dans son étude : Proust était un neuroscientifique (Laffont, 2011). Ce qui ne veut pas dire que la vue et le toucher ne peuvent pas être à l’origine de réminiscences, mais celles-ci seront moins puissantes, moins riches. Ailleurs dans le même ouvrage, Marcel Proust évoquera la vue de trois arbres se détachant dans un paysage ou la texture d’une serviette de bain ; ces sensations auront aussi le pouvoir de faire surgir dans le présent tout un pan du passé.

La réminiscence est un phénomène naturel et universel. Qui n’a pas connu de ces remontées soudaines d’une image, d’un moment du passé, provoquées par la saveur d’un met, le parfum d’une fleur ou d’un être aimé, l’odeur d’un vieux livre, la vue d’un coin de paysage ou la texture d’une étoffe ?
Une photographie peut aussi être à l’origine d’une flambée de souvenirs. (Lire le texte ici !)
Les vertus de la réminiscence
La notion de réminiscence est étudiée en psychologie depuis les années 80. Les spécialistes énumèrent un certain nombre de bienfaits que les réminiscences peuvent apporter dans le psychisme des personnes qui s’y laissent aller, et en particulier des personnes âgées.
Renforcer son identité. Retrouver des moments de son passé, les revivre par l’imagination, y reconnaître des émotions anciennes renforcent, consolident l’identité de la personne ; cela lui permet de voir son histoire comme un cheminement au cours duquel les épisodes de sa vie ont comporté une certaine unité, une certaine cohérence. Cela contribue à donner du sens à sa vie.
Résoudre les problèmes. Les souvenirs des moments de faiblesse et des épreuves que l’on a affrontés, des échecs que l’on a surmontés peuvent aider à faire face aux difficultés dans le présent. Ils nous rappellent ce dont on a été capable autrefois. Ils servent d’exemples pour mieux comprendre et régler les problèmes actuels. J’entendais l’autre jour un petit vieux qui, face aux inquiétudes provoquées par le coronavirus, évoquait les angoisses vécues pendant la Deuxième guerre ; cela lui permettait de relativiser la situation actuelle, cela lui rappelait qu’il avait surmonté des inquiétudes bien plus graves.
Aider les autres. Les réminiscences d’expériences vécues dans sa jeunesse peuvent servir de leçon et d’exemple pour autrui. Un vieil homme se souvient de ses débuts chaotiques dans la vie, de la peine qu’il avait à trouver sa voie ; ce qui ne l’a pas empêché de connaître plus tard une belle réussite dans le commerce. Le récit de ce mauvais départ et de ce succès peut servir à aider un plus jeune qui rencontre les mêmes difficultés, à lui montrer qu’il y a toujours des raisons de faire confiance à la vie.
Se rapprocher des autres. C’est un des grands plaisirs des rencontres entre vieux amis que d’évoquer des souvenirs du « bon vieux temps », de réveiller ces moments du passé qui nous semblent, avec le temps, de plus en plus lumineux. Et dans ces rappels des neiges d’antan, chacun se dévoile un peu, livre des recoins secrets de sa vie, prend un malin plaisir à enjoliver certaines anecdotes ; tout cela enrichit la conversation, mais surtout consolide et rend plus précieux les liens de l’amitié.
Surmonter l’ennui. Les années de la vieillesse et du grand âge peuvent par moments être plombées par l’ennui. La société n’a plus besoin de nous, on ne sert plus à rien, le monde nous oublie, la mort nous attend au bout du chemin. On passe ses journées à se demander quoi faire, on s’ennuie. Face à ce sentiment de vide, à cet environnement peu stimulant, les souvenirs peuvent apporter des moments de joie ; on se rappelle les victoires, les réussites, les belles rencontres, les tâches accomplies, les récompenses… Pour s’apercevoir qu’en fin de compte nous avons eu une belle vie. Ce regard rétrospectif peut changer notre manière de vivre dans le présent et de regarder les années qui restent.
Se préparer à partir. La chaîne de nos souvenirs, si nous la reconstituons avec un peu persévérance, peut nous permettre de comprendre qu’il vient un moment où « la boucle est bouclée », comme on dit. On se rend compte que notre vie ressemble à toutes les histoires : elle a eu un commencement, elle a connu des péripéties, des retournements de situation, et maintenant elle va inéluctablement vers son dénouement. C’est cette compréhension en profondeur du sens de notre vie qui peut nous aider à accepter l’idée de la mort, à l’accueillir comme la conclusion naturelle d’une belle histoire.
La mémoire des morts. Nous ne sommes pas seuls dans nos souvenirs, nous y côtoyons nos amis, nos proches, nos morts. L’évocation des souvenirs est une façon de faire revivre nos disparus, de leur conserver une place dans notre mémoire et dans notre cœur. Ce n’est pas seulement notre passé qui revient dans nos réminiscences, c’est aussi celui de tous ceux que nous avons connus, accompagnés, aimés.
Pourquoi les réminiscences et les souvenirs sont-ils surtout l’affaire des vieillards ?
L’entrée dans la vieillesse et dans le grand âge conduit à une nouvelle appréciation du temps. Approchant de la fin de la vie et n’ayant devant soi que la maigre perspective de « la dernière ligne droite », il est naturel que l’on prenne plaisir à se retourner vers le vaste paysage de son passé. L’idée selon laquelle « les personnes âgées vivent de mémoire plutôt que d’espoir » comporte une grande part de vérité, à condition que l’on n’assimile pas cette tendance à parler de son passé à du radotage de vieillard, comme on l’entend encore trop souvent. C’est tout sauf du radotage ; c’est un ressassement heureux, joyeux des événements forts qui ont façonné notre personnalité tout au long de notre vie.
Et la mécanique de la mémoire vient en quelque sorte au secours du vieillard, en conservant de plus en plus vivaces les souvenirs lointains, ceux de l’enfance, pendant que les souvenirs récents se perdent de plus en plus rapidement dans les sables du temps. Les spécialistes ont une explication à ce phénomène : avec l’âge, les faits récents s’effacent parce qu’ils ont de moins en moins d’importance dans la vie du vieillard, alors que les vieux souvenirs, et surtout ceux qui sont fortement chargés d’affectivité, reviennent avec toujours plus de force parce qu’ils ont forgé notre personnalité. Tout se passe comme si, en avançant vers la fin de la vie, s’imposait naturellement une sorte de retour vers les commencements, comme si le peu de poids du temps qui reste pouvait être compensé par la longueur du temps passé.
L’émergence des réminiscences chez les personnes âgées, ce retour d’intérêt pour les choses du passé, n’est pas seulement un repli nostalgique vers les neiges d’antan ; l’afflux des souvenirs favorise un vrai travail de construction et d’élaboration psychique, qui fait partie de ce qu’on appelle un bilan de vie. Ce bilan, cet inventaire du vécu, ce travail de réconciliation avec son passé sont nécessaires à l’équilibre psychique des personnes âgées.
Mes madeleines
Nous avons tous nos madeleines qui, chaque fois que nous les retrouvons dans notre vie – leur parfum, leur goût, leur vue, leur contact –, évoquent immédiatement pour nous un moment du passé. Et ces retrouvailles avec les jours anciens nous procurent des émotions intenses.
Vous me permettrez, en ce premier jour de l’an, de vous en raconter quatre qui me sont personnelles.
Le Goulasch de mon Père. Comme vous le savez peut-être, je suis née en Hongrie, le pays du goulasch. Et chaque fois que l’occasion m’est donnée de déguster un goulasch – un vrai, relevé et piquant à souhait –, me revient le souvenir du goulasch que nous préparait mon père. Nous avions un jardin en dehors de Budapest et c’était là que, les week-ends d’été, nous avions droit au goulasch de mon père. Il s’y prenait dès le matin, découpant les viandes en petits morceaux qu’il faisait revenir dans du saindoux, des oignons et du paprika, lavant et coupant les légumes, préparant les épices. Il jetait ensuite le tout dans le grand chaudron accroché au-dessus du feu qui crépitait. Il n’y avait plus qu’à attendre. Peu à peu, un parfum incomparable embaumait le jardin. Quelques heures plus tard, nous nous retrouvions autour de la table et mon père nous apportait les bols remplis à ras bord du goulasch qu’il était allé puiser à la louche dans le chaudron. En nous regardant déguster les premières cuillerées, il avait un petit sourire, et la phrase rituelle sonnait : « Il est exactement comme celui de ma mère ! Il est parfait, comme d’habitude ! »
Le Dessert de l’Empereur. Le Kaiserschmarrn est un dessert qui remonte au temps de l’empire austro-hongrois. « Kaiserschmarrn » signifie : « les miettes de l’empereur ». Ce dessert est très facile à préparer : c’est une sorte de pâte à crêpe sucrée servie en petits morceaux (les miettes) et saupoudrée de sucre fin. Nous, les enfants, nous adorions ce dessert, parce que nos parents ne manquaient jamais de nous rappeler que nous étions en train de savourer des « miettes de l’empereur ». Nous avions un peu le sentiment d’être invités à la table de François-Joseph, nous n’étions pas loin de penser que notre modeste cuisine était pour un moment une annexe du palais impérial à Schönbrunn et que Sissi pouvait surgir à tout instant.
C’est au Tirol, où je passais des vacances il y a deux ans, que, à ma grande surprise, j’ai retrouvé des Kaiserschmarrn au dessert : c’était soudain comme si toute mon enfance s’ébattait dans mon assiette !
Le Foie gras de Noël. Le foie frais, ainsi que la graisse d’oie, indispensable, venaient des oies de mes grands-parents, qui vivaient à la campagne. C’était mon père qui le préparait, quelques jours avant les fêtes. Il dosait minutieusement le foie, la graisse, le paprika et quelques autres épices, avant de mettre le tout sur le feu. Aux grandes occasions, il ajoutait une giclée de Tokaj, ce vin doux hongrois dont Louis quatorze disait que c’était « le vin des rois et le roi des vins ».
Mais ce qui reste dans ma mémoire avec le plus de vivacité, ce n’est pas tellement le foie gras que, quelques jours après Noël, les tranches de pain tartinées avec la graisse d’oie qui restait et qui, en refroidissant, s’était cristallisée. Ce met me rappelle un autre goûter très courant dans mon enfance : les tranches de pain tartinées au saindoux et saupoudrées de paprika, avec des rondelles d’oignon doux.
Le Concert du Nouvel An. Un peu avant midi, chaque premier janvier, mon père, ma mère et moi, nous nous retrouvions au salon pour assister au concert du nouvel an diffusé à la télévision. Mes premiers souvenirs de cette scène familiale remonte au milieu des années 60, j’avais quatre ou cinq ans. Les images étaient en noir et blanc, mais dans mon souvenir, la grande salle dorée du Musikverein à Vienne, les milliers de bouquets de fleurs qui la décoraient jusqu’au plafond, les danseurs, les musiciens et leurs instruments chatoyants sont toujours en couleurs. Pendant la pause, nous nous repliions dans la cuisine, où nous attendaient, gardés au chaud dans le four, le plat de lentilles et les wienerlis accompagnés de raifort. Mon père ne manquait jamais de me rappeler : « Ma fille, finis bien ton assiette et tu auras autant de sous dans ta poche que tu auras mangé de lentilles ! » Naturellement, je les mangeais jusqu’à la dernière. Après quoi nous pouvions retourner au salon pour la suite du concert, et surtout pour le Beau Danube bleu, que nous écoutions religieusement d’un bout à l’autre, et La Marche de Radetzki, que nous chantions à tue-tête en suivant des yeux la baguette du chef d’orchestre.
Ces quatre madeleines se sont pour ainsi dire installées dans ma vie et dans ma mémoire. Il m’est impossible aujourd’hui de déguster un goulasch, des Kaiserschmarrn ou une tranche de foie gras sans que me reviennent, par les trouées de la mémoire, des pans entiers de mon enfance. Et je suis heureuse de constater que, à tant d’années de distance, mon enfance me fait encore signe et que je m’y reconnais comme si j’y étais. S’il est vrai que nous changeons, avec le temps, il est tout aussi vrai qu’il y a en nous quelque chose qui demeure fidèle à des impressions, des émotions, des sentiments qui remontent à nos premiers pas dans la vie.
Conclusion
Pour une fois, je ne vais pas conclure mon Propos par quelques idées générales. Aujourd’hui, je préfère vous proposer un exercice qui vous permettra, mieux que tous les discours, de vous faire toucher du doigt le sens et l’importance de la réminiscence dans la vie psychique. (Attention ! Je m’adresse surtout au plus de soixante ans, car les réminiscences sont un privilège de l’âge.)
Je vous invite à découvrir à votre tour quatre madeleines qui vous sont personnelles. Il est important, si vous voulez retirer tous les bénéfices de cet exercice, que vous preniez le temps de raconter les souvenirs qui vous reviendront, même pour vous-même, que vous laissiez remonter en vous toutes les petites circonstances annexes qui les accompagnent. Vous pouvez le faire en quelques phrases, alors que Marcel Proust y a consacré plus de 2’000 pages !
Et pour terminer en beauté : je vous invite à vous immerger dans le monde de Marcel Proust. Son livre est une voie royale vers le monde de la mémoire, de la réminiscence, du souvenir et du Temps.
Je vous propose deux voies d’accès :
1. Pour les courageux : vous pouvez lire ou relire : À la recherche du temps perdu. Cela représente 2’400 pages, de quoi passer le temps en attendant la fin de la pandémie.
2. Pour les autres, disons les moins hardis, il existe une version en BD, d’ailleurs très bien faite. Pour le moment, 7 volumes ont paru.