publié le 1.1.2020

Douze médaillés de la passion et de la longévité

À Élisabeth Butty, ancienne directrice de l’Institut La Gruyère.
Elle fête aujourd’hui, 1er janvier 2020, ses 90 ans.

 

Au moment où je vous envoie ce message, les douze coups de minuit qui nous ont fait glisser doucement du 31 décembre 2019 au 1e janvier 2020 viennent de sonner. Comment marquer ce moment symbolique qui, même au milieu de la fête et des réjouissances, nous rappelle que nous sommes plus vieux d’une année ? Si vous avez 25 ou 35 ans, cela n’est rien, et vous ne prenez même pas le temps d’y penser ; mais si vous passez de 79 à 80 ans, ou, encore mieux, de 89 à 90 ans, vous ne pouvez manquer de vous dire que cela commence à faire beaucoup.

Finalement, j’ai choisi de vous raconter 12 histoires, une pour chaque coup de minuit ou pour chaque mois de l’année. Je les ai choisies parce que chacune d’elles nous présente une image de la vieillesse et de l’âge qui peut nous enchanter ; les douze personnages que je vais vous présenter ont, chacun à sa manière, trouvé le secret de vieillir avec panache ; les uns ont trouvé ce secret au cours d’une vie toute simple, à la portée de tous ; les autres avaient été dotés, dès leur naissance, du privilège du génie ou de la fortune ; mais les uns comme les autres ont su, le moment du grand âge venu, trouver de nouveaux défis, une nouvelle envie de vivre…

Leur secret ? La règle des quatre « P » ! J’y reviendrai plus tard.

  1. Stanislaw Kowalski

À tout seigneur, tout honneur : je commencerai pas Stanislaw, qui est l’aîné de ma galerie des médaillés de la passion et de la longévité, puisqu’il est né le 14 avril 1910 en Pologne. Il s’achemine donc aujourd’hui vers ses 110 ans. Mais c’est à l’âge de 104 ans, le 10 mai 2014, qu’il a reçu la récompense de sa ténacité et qu’il a réalisé l’exploit de sa vie : ce jour-là, il a établi le record d’Europe du 100 mètres pour les plus de cent ans – eh oui, ça existe ! – en courant la distance en 32 secondes 79. Stanislaw était le premier centenaire européen à réussir à parcourir cette distance au pas de course et sans pause !

Il avait pourtant été devancé dans son exploit sportif par un Japonais, Hidekichi Miyazaki, qui avait établi le record mondial du 100 mètres pour les plus de cent ans en courant la distance en 29 secondes 83 ; il faut toutefois préciser que ce dernier n’avait que 100 ans au moment où il a réalisé sa performance !

Le 22 mars 2018, Stanislaw est devenu le doyen de la Pologne, à l’âge de 108 ans. Et il continue à courir…

  1. Iris Apfel

Iris est la doyenne de mes « dames d’honneur ». Elle est née le 29 août 1921 à New York ; elle se dirige donc allègrement vers ses 99 ans. En 2015, et après 67 ans de mariage, elle a perdu son mari, Carl, qui venait de fêter ses 101 ans. Ils ne sont certes pas nombreux, les couples dont chacun des deux conjoints a pu, à un moment, fêter les 95 ans de l’autre ! Iris a eu beucoup de mal à surmonter la perte de son mari, mais « l’envie de travailler, de créer, c’est ce qui m’a fait sortir du lit. Et maintenant, je travaille encore plus, pour oublier son absence. Rester active me maintient en vie ! »

Iris est célèbre à plusieurs titres. D’abord, comme architecte d’intérieur, elle a décoré les appartements et les bureaux de 9 présidents des États-Unis, de Harry Truman à Bill Clinton. Créatrice de bijoux et de vêtements, elle a vu ses œuvres exposées au Metropolitan Museum Art à New York.  Passé la huitantaine, elle a été choisie comme mannequin par de grandes maisons de mode, entre autres Estée Lauder et Tag Heuer, et elle est devenue une véritable « icône gériatrique », comme elle se plaît volontiers à dire, non sans malice. Mais la célébrité ne lui a pas fait perdre son humour et son sens critique : « Même si j’ai un million d’abonnés sur mon compte Instagram, je suis contre les réseaux sociaux. Je pense qu’ils sont une régression pour l’humanité ! » En 2018, son livre, Icône malgré moi. Rêveries d’une starlette gériatrique, a été traduit en français. Elle y affirme : « Mon credo, c’est de vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Il arrivera bien un moment où je finirai pas avoir raison. »

  1. René de Obaldia

René de Obaldia est né le 22 octobre 1918 à Hong Kong ; son père y était consul du Panama. À sa naissance, sa constitution malingre ne laissait pas espérer qu’il vivrait plus de quelques jours. Son père était l’arrière-petit-fils d’un président de la République du Panama et sa mère, d’origine picarde, était la cousine de l’actrice Michèle Morgan. Touche à tout, il a été le parolier de Luis Mariano et le partenaire de Louis Jouvet au cinéma. Mais la célébrité lui viendra grâce à son œuvre littéraire, principalement des pièces de théâtre dont la plus célèbre restera Du vent dans les branches de sassafras, avec Michel Simon dans le rôle principal. Il a été élu à l’Académie française en 1999. En 2020, il est le plus vieil académicien de tous les temps, dépassant Claude Lévi-Strauss.

En 2017, il publie son dernier livre, une sorte de testament, Perles de vie. Précis de sagesse portative. Il s’agit d’un recueil de citations rassemblées tout au long d’une vie, qu’il livre à ses lecteurs comme une sorte de testament. Je ne résiste pas au plaisir de citer la courte préface qu’il a donnée à son livre ultime :

« Chers lecteurs. Je vais bientôt me quitter. Oui, disparaître de cette planète. Et il m’est venu à l’idée de rassembler quelques pensées, citations, engrangées tout au long de mon existence, et de vous les léguer, dans l’espoir que pour vous aussi, elles seront source de réflexions, de méditations, voire matière à rire et à pleurer. Chers lecteurs, chers obaldiens, à vous, selon vos affinités, vos humeurs, de vous approprier une perle rare. Je vais maintenant prendre congé de vous non sans vous gratifier d’un proverbe bantou : « Mon ami n’est pas mort puisque je vis encore. »

  1. Yvonne Abgrall

Si vous habitiez dans les environs de Lisieux, vous auriez sûrement aperçu Yvonne au volant de sa Peugeot 203 de 1954 ! C’est une magnifique berline noire achetée il y a 65 ans pour 635’000 anciens francs, soit un peu plus de 1’000 de nos francs. Tous les quinze jours, Yvonne se rend à Lisieux pour faire ses courses : « Ma voiture, c’est la clé de mon indépendance. » Pour la démarrer, il faut ouvrir le capot. « Il faut faire un appel d’essence parce que la pompe se désamorce ; c’est simple comme tout, il n’y a rien d’électronique ! » Il n’est pas question pour elle de changer de voiture : « J’ai peur dans les voitures récentes, ce n’est pas solide, alors que la mienne, c’est du costaud. »

Mais cette titulaire du « Permis de conduire les automobiles » depuis 1952 connaît ses limites ; c’est elle qui prendra la décision d’arrêter de rouler : « Il faut être prudente et savoir ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut plus ! »

Mais, au fait, quel âge a notre automobiliste ? Yvonne est née le 23 septembre 1924 en Normandie. Cela lui fait donc 95 ans au compteur !

  1. Christian Chenay

Christian est le plus vieux médecin de France toujours en activité. Il est né le 20 juin 1921, il a donc 98 ans. Il reçoit encore ses patients deux fois par semaine à son domicile de Chevilly-Larue, dans le Val-de-Marne, et sans rendez-vous. « Je prends les trente premiers arrivés », déclare-t-il. Sa salle d’attente est toujours comble !

Le plus inouï, c’est la manière dont il se fait payer. Lorsqu’il estime qu’il a gagné une somme correspondant à un salaire correct et honnête, il décide de ne pas faire payer les plus nécessiteux, qui sont souvent les plus vieux de ses patients. Voilà une belle leçon pour nos médecins, qui pourraient, par cette méthode, contribuer pour une grande part à résoudre le problème du coût de la santé dans notre pays !

« J’aimerais avoir moins de patients, mais je suis le seul à recevoir sans rendez-vous. » Ses patients, dont certains le sont depuis plus de quarante ans, ne tarissent pas d’éloge à son sujet : « Il a un cœur gros comme ça, il sait nous écouter… » Et les petits roupillons du docteur pendant les consultations n’entament jamais leur confiance.

Et en-dehors de ses consultations, que fait notre bon docteur ? D’abord il se tient au courant de toutes les nouveautés médicales et il continue à suivre des cours de formation. Dans les années 60, ses recherches sur l’hypertension lui ont même valu de figurer dans le Who’s Who américain.

Il vient de publier un livre de souvenirs et de réflexions dont le titre est tout un programme : Et si la vieillesse n’était pas un naufrage ? Seniors, réveillez-vous !

  1. Johanna Quaas

Johanna est la sportive de ma sélection. Elle est née en Allemagne de l’Est le 20 novembre 1925, ce qui lui fait aujourd’hui 94 ans. Elle a participé à sa première compétition en tant que gymnaste en 1934, elle avait neuf ans. La passion de la gymnastique ne l’a plus quittée et a rempli sa vie : comme entraîneuse, elle a formé des générations de gymnastes tout au long de sa carrière professionnelle. La retraite venue, elle a décidé de s’inscrire à toutes les compétitions de gymnastique, catégorie Seniors. Entre 2000 et 2011, donc de 75 à 86 ans, elle les a toutes remportées. Ses rivales sur le tapis étaient souvent des « jeunettes de 70 ans ».

Mais c’est en 2012 qu’elle a connu soudain une notoriété mondiale : sa performance de gymnaste a été filmée et mise sur You Tube. La vidéo a été visionnée plus de trois millions de fois…

Quand on lui demande ce que lui apportent toutes ces heures d’entraînement passées sur le tapis ou aux engins, sa réponse est à la fois pleine de sagesse et de modestie : « Quand on est en forme, on maîtrise mieux sa vie. Regardez-moi, à 94 ans, je lave encore mes carreaux et je cueille des fraises pour en faire de la confiture qui va me tenir tout l’hiver. »

  1. Marcel Conche

Marcel Conche est aujourd’hui l’un des philosophes les plus importants non seulement en France, mais dans toute la communauté philosophique mondiale. Et pourtant, si on avait prédit cela au petit garçon né le 27 mars 1922 dans un petit village de la Corrèze, d’un père modeste cultivateur et d’une mère décédée peu après l’accouchement, il aurait sans doute eu beaucoup de mal à le croire. Mais son intelligence précoce et sa curiosité insatiable l’ont assez vite fait remarquer de ses maîtres. La modestie des moyens financiers de son père ne lui a pas permis de suivre la voie la plus rapide – lycée, grandes écoles, université – pour accéder au sommet, c’est-à-dire à un poste de professeur à l’université ; il a dû suivre des voies de traverses, il a d’abord été instituteur, puis professeur dans des collèges et des lycées, avant d’être nommé à la chaire de métaphysique à la Sorbonne. Il avait à ce moment-là 56 ans.

Il y a quelques années, Marcel Conche est revenu vivre dans son village natal, Altillac, et dans la maison où il avait vu le jour 98 ans plus tôt ! Il continue à réfléchir, à écrire, ce qui ne l’empêche pas de rester attentif aux autres.

À ce propos, vous me permettrez de vous raconter ma rencontre épistolaire avec notre philosophe. Il y a quelque temps, je me suis dit : « Et si je demandais à Marcel Conche de répondre à mon questionnaire ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Je lui envoie une lettre – par la poste, car notre sage n’a pas d’internet – à laquelle je joins quelques exemples de questionnaires déjà remplis et quelques-uns de mes propos. Une petite semaine plus tard, je découvre dans ma boîte aux lettres une enveloppe un peu jaunie – elle doit dater des années cinquante – qui porte mon adresse, écrite d’une main tremblante, et qui contient la feuille de mon questionnaire, un peu chiffonée. Marcel Conche a griffonné ses réponses en tout petits caractères entre les lignes, dans les marges et au verso. J’ai parfois dû me munir d’une loupe pour les déchiffrer ! Il a également glissé dans l’enveloppe une photo de lui au verso de laquelle il a écrit : « Marcel Conche à un âge moyen. Pour Marianna Gawrysiak, avec mes fidèles pensées. » Je dois reconnaître que ce courrier m’a bouleversée : l’un des grands philosophes de notre époque qui prend le temps de réfléchir à mes questions sur le vieillissement, de rédiger des réponses dans lesquelles il met toute sa sagesse (les lire ici) ; c’est à cette générosité et à cette gentillesse que l’on reconnaît, au-delà du grand philosophe, un authentique humaniste…

L’œuvre de Marcel Conche est vaste. Elle compte plus d’une cinquantaine de volumes traitant les grandes questions de la philosophie : la nature, la mort, le bien et le mal, la morale, la foi, le temps, l’amour… Mais elle comporte également un versant autobiographique, beaucoup plus accessible et toujours passionnant. Je citerai, parmi ceux que j’ai lus avec plaisir et émotion, Épicure en Corrèze, Avec des « si ». Journal étrange I, et Parcours. Journal d’une vie intellectuelle.

  1. Elisabeth II, reine d’Angleterre

En tant que Hongroise, mes aïeux ont appartenu à l’empire austro-hongrois ; il m’en reste une fibre monarchiste que je me plais à exhiber de temps en temps, au grand désappointement de mes amis démocrates. C’est ainsi que j’ai plaisir à faire figurer dans ma sélection des médaillés de la passion et de la longévité la reine d’Angleterre, Elisabeth II.

Elisabeth Alexandra Mary – je me risque à l’appeler par ses prénoms, familiarité qui la froisserait sans doute un peu – est née le 21 avril 1926. En février 1952, elle est en voyage au Kenya en compagnie de son mari, le prince Philip, lorsqu’elle apprend la mort de son père, le roi George VI. La cérémonie du couronnement, qui a demandé une préparation minutieuse dans tous ses détails, a lieu un peu plus d’une année plus tard, le 2 juin 1953. Elisabeth a vingt-sept ans. Son règne sera le plus long de toute l’histoire de l’Angleterre : demain le 2 janvier 2020, il aura duré 67 ans et 7 mois exactement.

Quinze premiers ministres ont défilé successivement dans son cabinet pour l’entretien hebdomadaire avec la reine, de Winston Churchill – la grandeur, le courage et la stature d’un grand homme – à Boris Johnson – le démagogue et le populiste vulgaire ! Elle a donc été un témoin direct – et impassible – de la dégradation progressive des mœurs politiques de notre époque…

Allocution de Noël 2019.

Une anecdote court les couloirs du palais de Buckingham : on sait que le respect des convenances a toujours été pour notre reine une règle intangible et elle ne saurait en aucun cas y déroger. Ainsi, lors des cérémonies et des repas officiels, il est hors de question que la reine prenne l’initiative de décider que cela a assez duré ou qu’il faut parler d’autre chose. Elle a donc mis au point un système de codes secrets qui lui permet d’indiquer au maître de cérémonie qu’il est temps de conclure : si elle fouille dans son sac, cela veut dire que c’est le moment de finir ; si elle pose son sac à terre, c’est plus grave, il est urgent de partir… Elle peut même orienter les discussions : si elle tourne sa bague, ses conseillers doivent comprendre qu’il faut changer de sujet de conversation…

Mais c’est le courage et une détermination inébranlable dans la défense des valeurs auxquelles elle croit que j’admire le plus chez cette grande dame de 93 ans. Au cours de sa vie personnelle, elle a eu à affronter bien des épreuves ; les séparations et le divorce de trois de ses enfants, la mort de sa belle fille, lady Di, le décès de sa mère et de sa sœur en 2002. Quant à son rôle de reine, elle en a rempli toutes les obligations officielles sans jamais y manquer, et cela avec la dignité et la simplicité qui lui valent, encore aujourd’hui, le soutien presque unanime du peuple britannique. Vive la reine !

  1. Menahem Pressler

Menahem, né le 16 décembre 1923 à Magdebourg, continue de donner des concerts et des récitals de piano partout dans le monde. À 96 ans, il est encore capable de jouer par cœur les chefs-d’œuvre du répertoire, comme les sonates de Beethoven ou les études de Chopin.

Il a grandi au sein d’une famille juive allemande de la bourgeoisie moyenne. Son père faisait le commerce du tissu et possédait une boutique en ville, qui a été détruite par les nazis au moment de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Par une série de chances presque miraculeuses, la famille de Menahen a réussi à fuir l’Allemagne, d’abord vers la Pologne, puis vers Israël. Mais ses grands-parents, ses oncles et ses tantes, ses cousins et ses cousines sont tous morts à Auschwitz. « Pendant des mois et des mois, je me suis retrouvé dans un état de désespoir et de prostration totale », se souvient celui qui était encore un adolescent au moment de l’exil.

Il était encore enfant lorsqu’il a commencé à étudier le piano. Ensuite, en Israël d’abord, puis aux Etats-Unis où sa famille avait émigré après la guerre, il a continué ses études musicales avec les plus grands maîtres. Pendant quelques années, il a joué avec des orchestres ou seul, dans des récitals qui lui ont rapidement valu un certain succès. Mais c’est en 1955, avec la création du Beaux-Arts Trio – piano, violon et violoncelle – que commence la grande carrière de Menahem. Cette formation, dont les membres changeront au cours des années, mais toujours autour du piano de Menahem, donnera plus de 6’000 concerts dans le monde et restera 54 ans en activité, jusqu’à son concert d’adieu au Festival Mendelssohn, à Leipzig, le 23 août 2009. « Je crois que c’est mieux que les Rolling Stones, non ? », commente le pianiste. Il avait 86 ans ! Mais la disparition du trio n’empêche pas notre nonagénaire de continuer à parcourir le monde, à jouer, du haut de ses 96 ans, devant des salles combles et à enregistrer des disques. En 2015, il avait 95 ans, il a obtenu un « Classique d’Or » pour un enregistrement de sonates de Mozart. Mais qu’est-ce qui le motive ainsi à ne jamais prendre sa retraite ?

« Ce n’est pas seulement que je fuis l’oisiveté : si je reste plus de quarante-huit heures loin de mon clavier, j’ai le sentiment physique de m’étioler, de négliger ma santé. C’est un besoin organique : mes doigts éprouvent vite la nostalgie des touches. Nombreux sont ceux de mes amis qui, au terme d’une carrière médicale ou financière, ont choisi de se retirer sous le soleil de Floride pour jouer au golf ou promener leur chien sur la plage à vélo ; mais moi aussi j’ai une activité physique soutenue : je pratique doubles-notes et arpèges, je me produis sur scène, je traverse les fuseaux horaires en avion… C’est plus efficace qu’un vélo d’appartement ! »

  1. Agnès Kasparkova

Jusqu’à l’âge de la retraite, Agnès a travaillé dans une exploitation agricole. Comme tout le monde, elle observait avec admiration les quelques femmes de son village, Louka, qui décoraient leur maison de peintures, perpétuant ainsi une vieille tradition locale. Ce n’est qu’après sa retraite qu’Agnès décida de s’y mettre aussi ; elle n’avait aucune formation artistique, n’avait jamais appris à dessiner ou à peindre, mais elle faisait confiance à son inspiration et à son enthousiasme.

Et depuis lors, elle passe ses printemps et ses étés à orner de dessins et de peintures les murs des maisons, des monuments, des chapelles de son village. Elle utilise un fin pinceau et une seule couleur, un bleu outremer vibrant. Elle crée des motifs complexes de fleurs, de feuilles, d’épis de blé, inspirés de la tradition morave d’Europe centrale. Lorsqu’elle se propose de décorer un mur, elle ne planifie rien, n’a aucune idée à l’avance de ce qu’elle dessinera ; elle se fie à sa fantaisie et à son imagination.

Aujourd’hui, Agnès à 92 ans, et si vous allez passer quelques jours ce printemps ou cet été dans ce petit village de la République Tchèque, vous ne manquerez pas de croiser Agnès, son petit bidon de peinture et son pinceau à la main, à la recherche d’une façade ou d’un cadre de porte ou de fenêtre à décorer. Et à la longue, c’est tout un village qu’elle a embelli par ses magnifiques fresques.

Quelquefois, lorsque je me promène dans nos villages et que j’observe, avec un peu de mélancolie, la grisaille de nos murs, la monotonie de nos villas cubiques aux grandes baies vitrées aveuglées par de tristes stores, les cours de nos fermes encombrées d’un bric-à-brac d’outils, de machines, de débris entassés à la va-comme-je-te-pousse, je me dis que nous aurions bien besoin d’une Agnès.

  1. Herbert Blomstedt

Ce n’est pas la carrière exemplaire d’Herbert qui m’intéresse ici. Certes, il a dirigé les plus grands orchestres du monde, enregistré des disques qui sont des références – les symphonies de Beethoven, de Sibelius, de Schubert –, été directeur musical et chef principal à Oslo, à San Francisco, à Dresde et ailleurs ; mais cela, beaucoup d’autres l’ont fait comme lui. Non, si je l’ai retenu dans ma galerie des vaillants vieillards, c’est bien sûr en raison de sa persévérance à toute épreuve, d’un enthousiasme toujours renouvelé et de sa longévité.

Herbert est né le 11 juillet 1927 ; il a donc aujourd’hui 92 ans bien sonné. Feuilletons son agenda des prochaines semaines : samedi 18 janvier 2020, concert à Berlin ; dimanche 9 février, concert à San Francisco ; jeudi 20 février, concert à Philadelphie… Ce sera ensuite Cleveland les 27 et 28 février, Chicago le 5 mars, etc., et chaque fois avec un programme différent ! Imagine-t-on l’énergie, la lucidité, la mémoire nécessaires à une telle suite de performances ?

 

  1. Line Renaud

Je suis heureuse de terminer avec une femme, une chanteuse et une comédienne que tout le monde connaît ! Line Renaud, de son vrai nom Jacqueline Ente, est née le 2 juillet 1928 à Nieppe, dans le nord de la France. Elle raconte elle-même avoir commencé sa carrière à l’âge de douze ans, en chantant La Madelon, debout sur un tonneau, dans le café tenu pas sa grand-mère. Son premier grand succès sera, en 1947, Ma cabane au Canada, qui a obtenu le Grand Prix du disque. Par la suite, elle chantera à Paris, suscitant la jalousie d’Édith Piaf, à New York, à Los Angeles, à Las Vegas et à Londres, entre autres. En octobre 2017, elle inaugure une rue portant son nom à Las Vegas.

Parallèlement à cette carrière de chanteuse et d’animatrice de cabaret, elle a joué dans une trentaine de films, une centaine de téléfilms et une quinzaine de pièces de théâtre. Et elle a publié 8 livres, dans lesquels elle raconte sa vie, ses rencontres et livre quelques-uns des secrets de son optimisme.

Aujourd’hui, Line a 91 ans ; elle continue à jouer pour le cinéma et la télévision. On l’a vue récemment dans un épisode du commissaire Magellan et dans Huguette, où elle tient le rôle d’une retraitée sans le sou expulsée de son domicile ; au cinéma dans La Ch’tite famille. Au programme de 2020 : le tournage de Meurtres dans les trois vallées, dans lequel elle tiendra l’un des rôles principaux, et de Un tour chez ma fille, un film de Marc Lavaine.

Mais Line a aussi le goût des autres. Depuis 1985, elle met sa notoriété et sa voix au service de Sidaction, cette association qui mène un combat contre le sida en récoltant des fonds pour la recherche. « J’ai appris à connaître les chercheurs. Ils sont humbles, très humains. Nous, les artistes, nous sommes des passeurs d’émotion ; eux sont des passeurs de vie. »

Elle n’a qu’un regret, lorsqu’elle se retourne sur sa vie : « Une vie de femme n’est pas vraiment accomplie sans enfants. » Mais elle n’en reste pas moins résolument optimiste. En 2019, elle a reçu le prix de la femme la plus optimiste de France. Et son mari, Loulou Gasté, l’appelait « la semeuse de bonheur ».

Ma conclusion

Ces douze personnages sont très différents les uns des autres ; ils ont connu des destinées, suivi des cheminements que rien, à première vue, ne permet de comparer ou de rapprocher. Et pourtant ! Il me semble retrouver chez chacun d’entre eux quelques points communs, cette règle des quatre « P » que j’évoquais au début.

La passion. Les années ne sont jamais parvenues à user en eux la curiosité de la vie qui les poussent encore aujourd’hui à aller de l’avant, à se porter vers l’inconnu pour de nouveaux émerveillements. L’enthousiasme est toujours là, qui leur donne l’énergie et la force de continuer à aller vers les êtres et les choses. « La petite flamme de la vie danse toujours dans leurs yeux », disait le poète.

La persévérance. Mais il ne suffit pas d’avoir envie des choses, de s’enflammer pour un projet ou un défi. Encore faut-il ne pas craindre les difficultés, les fatigues, les obstacles. Il vient toujours un moment où le découragement menace, où l’on est tenté de se dire : « À quoi bon ? » C’est à ce moment-là qu’il faut puiser dans ses ressources, aller chercher au fond de soi les raisons de persévérer, trouver autour de soi, s’il le faut, l’aide qui permettra de franchir le cap. Après quoi, c’est la pleine mer de la victoire sur soi, et sur les années !

La paix avec soi-même. C’est sans doute la condition préalable à toute vieillesse sereine. Comment s’élancer vers de nouveaux défis, continuer à faire danser la vie en nous et autour de nous si nous traînons après nous des bagages qui nous encombres, des boulets qui freinent chacun de nos mouvements ? Se débarrasser des ressentiments anciens, des regrets inutiles, résoudre les vieux conflits qui n’ont plus de sens, se réconcilier avec cet être imparfait que nous avons été, mieux, l’aimer jusque dans ses imperfections, c’est sans doute là le grand secret de toute sagesse.

Le partage. Chez chacune des personnalités que je vous ai présentées, il y a une volonté commune de ne pas se replier sur soi, de ne pas se renfermer ou se complaire dans la solitude. Le pianiste ou le chef d’orchestre continuent à jouer pour un public qui les applaudit et qui leur rend ce qu’ils lui ont donné ; Agnès en fleurissant son village, Christian en continuant à consulter jusqu’au seuil de la centaine manifestent ainsi le souci des autres qui les anime ; le philosophe et l’écrivain continuent à noter leurs pensées sur des feuilles de papier parce qu’ils savent qu’elles aboutiront à un livre et qu’un lecteur prendra plaisir à les lire… Et même Stanislaw courant son cent mètres, lorsque les applaudissements crépitent dans les tribunes, n’y voit-il pas un signe de reconnaissance, de sympathie, une récompense pour l’incroyable effort qu’il a déployé. Partage encore…